Spinoza et le Père Noël

« C’est pourquoi notre principal effort dans cette vie, c’est de transformer le corps de l’enfant, autant que sa nature le comporte et y conduit, en un autre corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à une âme douée à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses » (Eth V, 39, scolie).

En cette période réapparaît la traditionnelle question : « Est-il bon ou non d’entretenir chez les enfants la croyance au Père Noël ? », question sous-tendue par des motivations telles que la nécessité d’encourager les enfants à dire la vérité, ce que l’exemple des parents qui entretiennent la croyance au Père Noël contredirait, ou celle de leur éviter peine ou déception.

Quelle serait une position spinoziste à ce propos ?

Il faut d’abord éclairer l’expression « bon pour les enfants ». Au vu de la citation placée en exergue, sera dit « bon pour un enfant » tout ce qui pourra favoriser son corps à devenir propre à un grand nombre de fonctions et son esprit à parvenir à un haut degré de connaissance. La question revient alors à se demander si la croyance au Père Noël ou en toute autre fiction, telle que Saint Nicolas, les fées, etc. est utile à son développement, à la fois personnel et social. Nous nous plaçons alors du point de vue de l’enfant.

Mais il faut aussi examiner les motivations parentales qui sont à la racine de la question, principalement celle de la non-conformité entre l’exigence formulée à l’enfant de dire la vérité et le contre-exemple flagrant de l’entretien d’une croyance irrationnelle. Nous nous plaçons alors du point de vue  du parent.

Du point de vue du développement de l’enfant

Individuellement

L’Esprit humain n’est rien d’autre que l’idée qui exprime, selon les lois de l’attribut Pensée, les vicissitudes temporelles d’un corps affecté, au cours de son existence, par une multitude d’autres corps. En tant qu’idée, l’Esprit est donc connaissance, et rien que connaissance, mais d’abord connaissance « du premier genre », c.à.d. imagination, puisque l’Esprit ne perçoit que par les affections du corps. Donc l’Esprit commence par être  imagination. L’homme prend ainsi conscience de son effort pour persévérer dans l’existence par l’imagination d’abord. Exister, c’est d’abord imaginer.

L’esprit de l’enfant, et ce jusque l’âge de 7-8 ans (l’âge de raison), ne peut exister que par l’imagination. L’enfant est dans la pensée magique, imagine plein de scénarios et s’invente des histoires : il n’est qu’à observer ses jeux de dragons, de princesses, de policiers, de voitures accidentées, d’hôpital, de sorcières, de loups, etc. pour s’en convaincre. Ce n’est que par après que la pensée rationnelle prendra naissance.

La croyance au Père Noël s’intègre donc parfaitement à ce type de pensée et, avec l’apparition de la pensée concrète, se dissipera naturellement et sans trop de heurts. Ce qui, par-là, contrecarre aussi la motivation parentale de souci d’éviter peine et déception à l’enfant lors de la nécessaire survenance de la démythification de l’existence du Père Noël.

C’est également durant cette période de pensée magique que se construit une base, plus ou moins solide, à l’intérieur de l’enfant. Le Père Noël est un personnage bon et souriant et il fait ainsi partie des représentations positives de l’enfant. En ce sens, on pourrait dire que de permettre à l’enfant de croire au Père Noël (ou autre personnage mythique du genre), en la magie, c’est lui donner espoir en la vie, le sécuriser, le rassurer devant les obstacles, lui donner accès à quelque chose de bon pour lui.

Puisque le Père Noël représente une figure paternelle et renferme une certaine magie, il peu refléter l’image d’un bon père qui pense à l’enfant en lui apportant un cadeau, en l’écoutant lui raconter ce qu’il désire ou simplement en l’écoutant chanter une chanson.

