2. Proust et les signes
L’unité de A la recherche du temps perdu ne consiste pas dans la mémoire, même involontaire, mais dans une certaine recherche de la vérité. Il ne s’agit pas d’une exposition de la mémoire involontaire, mais du récit d’un apprentissage, plus précisément d’un apprentissage d’un homme de lettres. C’est le mouvement des déceptions et des révélations qui rythme tout le roman : le héros, au moment initial se trouve sous une telle illusion, dont il finira par se défaire par l’apprentissage. Car, comme tout un chacun, il est immergé, et le sera toujours, dans des mondes de « signes ». Les objets de l’apprentissage seront donc essentiellement les signes : apprendre, c’est d’abord considérer une matière, un objet, un être comme s’ils émettaient des signes à déchiffrer, à interpréter. On ne découvre aucune vérité, on n’apprend rien, sinon par déchiffrage et interprétation. La Recherche est fondée, non pas sur l’exposition de la mémoire, mais sur l’apprentissage des signes ; elle est tournée non pas vers le passé, mais vers le futur.
Le héros proustien participe à quatre mondes de signes : la mondanité, l’amour, le matériel sensible et l’art.
La mondanité, jugée du point de vue des actions, apparaît chez Proust comme décevante et cruelle ; et du point de vue de la pensée, comme stupide. On n’y pense pas et on n’y agit pas, mais on y fait signe. Le signe mondain ne renvoie pas à quelque chose, il prétend valoir pour son sens. Il anticipe l’action comme la pensée, les annule toutes deux, et se déclare suffisant. D’où son aspect stéréotypé et sa vacuité. Ils sont vides.
Le second monde proustien est celui de l’amour. Devenir amoureux, c’est individualiser quelqu’un par les signes qu’il émet. C’est devenir sensible à ces signes, en faire l’apprentissage. L’amour naît et se nourrit d’interprétations silencieuses. L’être aimé apparaît comme un signe : il exprime un monde possible inconnu de nous, monde qu’il faut déchiffrer, c’est-à-dire, pour Proust, interpréter. Aimer, c’est chercher à expliquer ce monde. Mais alors apparaît nécessairement une contradiction : nous ne pouvons pas interpréter les signes d’un être aimé sans déboucher dans ce monde qui ne nous a pas attendu pour se former, qui s’est formé avec d’autres personnes, et où nous ne sommes d’abord qu’un objet parmi d’autres. L’amant souhaite que l’aimé lui consacre ses préférences, ses gestes et ses caresses. Et l’aimé sans doute nous donne des signes de préférence ; mais comme ces signes sont les mêmes que ceux qui expriment un monde dont nous ne faisons pas partie, chaque préférence dont nous profitons dessine l’image du monde possible où d’autres seraient ou sont préférés. De là, la jalousie proustienne, indétachable de l’amour dont elle est comme l’ombre, plus profonde que l’amour car elle en contient la vérité, car elle va plus loin que lui dans la saisie et dans l’interprétation des signes émis par l’aimé. Elle est la destination de l’amour, sa finalité. Car il est inévitable que les signes d’un être aimé, dès que nous les « expliquons », se révèlent mensongers : adressés à nous, ils expriment pourtant un monde qui nous exclut, et que l’aimé ne veut pas, ou ne peut pas, nous faire connaître. Les signes amoureux ne sont pas vides comme les signes mondains, mais ils sont mensongers : ils ne peuvent s’adresser à nous qu’en cachant ce qu’ils expriment, c’est-à-dire l’origine d’un monde inconnu, des actions et des pensées inconnues qui leur donnent un sens.
Le troisième monde est celui des impressions ou des qualités sensibles. Il arrive qu’une qualité sensible, comme le goût de la madeleine, nous donne une joie étrange, en même temps qu’elle nous transmet une sorte d’impératif. Ainsi éprouvée, la qualité n’apparaît plus comme une propriété de l’objet qui la possède actuellement, mais comme le signe d’un tout autre objet, que nous devons tenter de déchiffrer. Les exemples de cette sorte sont les plus célèbres de la Recherche : madeleine, clochers, arbres, pavés, serviette, bruit de la cuiller ou d’une conduite d’eau. Lorsque le sens du signe apparaît, il nous livre l’objet caché : Combray pour la madeleine, des jeunes filles pour les clochers, Venise pour les pavés, … Mais cet objet apparaît non pas tel qu’il a été présent (simple association d’idées), mais surgit absolument sous une forme qui n’a jamais été vécue, dans son « essence » ou son éternité. D’où une grande joie ressentie. Alors que les signes amoureux sont mensongers et que leur vrai sens nous prépare toujours une douleur plus grande, les signes sensibles sont véridiques et leur sens dévoilé nous procurent une joie intense. Nous sentons bien que ce Combray, cette Venise … ne surgissent pas comme le produit d’une simple association d’idées, mais en « personne », dans leur essence. Mais il subsiste un sentiment d’échec, d’insuffisance interprétative, car nous ne sommes pas encore en état de comprendre ce qu’est cette essence idéale, ni pourquoi nous éprouvons cette joie intense.
