Spinoza et Proust (3) : la jalousie (première partie)

« Certes il souffrait de voir cette lumière dans l’atmosphère d’or de laquelle se mouvait derrière le châssis le couple invisible et détesté, d’entendre ce murmure qui révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la fausseté d’Odette, le bonheur qu’elle était en train de goûter avec lui. Et pourtant il était content d’être venu : le tourment qui l’avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de son vague, maintenant que l’autre vie d’Odette, dont il avait eu, à ce moment-là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand il venait très tard ; ainsi du moins, Odette apprendrait qu’il avait su, qu’il avait vu la lumière et entendu la causerie, et lui, qui tout à l’heure, se la représentait comme se riant avec l’autre de ses illusions, maintenant, c’était eux qu’il voyait confiants dans leur erreur, trompés en quelque sorte par lui qu’ils croyaient bien loin d’ici et qui, lui, savait déjà qu’il allait frapper aux volets. […] Si, depuis qu’il était amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu de l’intérêt délicieux qu’il leur trouvait autrefois, mais seulement là où elles étaient éclairées par le souvenir d’Odette, maintenant, c’était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité, mais une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa lumière que d’elle, vérité tout individuelle qui avait pour objet unique, d’un prix infini et presque d’une beauté désintéressée, les actions d’Odette, ses relations, ses projets, son passé. »

Proust (Du côté de chez Swann)

On sait que, chez Proust, dans les relations amoureuses, la jalousie occupe une place prépondérante : il n’y a pas chez lui d’amour qui ne soit accompagné comme son ombre d’une jalousie dévorante qui le ronge et le détruit petit à petit.

La jalousie étant une passion est une affection du corps et, en même temps, une idée de cette affection. Ainsi, elle peut se décrire et s’analyser selon l’attribut Etendue et selon l’attribut Pensée. Une telle simultanéité de vue est effectivement employée par Proust tout au long de son œuvre ce qui apparaît avec évidence dans le cas du couple formé par  Swann et Odette de Crécy dans « Un Amour de  Swann ».

« Cette Haine envers la chose aimée, jointe à l’Envie, s’appelle Jalousie, qui n’est rien d’autre que le Flottement dans l’âme né à la fois de l’Amour et de la Haine, accompagnés de l’idée d’un autre qu’on envie » (Eth III, 35, scolie).

« L’état de l’esprit qui naît ainsi de deux sentiments contraires s’appelle Flottement de l’âme ; et, par suite, il est à l’égard du sentiment ce que le doute est à l’égard de l’imagination » (Eth III, 17, scolie).

Dans la jalousie, à divers niveaux, interviennent des sentiments d’amour et des sentiments de haine, amour et haine pour l’aimée, haine pour le rival, et, comme chacun de ces affects est constitué d’une affection corporelle et d’une idée de cette affection, ils font de la jalousie est sentiment très complexe qui soumet le jaloux à de nombreuses et douloureuses fluctuations d’états de joie et de tristesse.

Proust décrit fort bien ces fluctuations, à la fois au niveau des affections corporelles, donc dans l’attribut Etendue, et à celui des idées, dans l’attribut Pensée.

C’est l’apanage des grands écrivains que de pouvoir, grâce à leurs descriptions des affections corporelles, des lieux et des sites dans lesquels se nouent et se résolvent les intrigues de leurs romans, susciter une prodigieuse entente de la participation physique du lecteur. Et Proust est un très grand écrivain.

En particulier, dans le cas de la jalousie de Swann à l’égard d’Odette, Proust réussit de façon magistrale à décrire le mouvement des images et les fluctuations des idées qui les accompagnent, pour constituer ce « Flottement de l’âme » entre amour et haine envers Odette et haine envers les rivaux supposés, dont le comte de Forcheville. Proust nous fait bien sentir que ce mouvement est simultanément un passage d’une plus grande à une plus petite puissance d’être et d’agir, dans la mesure même où les affects de joie et de plaisir se dissolvent dans des sentiments de tristesse et de douleur.

« Or ces affections du corps humain, dont les idées nous représentent les corps extérieurs comme nous étant présents, nous les appellerons, pour nous servir des mots d’usage, images des choses » (Eth II, 17, scolie). Pour Swann, les images d’Odette constituent une rapide fragmentation en une série d’Odette dont nous suivons les fluctuations : « l’amour » de Madame Verdurin (« Mme de Crécy, que Madame Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et déclarait être « un amour », … ») ;  la femme du théâtre (« elle était apparue à Swann non pas certes  sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont à l’opposé du type que nos sens réclament ») ; le double de la fille de Jéthro (« elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figue de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine », « Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef d’œuvre que nous regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré ») ; l’Odette « inconnue » si souvent absente (« C’est enfin qu’elle y revenait embellie par l’ignorance où était Swann de ce qu’Odette avait pu penser, faire peut*être en voyant il ne lui avait pas donné signe de vie, si bien que ce qu’il allait trouver c’était la révélation passionnante d’une Odette presque inconnue. »). Mais Swann s’expérimente  lui-même comme également distribué en une série d’images : il y a le « jeune Swann » des cercles mondains ; le « monstre jaloux «  qui persécute Odette ; le « misanthrope » qui désire la possession totale (« Et comment n’aurait-il pas été misanthrope, quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette ? ») ; « l’autre lui-même » présent au début de la liaison  (« Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre lui-même qu’elle avait aimé ») ; et finalement  la « figure misérable », qui se résigne à perdre l’amour d’Odette (« Il se taisait, il regardait mourir leur amour. »).

Les idées des images d’Odette sont également soumises à de constantes fluctuations. Quelques fois, Swann trouve Odette charmante,  pleine de tendresse, jolie : «Maintenant qu’après cette oscillation, Odette était naturellement revenue à la place d’où la jalousie de Swann l’avait un moment écartée, dans l’angle où il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi, qu’il ne pouvait s’empêcher d’avancer les lèvres vers elle comme si elle avait été là et qu’il eût pu l’embrasser ; et il lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle venait de l’avoir réellement et si cela n’eût pas été seulement son imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction à son désir. ». Il la bénit : « il bénissait Odette et le lendemain, dès le matin, il faisait envoyer chez elle les plus beaux bijoux ». Mais c’est pour aussitôt retomber dans des idées de dégoût, de fadeur et de laideur : « Certes l’étendue de cet amour, Swann n’en avait pas une conscience directe. Quand il cherchait à le mesurer, il lui arrivait parfois qu’il semblât diminué, presque réduit à rien ; par exemple, le peu de goût, presque le dégoût que lui avaient inspiré, avant qu’il aimât Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraîcheur, lui revenait à certains jours. »

Ces fragmentations d’images et d’idées débouchent sur une fragmentation du sentiment de jalousie : « Car ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité. » Comment mieux exprimer « le flottement de l’âme » qu’est la jalousie ?

Reste que la jalousie repose entièrement sur les représentations imaginaires du jaloux et non pas sur une connaissance vraie des choses, mais que ces imaginations procèdent nécessairement de la personnalité du jaloux, en l’occurrence ici Swann et qu’en tant qu’idées, elles recèlent quelque chose d’adéquat, quelque chose de vrai. Et c’est la découverte de cette vérité qui doit permettre au passionné de transformer son sentiment …

Jean-Pierre Vandeuren

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