Socialement

La croyance au Père Noël est un bon moyen de transmission de valeurs aux enfants, de perpétuation de traditions ou de création de nouvelles coutumes. Dans cette transmission des valeurs et des traditions, on retrouve plusieurs bienfaits sociaux, que ne renierait pas Spinoza pour qui la concorde entre les hommes est un des plus grands biens :

  • Intégrer le partage et la générosité : On donne à ceux qu’on aime, on reçoit du Père Noël et de ceux qui pensent à nous, pas seulement en cadeau ou en argent mais en temps (faire des activités ensemble, faire un souper ensemble) et en paroles (de bons souhaits sur les cartes, des mots qui se disent moins souvent). On laisse au Père Noël des biscuits et du lait ou on souhaite nous aussi lui donner un cadeau.
  • Participer au développement de la conscience sociale : On donne à des milieux moins favorisés, on réalise que Noël ne se fête pas partout de la même façon et que certaines personnes font de l’entraide dans des organismes communautaires, etc.
  • Développer le sentiment d’appartenance : Que ce soit à une société (dans les centres commerciaux, tout le monde se prépare à la même fête), à un groupe (ceux qui croient versus ceux qui ne croient pas), à une famille (traditions différentes selon chacune, cueillette du sapin de Noël naturel, préparation de nourriture traditionnelle, réalisation de cartes de souhaits, etc.)
  • Retrouver le plaisir d’être ensemble : Penser aussi à ceux qui n’y sont plus (y compris les animaux!).
  • Se Préparer  au plaisir : De la fête et des congés.
  • Stimuler la montée du désir : C’est le moment de faire des vœux, d’exprimer des demandes, même les plus farfelues, et de désirer très fort…
  • Favoriser la patience par l’attente et l’anticipation : On en parle longtemps à l’avance de cette grande fête. En effet, le Père Noël s’installe dans les magasins à partir du mois de novembre puis on fait le décompte des 24 jours de préparation avec un calendrier de l’Avent. Dans notre société où on peut obtenir beaucoup de choses rapidement, vivre cette attente positivement aide l’enfant à vivre d’autres attentes plus difficiles que la vie peut apporter.

Ainsi, du point de vue du développement de l’enfant, la croyance au Père Noël jusque l’âge dit de raison, ne présente que des avantages.

Du point de vue des parents : le problème du « mensonge »

Un mensonge est une affirmation contraire à la vérité faite dans l’intention de tromper. Il s’agit donc d’une « mauvaise ruse » et l’Ethique établit dans la proposition 72 de la quatrième partie, que l’homme libre, c’est-à-dire celui qui agit toujours sous la conduite de la Raison, ne l’utilise jamais :

« L’homme libre n’emploie jamais de mauvaises ruses dans sa conduite : il agit toujours avec bonne foi. »

Mais cela ne s’applique pas au parent dans ce cas-ci. Il est vrai que la croyance au Père Noël est contraire à la vérité : le Père Noël, hélas, n’existe pas. Cependant, favoriser cette croyance n’a pas pour but de tromper l’enfant, mais de l’accompagner dans son développement sain et harmonieux, comme exposé ci-dessus. En ce sens, il ne s’agit pas d’un mensonge et la motivation à la base de la question initiale perd toute sa signification.

Mais allons plus loin. Le caractère « non-vrai » de l’affirmation de l’existence du Père Noël peut également être considéré comme dénué de sens. En effet, cette existence est une fiction et nous avons relevé dans un précèdent article à ce sujet (voir L’imagination selon Spinoza : un véritable Janus) qu’une fiction peut être « une idée vraie à condition que soit pensée en même temps la raison pour laquelle elle affirme ce qu’elle affirme ». L’esprit du parent, en affirmant à son enfant l’existence du Père Noël, s’il s’affirme simultanément les raisons de cette affirmations, à savoir celles énoncées plus haut de l’utilité de cette croyance pour le développement harmonieux de cet enfant, fait de cette fiction une idée vraie, ou plus exactement une idée adéquate, puisqu’elle en est l’idée de la cause de l’idée initiale (l’affirmation de l’existence du Père Noël) (Voir à ce propos l’article qui précède celui-ci, Causalité).

Jean-Pierre Vandeuren

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