Spinoza et Proust (3) : la jalousie (deuxième partie) (2)

La jalousie proustienne

La jalousie, chez Proust, est indissociable de l’amour qu’elle suit comme son ombre. Mais, il n’y a là rien que de très normal, logique : la jalousie suit nécessairement de la façon dont Proust conçoit l’amour. L’ordre des idées inadéquates et des passions n’est pas moins nécessaire que celui des idées adéquates et des actions.

Nous venons de le voir, l’amoureux proustien est possessif, maladivement possessif même. Non seulement il construit de toutes pièces son amour, mais il aggrave encore son illusion en forgeant l’espoir de faire durer cette situation éphémère ; il mise son bonheur sur une barque vouée au chavirement. L’amoureux, conscient ou non de la fragilité de son amour « faussé », se refuse à l’idée de l’échec ; il ne fait que reculer la date fatidique du « réveil », de la désillusion… ou de la fin de l’amour passionné, romanesque et absolu qui faisait alors tout son bonheur. Ce dernier dépend effectivement, non pas de l’autre, mais de l’idée qu’il se fait de l’autre. Aussi, c’est parce que cette idée est frêle comme un fétu de paille, que le moindre soupçon, la moindre menace, enflammeront immédiatement et naturellement, le sentiment jaloux de l’amoureux tyrannique.

La jalousie est indissociable de l’amour, puisqu’elle agit, en faveur de ce sentiment illusionné et possessif, comme une défense. C’est également une résistance face à l’échec amoureux. Nous nous accrochons à celui que nous aimons, et nous ne pouvons souffrir la pensée que ce dernier ne se conforme pas à nos attentes, qu’il nous échappe, emportant avec lui notre bonheur. Ce sentiment est donc en somme tout à fait nécessaire, en tant que suite « logique » de la conception amoureuse proustienne : l’amoureux, s’il ne s’en rend pas compte d’emblée, doit au moins pressentir que l’autre lui « glisse entre les doigts », qu’il échappe au contrôle convoité ; il ne peut avoir confiance, ni en lui-même, ni en l’autre, étant donné que la situation espérée est aux antipodes des réactions naturelles. Par conséquent, obsédé, comme s’il avait des œillères, par le désir de posséder l’autre, par cet unique et ultime envie de le clouer sur l’image qu’il s’est mise en tête, l’amoureux, par une réaction d’amour propre blessé, par une déception inavouée, se consume de jalousie.

La meilleure illustration d’obsession est sans doute le passage où Swann ne trouve pas Odette chez les Verdurin, et parcourt tout Paris pour la retrouver. Proust introduit de cette manière la notion de maladie. Les crises de jalousie, effectivement, approchent de la démence. L’amoureux, incarné dans cet exemple par le personnage de Swann, même s’il est conscient de l’absurdité de son comportement, ne peut lutter contre son élan amoureux, et les buts futiles que ce dernier le force à viser. Nous perdons ainsi le contrôle de nos actes; nous sommes victimes du tyrannique amour.

« Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait sans se distinguer nettement d’elles, Swann tout d’un coup aperçut en lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu’il constata seulement comme s’il venait de s’éveiller. Quoi? toute cette agitation parce qu’il ne verrait Odette que demain […]! Il fut bien obligé de constater que dans cette même voiture qui l’emmenait chez Prévost il n’était plus seul, qu’un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou une maladie. »

Toute la complexité de la jalousie réside dans le fait qu’elle précipite sa victime dans une sorte de vertige, se nourrissant de sa propre substance, ne pouvant aller qu’augmentant. Toute l’énergie dont nous avions usé pour faire « fuser » notre amour, nous précipite à la même allure et dans les mêmes proportions dans l’enfer de la jalousie. Ainsi donc, l’amoureux, obsédé par son amour, est du même coup persécuté par l’angoisse de le perdre. Qui plus est, la jalousie rend pervers : non seulement nous voudrions avoir le contrôle sur l’autre, mais il faudrait également que ce dévouement, cet asservissement de l’autre lui soit naturel ! Le désespoir ne peut donc qu’être grand étant donné que, l’amoureux parvenant ou non à dominer l’autre, il butera toujours contre la réalité de l’insoumission de l’être aimé.

La jalousie tourne l’amoureux en odieux obsédé, le conduisant aux pensées les plus basses, les plus honteuses vis-à-vis de l’autre. Le persécuteur persécuté devient capable d’une véritable aversion envers celui qu’il adore, celui qui le fait tant souffrir, et à cause de qui la vie n’existe plus ; il en vient à se réjouir de faire souffrir l’autre.

La jalousie ne présente donc que des facettes négatives : elle pervertit celui qui aime, et elle distancie celui qui est aimé, ce dernier n’appréciant en principe pas de se faire étouffer.

Que pourrait-il donc y avoir de « positif » dans les représentations imaginaires de la jalousie ? Pour le voir, il nous faut compléter la doctrine spinoziste de la vérité.

La doctrine spinoziste de la vérité (suite).

