« Celui qui, une fois, a aperçu, même momentanément et brièvement, ce qui fait la grandeur de l’âme humaine ne peut plus être heureux, s’il se permet d’être mesquin, égoïste, troublé par des accidents banals, plein d’appréhension de ce que l’avenir peut lui réserver. L’homme capable de grandeur ouvrira toutes grandes les fenêtres de son esprit, laissant les vents y souffler librement, de toutes les parties de l’univers. Il aura de lui-même, de la vie et de l’univers, une image aussi véridique que nos limites humaines le permettent ; prenant conscience de la petitesse de la vie humaine, il se rendra également compte que dans l’esprit de l’homme est concentré tout ce qui peut avoir une valeur dans l’univers connu de nous. Et il verra que celui dont l’esprit reflète le monde devient en un sens aussi grand que le monde. En se libérant des craintes qui obsèdent l’esclave des circonstances, il éprouvera une joie profonde et, à travers toutes les vicissitudes de sa vie sociale, il restera, au plus profond de lui-même, un homme heureux. »
Bertrand Russell, La Conquête du bonheur
Rappelons que l’expression de « sentiment océanique apparaît pour la première fois dans la phrase suivante (voir l’article précédent) :
« Mais j’aurais aimé à vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse qui est (…) le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique). »
La référence à l’éternel est évidemment une allusion à Spinoza, qui recommande de voir les choses « sous l’aspect de l’éternité », mais Romain Rolland, qui, nous l’avons signalé, se sait ni logicien, ni métaphysicien, retranche de suite le terme, et le remplace par celui d’ « océanique ». Celui-ci rappelle plus les philosophies ou religions tendant à l’éveil spirituel (Zen, Vedanta, etc.) où l’on trouve fréquemment la comparaison entre l’océan (l’univers) et la vague (l’individu) comme métaphore de la dilution de l’individu dans l’univers, ce qui correspondait plus aux dispositions naturelles de Romain Rolland (il a écrit des ouvrages consacrés aux vies de mystiques tels que Ramakrishnaet et Vivekananda).
Mais ce faisant, Romain Rolland s’écarte de Spinoza. Le sentiment océanique, sentiment d’appartenance au Grand Tout se réalise dans une fusion avec celui-ci et une dépossession de son individualité. Il s’agit d’ailleurs là d’une interprétation mystique classique du salut spinoziste, la Béatitude, une interprétation orientaliste dans laquelle se sont retrouvés une grande partie des lecteurs de Spinoza au XIXe siècle.
« Les principes que j’ai établis font voir clairement l’excellence du sage et sa supériorité sur l’ignorant que l’aveugle passion conduit. Celui-ci, outre qu’il est agité en mille sens divers par les causes extérieures, et ne possède jamais la véritable paix de l’âme, vit dans l’oubli de soi-même, et de Dieu, et de toutes choses ; et pour lui, cesser de pâtir, c’est cesser d’être. Au contraire, l’âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être ; et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. » (Dernier scolie de l’Ethique). Dans le passage souligné – celui souligné dans la citation de Russel reprise en exergue y fait écho-, l’ordre des termes n’est pas anodin : le sage est d’abord conscient de soi-même, puis de Dieu et enfin des choses. Le salut spinoziste est individuel et ne résulte en rien dans un oubli de soi au sein du Tout.
