Les sentiments

La troisième partie de l’Ethique traite de la vie affective.

Rappelons d’abord que l’homme est constitué d’un esprit et d’un corps et que l’esprit est une idée dont l’objet est le corps. Tout ce que connaît l’être humain est d’abord perception du corps (Spinoza utilise le terme d’affection du corps) et ensuite idée de cette perception.

Rappelons aussi ensuite que l’homme, produit de la Nature, est aussi un degré de puissance, puissance d’agir, de produire des effets dont il est  la cause. Cette puissance d’agir peut donc augmenter ou diminuer.

Dès lors, Spinoza donne la définition suivante du sentiment, qu’il appelle « affect » : «J’entends par affect les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est accrue ou diminué, secondée ou empêchée, et en même temps, les idées de ces affections ».

Ainsi, un sentiment :

  • Est constitué d’une affection du corps (en termes plus modernes, on pourrait parler d’émotion) et d’une idée de cette affection
  • Est une variation de puissance
  • Peut être actif ou passif, selon que nous en sommes la cause totale ou partielle (augmentation ou diminution, aide ou empêchement : modification intervenant soit du dedans, soit du dehors)

Un sentiment est donc un passage à une puissance d’agir supérieure ou inférieure et Spinoza ajoutera  dans une deuxième définition de l’affect : passage par lequel l’esprit est disposé et même déterminé à penser et à désirer telle ou telle chose.

On découvre ici les trois sentiments primaires à partir desquels peuvent être construits tous  les autres sentiments ( secondaires car composés) : la Joie est le passage à une puissance d’agir supérieure, la Tristesse, le passage à une puissance d’agir moindre et le Désir qui est la nature même de l’homme est la disposition à penser à telle ou telle chose et à agir en vue de son obtention.

Ainsi, par exemple, l’Amour est la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ; la Haine, la tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ; la Colère est le désir qui nous pousse, par haine, à faire du mal à celui que nous haïssons.

Roméo, à la vue de Juliette, ressent une forte émotion par laquelle la puissance d’agir de son corps est augmentée, et en même temps, il a l’idée de cette augmentation de puissance : il éprouve une joie à l’idée de Juliette, de l’amour pour Juliette. Cet amour va engendrer le désir de Roméo de se « rapprocher » de Juliette, de la posséder.

Remarquons que Spinoza est le seul, à notre connaissance, à avoir véritablement défini le sentiment d’amour  autrement que par ses effets (le désir de se rapprocher de l’objet d’amour par exemple) et que cette définition montre que ce sentiment traduit plus la nature du sujet qui aime que celle de l’objet aimé. C’est notre propre nature qui nous pousse à accorder de la valeur à tel ou tel objet  plutôt que la valeur de cet objet qui nous attire vers lui. Une chose est désirable parce que nous la désirons et non l’inverse.

Et ceci nous amène au « conatus » …

Selon Spinoza, l’essence de tout existant de la Nature et donc de l’homme en particulier, est d’être  » un effort pour persévérer dans son être « .  Les efforts respectifs se rencontrant au coeur de la Nature, les obstacles, les tensions et les conflits sont inévitables!

Toutes les manifestations de notre vie affective reposent sur cette force naturelle, ce dynamisme foncier, cette énergie spontanée.

Conatus vient de ‘ conor, conari ‘ qui veut dire  » se disposer, entreprendre une action au double sens d’une tentative et d’ un engagement. « (…) au fond de chaque chose, « ça pousse » (…) ». ( Pierre Macherey)

En termes plus modernes, le désir est donc une tendance devenue consciente d’elle-même, qui s’accompagne de la représentation du but à atteindre et souvent d’une volonté de mettre en œuvre des moyens pour atteindre ce but. Le désir est à distinguer du besoin, qui renvoie au manque et à ce qui est utile pour le combler. Dans la distinction entre « désir » et « besoin », on peut voir le désir comme une caractéristique de l’individu dans ce qu’il a d’unique. Ainsi le désir est particulier et donc propre à chacun. Désir et besoin se distinguent aussi par la nature de l’objet visé. L’objet du besoin procède d’une fonction que l’individu vise à travers lui, alors que l’objet du désir représente quelque chose d’autre que lui-même. Il y a dans le désir une dimension symbolique de représentativité de l’objet visé. Le besoin est de l’ordre de l’avoir; le désir est de l’ordre de l’être. C’est cette distinction qui peut être faite entre une réclame et une publicité : alors que les réclames sont censées susciter le besoin de posséder tel ou tel objet pour sa fonctionnalité  (on vante les mérites d’une voiture parce qu’elle est plus performante), la publicité montre des personnes idéales auxquelles il s’agit de s’identifier à travers la possession de tel ou tel objet (il s’agit d’acheter une belle voiture pour être un bel homme riche incarnant la réussite sociale).

La servitude humaine provient du fait que l’homme peut se fourvoyer dans la poursuite de ses désirs particuliers qui, souvent, ne reflètent pas sa véritable nature. Mais qu’est donc cette nature individuelle  et comment se sont fixés nos désirs sur tel ou tel objet particulier ?

Jean-Pierre Vandeuren

 

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2 réflexions au sujet de « Les sentiments »

  1. « Mais qu’est donc cette nature individuelle et comment se sont fixés nos désirs sur tel ou tel objet particulier ? »

    Nos désirs se sont fixés sur tel ou tel objet en particulier de part la naissance d’un affect particulier produit au moment de la perception de l’objet, ayant l’idée de cet affect et jugeant celui-ci, de là naît ou non notre désir de posséder l’objet en question.

    En revanche, pour la véritable nature de l’etre, est-ce que l’être lui-même est-il capable de la définir ? Ca je n’ai pas la réponse, mais si l’on continue à s’en référer à la philosophie de Spinoza, je pense que pour cela, ne faudrait-il pas connaitre l’essence de Dieu ?

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