C’est que les signes sensibles sont encore des signes matériels, à la fois de par leur origine sensible et par leurs sens tel qu’il est dévoilé : Combray, les jeunes filles, Venise, … restent matériels. Et, pour Proust, comme pour Platon, le sens matériel n’est rien sans une essence idéale qu’il incarne.
Et c’est ici qu’intervient le quatrième monde proustien, celui de l’Art. Le monde de l’Art est le monde ultime des signes et ces signes, comme dématérialisés, trouvent leur sens dans une essence idéale. Le monde de l’art réagit sur tous les autres, et notamment sur les signes sensibles : il les intègre et leur donne un sens esthétique. Les signes sensibles renvoient à une essence idéale qui s’incarne dans leur sens matériel mais que nous ne pouvons dévoiler que par le niveau interprétatif de l’Art qui dépasse celui de l’analyse de la madeleine. Tant que nous découvrons le sens d’un signe dans autre chose, un peu de matière subsiste encore rebelle à l’esprit. Au contraire, l’Art nous donne la véritable unité : unité d’un signe immatériel et d’un sens tout spirituel. L’essence est précisément cette unité du signe et du sens, telle qu’elle est révélée dans l’œuvre d’art. Des essences et des idées, voilà ce que dévoilent les phrases sur la madeleine. La supériorité de l’art sur la vie consiste en ceci : tous les signes que nous rencontrons dans la vie sont encore des signes matériels, et leur sens étant toujours en autre chose, n’est pas tout entier spirituel. Proust est profondément spiritualiste. L’art est une véritable transmutation de la matière. La matière y est spiritualisée, les milieux physiques y sont dématérialisés, pour réfracter l’essence, c’est-à-dire la qualité d’un monde originel. Et ce traitement de la matière ne fait qu’un avec le style de l’artiste.
3. Spinoza et Proust
Au-delà de toutes les différences qui existent entre ces deux penseurs, la présentation donnée en montre cependant une similarité de démarche, qui est de s’élever des illusions dans lesquelles nous font baigner les divers mondes des signes vers la recherche des essences des choses, même si, que ce soit au niveau de ces signes ou à celui des essences, les notions considérées et la démarche utilisée le sont de façon tout-à-fait différente.
Dans le système spinoziste, les quatre mondes proustiens se classeraient tous dans les signes indicatifs, outils inadéquats de connaissance qui, partant de l’existence d’une chose particulière tentent d’en remonter jusqu’à l’essence. Les signes mondains émis dans les relations sociales ne remontent à rien, puisqu’ils sont vides, alors que, pour Spinoza, ces relations sont nécessaires et que cette nécessité est leur essence. Les signes amoureux sont mensongers, alors que pour Spinoza la notion de « mensonge » à propos d’un sentiment n’a aucun sens. Les signes amoureux sont des expressions de l’amour ressenti, donc de la joie de l’aimé et son essence réside dans la puissance de cette joie. Ce n’est pas en considérant ces expressions comme des mensonges, donc en niant leur réalité, que l’on peut parvenir à saisir la pleine positivité de l’essence de l’amour. Les signes sensibles, de véridiques pour Proust, sont des affections corporelles particulières et donc automatiquement connaissances inadéquates des choses. Enfin, les signes de l’Art, orientés vers une essence située dans un monde idéalisé et donc sans réalité pour Spinoza, ne peuvent prétendre atteindre une essence immanente.
Mais la Recherche fait vivre un monde foisonnant de personnages et de sentiments entre eux qui peuvent être soumis à une analyse spinoziste …
Jean-Pierre Vandeuren
Vous auriez pu citer Deleuze tout de même
Oui, vous avez raison. Je dois rectifier cela. J’avais oublié cet article d’il y a si longtemps.
Je vais le modifier