En effet, ce qui fait l’originalité de l’Intuition, la connaissance du troisième genre, qui permet de connaître les choses sous l’aspect de l’éternité et ainsi d’accéder à la Béatitude, c’est qu’elle est principalement connaissance de l’esprit par lui-même, et non pas seulement connaissance du corps, fût-ce dans son essence. La connaissance des choses singulières, et donc de Dieu, y est nécessairement accompagnée de la connaissance de soi-même comme origine de cette connaissance, et de la connaissance de Dieu comme fondement de notre propre existence en tant qu’idée éternelle : « Notre esprit, dans la mesure où il se connaît lui-même et connaît le corps sous l’aspect de l’éternité, a nécessairement la connaissance de Dieu, et sait qu’il est en Dieu et conçu par Dieu » (Eth V, 30). D’où un amour de soi et un amour de Dieu qui, en quelque sorte ne font qu’un : «De ce genre de connaissance naît la plus grande satisfaction de l’esprit qui puisse être, c’est-à-dire la plus grande joie, et cela avec l’idée de soi-même, et par conséquent avec aussi l’idée de Dieu comme cause » (Eth V, 32, démonstration). Ce n’est donc pas la seule activité intellectuelle qui engendre « l’amour intellectuel de Dieu », car la connaissance du deuxième genre est déjà activité intellectuelle, mais une activité intellectuelle qui se pense elle-même comme élément de l’activité intellectuelle infinie de Dieu, et n’a plus besoin, pour concevoir les choses sous la forme de l’éternité de la médiation d’une connaissance des corps et du monde extérieur. C’est dans une activité immanente à notre esprit, où elle ne pense les choses qu’en s’éprouvant elle-même comme expression partielle de la substance divine, qu’elle ressent une joie et un amour totalement affranchis d’une quelconque expérience contingente.
C’est donc là une première erreur d’interprétation de l’Ethique. Une autre nous a été fournie par M. Jean-Pierre Lechantre dans son dernier commentaire. Nous la reproduisons ici :
« J’aimerais vous faire part d’une première réflexion qui se fonde sur le remarquable ouvrage de Pascal Sévérac « Spinoza Union et désunion » (Vrin 2011).
Ayant expliqué ce que sont les distinctions réelle, modale et de raison dans l’œuvre de Spinoza (p. 46), l’auteur établit qu’entre la Nature naturante et la Nature naturée, il n’y a pas de distinction réelle mais une distinction modale. Il écrit (p. 56) :
« En somme, les modes sont des parties de la Nature naturée, non de la Nature naturante. Spinoza nous convie donc à penser ici le concept de « partie », et sa relation à un « tout », à partir de la distinction modale : entre Dieu et ses attributs, il n’y a qu’une distinction de raison, et c’est pourquoi les attributs ne sauraient être compris comme des parties de Dieu. En revanche, entre Dieu et ses modes, il y a une distinction modale : le « tout » (ici Dieu qui est un tout non totalisable) peut être compris sans que soient envisagés ses modes ou ses parties ; mais ses parties, qui sont en lui, ne le peuvent sans lui. »
La vérité du « sentiment océanique », c’est que nous sommes bien des « parties ». Mais là où il est dans l’erreur, c’est que ne saisissant pas la distinction modale entre Nature naturante et Nature naturée, il imagine qu’il s’agit de parties d’un « tout » que Spinoza montre indivisible : la Nature naturante. »
On a vu que pour Freud faire corps avec le tout est un moyen de dénier le danger dont le moi reconnaît la menace venant du monde extérieur. Conforme au schéma global des psychothérapies (voir notre article « Spinoza et l’angoisse (2) »), Freud voit le sentiment océanique éprouvé par Romain Rolland comme un mécanisme de défense en réponse à une angoisse, qu’il décrit ici comme la menace venant du monde extérieur. Le schéma n’est toutefois pas complet car il y manque le conflit originel provoquant le sentiment d’angoisse et qui, dans la théorie freudienne générale, se cristallise dans les pulsions antagonistes qui se livrent bataille et se heurtent aux exigences du Surmoi. Manifestement, il ne s’agit pas ici de l’origine de l’angoisse face à la menace du monde extérieur et, ce schéma freudien général se trouvant pris en défaut, il faut sans doute voir là la fascination freudienne par rapport au sentiment océanique et le long temps de gestation de la réponse qu’il y apportera dans son livre Malaise dans la Culture qui se trouve par ailleurs être le plus philosophique de ses écrits, ce qui est symptomatique de la tension inévitable de la psychologie en général vers une consolidation métaphysique ou ontologique de ses bases.