Nous avons vu que le propre de l’Imagination est d’être une connaissance soumise au point de vue d’un sujet supposé libre, c’est-à-dire de tout rapporter à un « moi », aux fins de ce moi.

Ainsi les représentations imaginaires du jaloux proustien se rapportent toujours à la volonté de protéger et  à l’espoir de faire durer l’amour faussé qu’il a construit en projetant ses propres désirs sur l’aimée.

Mais, si je change de point de vue, si je cesse de me représenter la réalité d’après moi-même, c’est-à-dire d’après mes fins, comme si elle n’était faite que pour mon usage, je vois les choses à une tout autre place. Dans un univers absolument décentré dans lequel, dans une totale objectivité, il ne peut plus être rapporté à l’initiative d’un sujet, fût-il un tout puissant créateur, les choses n’y dépendent plus alors d’un ordre arbitraire, mais elles sont rapportées les unes aux autres dans un enchaînement causal nécessaire, en l’absence de toute détermination par des fins. La connaissance des choses est alors adéquate.

Se représenter imaginairement la réalité et la connaître adéquatement, ce sont donc deux choses tout-à-fait différentes. Et pourtant, dans toute représentation imaginaire, en tant qu’idée « en Dieu », il doit avoir quelque chose d’adéquat. Quelle est cette chose ?

Si tous les hommes, le sage comme l’ignorant, sont et seront toujours voués à considérer la réalité d’un point de vue imaginaire, ce n’est pas parce qu’ils le veulent bien, dans un comportement dont ils porteraient la responsabilité, mais parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement : il faut prendre à la lettre l’idée que nous sommes esclaves de l’imagination. Celle-ci ignore les causes qui déterminent réellement notre activité. Et même si la connaissance adéquate peut mettre à jour ces causes, elle ne les supprimera pas. C’est dans cette absolue nécessité de la représentation imaginaire que réside sa vérité.

Le jaloux proustien, même s’il comprend les causes de sa jalousie – sa conception de l’amour comme projection de ses désirs sur l’aimée et sa volonté de protéger cet amour – n’en deviendra sans doute pas moins jaloux, mais il réalisera que chacune de ses relations amoureuses donnera nécessairement naissance à la jalousie qui les rongera inexorablement jusqu’à leur destruction. Il saura qu’il ne peut pas en être autrement.

Le « sage » spinoziste, l’homme libre, n’est pas celui qui, par la décision volontaire de réformer une fois pour toutes son entendement, aurait éliminé de celui-ci toutes les idées fausses qui pourraient s’y trouver, et aurait supprimé ainsi de sa propre existence tous les effets du mode de connaissance imaginaire. Il sait qu’il est impossible de se libérer tout-à-fait de l’imagination  et des passions qui s’ensuivent car elles ne lui appartiennent pas et ne dépendent pas de lui. L’homme libre sait, au contraire, compter avec elles, car il a saisi adéquatement de quelle manière elles sont nécessaires. Le vrai rend compte du faux aussi dans son objectivité, jusqu’en ce point limite où il cesse d’apparaître comme faux pour montrer sa propre vérité.

Revenons aux idées de trahison que le jaloux proustien entretient à propos du comportement de son aimée. Ces idées, en Dieu, sont adéquates et vraies. C’est en le jaloux qu’elles sont mutilées et confuses, parce qu’il les appréhende incomplètement, d’une manière telle qu’elles se présentent comme détachées de leur cause. En quoi ces représentations imaginaires sont-elles pourtant adéquates ? En ce qu’elles impliquent objectivement tout autre chose que ce à quoi il les rapporte spontanément à savoir l’aimée. Ce qu’elles expriment en fait, c’est la disposition propre du jaloux, qui l’amène à former de l’aimée une perception qui en dénature la réalité. Ainsi les images sont-elles fausses par rapport à l’objet qu’elles visent. Mais cela ne signifie pas qu’elles sont des représentations purement illusoires, des idées sans objet, qu’il suffirait de réfuter pour en dissiper les apparences. Elles sont des idées, des vraies idées, sinon des idées vraies et, comme telles, elles sont adéquates et correspondent à un objet qui n’est pas celui que le jaloux leur attribue immédiatement. En tant que projections, leur véritable objet est la disposition propre du jaloux et non pas celle de l’aimée. Les images de trahison sont des idées vraies si le jaloux les rapporte à sa propre complexion existentielle. En quoi sont-elles inadéquates ? En tant qu’elles sont séparées de la connaissance de leur objet, auquel elles substituent un autre contenu.

La liberté du sage ne consiste pas à supprimer les passions et les effets de la servitude, mais à modifier le rapport à ses passions et aux images qui les accompagnent ou les suscitent. En reconnaissant la nécessité qu’elles expriment elles aussi à leur manière, il les transforme en des passions joyeuses, en des images claires, qui sont expliquées dans la totalité de leurs déterminations.

L’amoureux-jaloux proustien peut ainsi trouver une autre voie d’interprétation des signes amoureux, dans son propre monde et non dans celui de l’aimée, et dès lors, faire de l’amour une passion joyeuse, à défaut d’une action, plutôt qu’une passion triste.

Jean-Pierre Vandeuren

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