Comment maintenant analyser le sentiment océanique à partir de l’Ethique ? Il faut d’abord remarquer que le sentiment océanique de Romain Rolland sera pour Spinoza également une réponse, mais pas à un sentiment d’angoisse. Il sera une réponse à un flottement d’âme. Ainsi que l’exprime Romain Rolland lui-même : « la réponse à l’énigme du Sphinx qui m’étreint depuis l’enfance, – à l’antinomie accablante entre l’immensité de mon être intérieur et le cachot de mon individu! ». Ensuite, plutôt que comme un désir, le sentiment océanique apparaît comme une joie. La lecture de l’Ethique est une affection du corps de Romain Rolland dont l’esprit affirme une plus grande force d’exister qu’au moment de son flottement d’âme : « « Tout ce qui est, est en Dieu! ». Et moi aussi, je suis en Dieu! ». Ce n’est qu’après que ce sentiment devient désir («… L’esprit lui-même est déterminé à penser à telle chose plutôt qu’à telle autre » (Eth III, deuxième partie de la définition générale des sentiments)), désir de fusion avec le tout, déterminé par la joie.
Jean-Pierre Vandeuren
Cher ami
A la fin de votre article, vous donnez une explication que je qualifierai de « psychologique » du sentiment océanique. Comme je vous l’ai déjà écrit, je pense qu’une explication de ce type n’est pas la bonne car « La psychologie est elle-même une erreur de perspective sur l’être humain » (Lacan). D’autant plus qu’en suivant Spinoza, nous pouvons comprendre les choses plus simplement.
Le sentiment océanique, comme la béatitude, sont des affects de l’union de l’esprit avec Dieu. Ce qui les différencie, c’est que le premier naît d’une idée inadéquate de l’union et la seconde d’une idée adéquate. Comme l’écrit Spinoza :
« Les actions de l’Esprit naissent des seules idées adéquates ; et les passions dépendent des seules inadéquates » (E III 3)
Il convient donc de rechercher la cause du sentiment océanique dans une idée inadéquate de l’union, c’est-à-dire dans une vision ontologique erronée qu’il convient de rectifier pour traiter le sentiment océanique, ce que j’appelle un traitement ontologique, et non pas psychologique, de l’affect.
En citant Pascal Sévérac dans un précédent commentaire, j’ai indiqué que l’inadéquation de l’idée de l’union à Dieu résidait dans l’erreur de considérer les choses comme des parties de la Nature naturante et non pas de la Nature naturée.
Une nouvelle citation de cet auteur éclaire encore davantage en quoi consiste l’idée adéquate de l’union à Dieu :
« En un sens, l’homme est tellement uni à Dieu qu’il peut être considéré comme une partie de lui. Mais en un sens seulement ; car très vite, nous l’avons vu, les choses se compliquent. Les premières apparitions du terme pars au début de l’Éthique sont aussitôt des rejets : la substance ne saurait se diviser en parties, elle est une et partout la même. Il faut attendre la fin du scolie de la proposition 15 pour que soit admise l’existence de parties en Dieu (dans la matière notamment), mais qui ne partagent pas Dieu ; entre elles et Dieu passe une distinction seulement modale, il n’y a pas réellement de parties en Dieu.
Ce qui ne signifie pas qu’un mode ne soit pas quelque chose : il a une consistance, il a une essence. Mais ce quelque chose qu’il est ne peut ni être ni se concevoir sans Dieu : comme si cette union du mode et de Dieu, qui est union du mode en Dieu et par Dieu, précédait et constituait le mode lui-même. Celui-ci ne peut être que s’il est uni à Dieu : il tient son être ou sa puissance de lui. Comprenons bien : c’est l’union qui constitue l’être du mode, et non Dieu lui-même. Car Dieu ne constitue pas l’essence du mode, il ne lui appartient pas : puisque entre ce qui appartient à une essence de chose et la chose elle-même, il n’y a qu’une distinction de raison (l’un ne peut être et être conçu sans l’autre, et vice versa), Dieu aurait donc besoin du mode pour être et être conçu – Dieu ne serait donc pas substantiel (la substance n’ayant pas besoin du concept d’autre chose pour être conçue). En vérité, l’union entre Dieu et le mode n’est en rien une confusion : elle est une union constitutive d’une distinction – modale » (op. cit. p. 82)
Bien cordialement
Jean-Pierre Lechantre
Cher ami,
Effectivement, l’explication du sentiment océanique que je donnais à la fin de mon article est psychologique. C’était le but poursuivi : expliquer la genèse de ce sentiment et en donner une définition adéquate dans le cadre de la psychologie rationnelle développée dans la troisième partie de l’Ethique., c’est-à-dire en traiter comme s’il s’agissait de « lignes, de plans ou de corps », et non en donner un remède. Il me semble d’ailleurs y être parvenu : son origine est une réponse au flottement d’âme décrit par Romain Rolland ; un sentiment étant une affection du corps et l’idée de cette affection, l’affection du corps de Romain Rolland est la lecture de l’Ethique avec son interprétation panenthéiste (Tout est EN Dieu) et l’idée de cette affection (JE suis moi aussi en Dieu, donc idée de fusion) ; un sentiment est aussi soit une joie, soit une tristesse, soit un désir et j’ai aussi effectué cette qualification.
Maintenant, comme vous le signalez, ce sentiment est une passion car l’idée de l’affection du corps en est une idée inadéquate. Ce que je vois dans votre commentaire est une remarquable illustration des propositions 3 et 4 de Ethique V : les explications que vous donnez à partir du livre de Séverac montrent quelle est la raison de l’inadéquation de l’idée qui sous-tend le sentiment océanique, ainsi que l’idée adéquate associée et la transformation concomitante de ce sentiment en la béatitude spinoziste.
Je crois que les deux démarches sont complémentaires. Il ne faut pas jeter la psychologie au feu ; elle sert à qualifier correctement la passion vécue. Dans un deuxième mouvement intervient ce que vous nommez « ontothérapie » qui, par le dévoilement du lien correct de l’individu avec la substance, permet de transformer la passion en action grâce à la transformation de l’idée sous-jacente d’inadéquate en adéquate. S’il fallait accorder un crédit à l’aphorisme lacanien que vous citez (pour moi, un tel crédit est toujours difficile à accorder à une citation extraite de la théorie qui l’enveloppe et l’utiliser ainsi dans une déduction peut mener à n’importe quel sophisme), c’est dans ce sens –là, à savoir que la psychologie SANS support ontologique et anthropologique est insuffisante, ce que je ne cesse de répéter sur ce blog.
Très cordialement,
Jean-Pierre Vandeuren
Cher ami
En complément à mon précédent commentaire, je vous envoie un extrait de la « Note sur le rapport de Spinoza à Freud » de Pierre Macherey (in « Avec Spinoza »).
« Selon Spinoza, la « connaissance » que l’âme prend de ses propres affects n’est possible qu’au prix d’une complète dépersonnalisation de ceux-ci : pour que les idées inadéquates cessent d’avoir la plus grande part dans le psychisme [mens], il faut que le sujet éthique trouve les moyens de s’extraire de la relation spéculaire, nécessairement imaginaire, entre des sujets désirants telle qu’elle avait été décrite dans toute la troisième partie de l’Éthique : ce à quoi conduisent les procédures, on serait presque tenté de dire les techniques de l’ « amour envers Dieu » (amor erga Deum), qui dépassionnent progressivement l’ensemble de la vie affective. Chez Freud au contraire, prise de conscience et anamnèse ne sont possibles que dans le cadre de la relation duelle entre un analysant et un analyste, qui permet le déploiement, dans le cadre d’un processus de communication à sens unique, sans réciprocité, d’un ordre symbolique lié à une structure de langage. Pour aller vite, on dira : le patient de Freud raconte ses histoires, et pour cela il lui faut la présence, même, et surtout, muette, de celui à qui il les raconte ; alors que le sujet éthique de Spinoza cesse de se raconter des histoires, ou du moins s’y exerce […] »
Bien cordialement
Jean-Pierre Lechantre
Cher ami
Je vous remercie de relancer inlassablement la réflexion. Je serais trop long si je répondais à toutes vos observations et le serai déjà bien assez avec ce qui suit, mais je connais votre patience.
J’aimerais citer encore Pascal Sévérac qui, lui-même, cite d’abord le T.R.E. (§ 99 – 101) :
« De là nous pouvons voir qu’il nous est avant tout nécessaire de déduire toujours toutes nos idées de choses physiques, c’est-à-dire d’êtres réels, en progressant, autant que faire se peut, selon la série des causes, d’un être réel à un autre être réel […]. Mais il faut noter qu’ici, par la série des causes et des êtres réels, je n’entends pas la série des choses singulières changeantes, mais seulement la série des choses fixes et éternelles. Il serait en effet impossible à la faiblesse humaine de saisir la série des choses singulières changeantes, tant à cause de leur multitude innombrable qu’à cause des circonstances infinies touchant une seule et même chose, circonstances dont chacune peut être cause de son existence ou de sa non-existence ; car l’existence de ces choses n’a aucune connexion avec leur essence ou, si l’on veut (comme nous l’avons déjà dit), n’est pas une vérité éternelle. Mais en vérité, il n’est pas non plus besoin d’en connaître la série […] »
Pascal Sévérac, qui relève qu’à de nombreuses reprises dans son œuvre, Spinoza insiste sur « la faiblesse humaine de saisir la série des choses singulières changeantes », résume le propos du T.R.E. :
« […] nous ne pouvons connaître l’union ordonnée des choses finies, soumises à de continuels changements, à partir de leurs seules existences changeantes ; il faut atteindre à l’essence même de ces existences, à ces « choses fixes et éternelles » […] » (p. 78)
Il pose ensuite la question : « Que sont exactement ces choses fixes et éternelles ? » et, prenant l’exemple de l’amour, écrit :
« Cette joie, qui s’associe en moi à l’idée d’une certaine chose (la mer, la musique, la personne en question) compose un amour, lui aussi tout aussi particulier, changeant, fragile peut-être. Mais ce qui est fixe et éternel, et qui constitue l’essence même de ce que je sens, c’est la définition même de l’amour, comme « joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » ; et les lois qui sont inscrites dans cette chose fixe et éternelle, […], ne sont autres que les propriétés nécessaires de l’amour, qui me feront immanquablement adopter, en présence de ce sentiment, tel ou tel comportement déterminé. Par exemple, lorsque j’aime une chose, je m’efforce de l’imaginer, c’est-à-dire de la contempler comme présente ; je suis nécessairement triste de l’imaginer détruite ou affaiblie, et joyeux de l’imaginer conservée ou fortifiée ; [etc. …] » (p. 78)
Je saute directement à sa conclusion :
« La connaissance de l’essence de mon amour et de ses propriétés, de ses lois ou de ses codes, me permet de déchiffrer, ou de « décoder » ce qu’il en est de ma vie affective présente. Elle révèle non pas ses fluctuations, sa temporalité ou ses limites ; mais sa réalité, sa positivité, sa puissance singulière. » (p. 79)
J’en arrive maintenant à ma propre conclusion.
Compte tenu de la faiblesse humaine, nous ne pouvons guère « saisir la série des choses singulières changeantes ». Notre science de la psyché est limitée.
Par exemple, nous ne pouvons pas affirmer que le sentiment océanique, chez Romain Rolland, est l’idée d’une affection de son corps produite par la « lecture de l’Éthique avec son interprétation panenthéiste » car bien d’autres causes ont pu se combiner à la lecture de l’Éthique pour produire une affection dont l’idée fut le sentiment océanique.
De toutes façons, si l’on suit Spinoza, il n’est pas nécessaire de décrire et relier des faits affectifs pour remédier aux affects. Il suffit, comme l’écrit P. Sévérac, de connaître leur essence et leurs propriétés.
Peut-on appeler « psychologie » cette connaissance de l’essence des affects et de leurs propriétés, psychologie qui, elle, serait fondée sur une ontologie ? Je ne le pense pas plusieurs raisons.
D’une part, Spinoza dit qu’il ne fait pas œuvre de science mais construit une éthique qui doit « nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa suprême béatitude » (E II préf.). Ce que souligne P. Sévérac dans la dernière phrase citée :
« Elle révèle non pas ses fluctuations, sa temporalité ou ses limites ; mais sa réalité, sa positivité, sa puissance singulière. »
D’autre part les diverses psychologies et l’Éthique se placent sur des terrains différents.
Les premières cherchent à comprendre le réseau causal enchevêtré et vite inextricable qui relie les faits psychiques entre eux (« choses singulières changeantes ») alors que Spinoza se place sur le terrain des choses « fixes et éternelles ». La confusion risque de nous faire rater l’originalité et donc la fécondité de l’approche de Spinoza quant aux remèdes aux affects.
Avec Spinoza, il n’est pas question d’introspection, d’auto-analyse, de recherche de motivations ; pas d’anamnèse, d’analyse ou de perlaboration. En reprenant les termes de Pierre Macherey (cf. le précédent commentaire), pas d’histoires racontées à soi-même ou à d’autres, c’est-à-dire pas de récits événementiels, nécessairement personnalisés.
On pense à Paul Valéry :
« Les évènements sont l’écume des choses. Mais c’est la mer qui m’intéresse »
La mer … ou l’océan !
Bien cordialement
Jean-Pierre Lechantre
Cher ami,
Vous relancez le débat vers le troisième genre de connaissance et donc nécessairement aussi vers les essences des choses particulières. Plongeons donc à nouveau dans cet océan où tant de lecteurs de l’Ethique se sont perdus, attirés par les sirènes d’interprétations souvent subtilement éloignées du texte. Je ne prétends pas détenir la « bonne » explication, mais en me tenant au plus près du texte de Spinoza, je pense que Pascal Séverac, lui, s’en éloigne dans l’extrait que vous me donnez à lire, du moins dans la réponse qu’il fournit à la question de savoir ce que sont exactement ces choses fixes et éternelles, les essences des choses singulières, car évidemment, je suis entièrement d’accord avec son résumé du TRE où il est dit qu’il faut atteindre ces essences.
Le troisième genre de connaissance, l’Intuition, est une connaissance déductive. Elle part de l’essence de la substance pour en déduire l’essence des choses singulières (voir sa définition dans EII, 40, scolie2). Et la démarche de L’Ethique elle-même en est la meilleure illustration : elle part de l’essence divine pour en déduire l’essence des choses singulières que sont les corps et les esprits. La seule essence qui y soit définie à la fois par un concept et une puissance est celle de la substance. Les essences des choses sont uniquement définies par leur « degré de puissance » qu’elles héritent de la puissance divine.
Alors, il me semble incorrect de définir l’essence d’une chose singulière, comme celle de l’amour singulier que j’éprouve pour une chose quelconque, à partir d’un concept général. C’est la puissance de cet amour qui en est l’essence (voir à ce propos mon article « Puissance et Intuition »). En fait, en affirmant que l’essence d’une chose singulière est un concept, Séverac reste calé dans le deuxième genre de connaissance et les 20 premières propositions de EV, pour laquelle il est nécessaire de disposer d’une définition correcte des choses, comme par exemple de l’amour, et donc, pour laquelle, il est indispensable de disposer notamment de la psychologie rationnelle développée en EIII, car c’est de ces définitions qu’elle doit partir, pour permettre à l’esprit le passage de « l’idée du corps » au « concept du corps » (voir, entre autres, les propositions 3 et 4 de EV). Par exemple, le concept d’amour repris par Sévérac, est un concept général, une « vérité éternelle », mais qu’il faut encore appliquer au sujet particulier pour obtenir l’amour particulier de cet individu, caractérisé par la joie particulière qu’il éprouve.C’est la démarche typique de la connaissance du deuxième genre qui applique des lois générales aux cas particuliers. Lorsque j’ai analysé « psychologiquement » le sentiment océanique de Romain Rolland, c’est d’ailleurs à ce niveau, imparfait, je vous l’accorde, que je me suis situé.
Mais la philosophie, qui est, pour Spinoza, sagesse de l’amour et non amour de la sagesse, est donc une poursuite incessante de cet amour. Il y a, comme vous le savez, trois étapes de sagesse dans l’Ethique : une sagesse pratique (EIV, particulièrement la proposition 59 : comment le sage doit-il rationnaliser ses désirs ?), une sagesse de la Raison (EV, jusque la proposition 20, amour de la connaissance rationnelle de Dieu) et une sagesse de l’Intuition, la Béatitude (EV, la seconde partie, amour intellectuel de Dieu). Mais c’est tout un itinéraire que nous ne cessons de parcourir, de temps en temps vers le haut, vers plus de perfection et d’éternité, de temps en temps vers le bas. Le problème de la connaissance du troisième genre, puisqu’elle repose sur la connaissance des essences, qui sont des degrés de puissance et qui sont donc particulières à chacun, c’est qu’elle est difficilement enseignable (comment enseigner à quelqu’un d’autre que soi la puissance d’un amour que ce quelqu’un vit ?) et donc qu’elle doit surtout se vivre. Mais n’est-ce pas là le but ultime de l’éthique ?
En attendant, pour moi, la psychologie rationnelle développée par Spinoza, est un outil génial de tentative de connaissance de soi, qui n’est ni introspection, ni auto-analyse, ni histoires auto-racontées, mais une exploitation rationnelle d’événements, très imparfaite bien sûr, pour les raisons mentionnées dans votre commentaire, mais une étape, sinon indispensable, du moins hautement utile, dans la progression vers la Béatitude spinoziste, ce que, mais à son corps défendant, car il la confond Raison et Intuition, Pascal Séverac nous montre aussi …
Très cordialement,
Jean-Pierre Vandeuren
Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
…
Cher ami
Pascal Sévérac ne risque pas de sombrer dans l’océan du troisième genre !
Non pas parce que c’est un marin expérimenté (je me garderai bien d’émettre un jugement de valeur à ce sujet), mais pour la bonne raison que ce n’est pas sur cet océan qu’il navigue mais sur la mer du deuxième genre.
Le passage du T.R.E. qu’il cite, dans lequel Spinoza parle de « choses fixes et éternelles » est un texte célèbre selon Gilles Deleuze (Spinoza et le problème de l’expression – Minuit 1968 p. 271).
Deleuze y repère le tournant ayant conduit Spinoza, après sa découverte fondamentale des Notions communes, à abandonner la rédaction du T.R.E., encore marqué par la distinction aristotélicienne entre genre et espèce et à le laisser inachevé.
Les notions communes, qui relèvent du deuxième genre de connaissance, mais à propos desquelles, par exemple, Deleuze écrit :
« Une notion commune quelconque nous donne immédiatement la connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu ». (op. cit. p. 259)
Les chapitres 17 et 18 de l’ouvrage cité explicitent ce que sont les notions communes et, à mon point de vue, éclairent ce qu’écrit Pascal Sévérac.
Bien cordialement
Jean-Pierre Lechantre