Spinoza et la sexualité

La sexualité, et plus généralement l’amour humain, est, avec l’argent, la plus grande préoccupation de la plupart des individus et, en ce sens, on s’étonne d’habitude du peu de place qu’elle occupe dans l’Ethique et l’on considère souvent cela comme une carence du système spinoziste.  Et cette carence peut même sembler justifiée par le fait que, dans ce système, la libido conduit généralement celui qui en est en proie à toutes sortes de maux : l’obsession, la jalousie, le conflit (La guerre de Troie ne trouve-t-elle pas son origine dans l’amour pour Hellène ?). De là à imaginer que Spinoza préconiserait ainsi de s’en éloigner et de pratiquer l’ascétisme sexuel, à l’exemple de sa propre existence, il n’y a à nouveau qu’un pas rapidement franchi.

Mais ces réflexions ne sont dues qu’à notre imagination, connaissance mutilée et confuse de l’Ethique. D’abord, pour Spinoza, la libido n’est qu’une passion parmi les nombreuses autres et il n’y consacre ni plus ni moins de place à son étude que ce qui est nécessaire. Sa prétendue carence en ce domaine est relative à la place que nous octroyons en général nous-mêmes à la sexualité, mais non au but spécifique de l’Ethique qui, par exemple dans sa troisième partie, est d’étudier « les actions et les appétits humains de même que s’il était question de lignes, de plans ou de corps » (Eth III, Préface).

Mais cette passion est joyeuse et, dès lors, est directement bonne (« La joie n’est pas directement mauvaise, mais bonne ; la tristesse, au contraire, est directement mauvaise » (Eth IV, 41)). En effet, la libido ou appétit sexuel, est définie comme étant « le désir et l’amour de l’union des corps » (Eth III, Définitions des sentiments 48). Elle s’inscrit dans un cycle génétique qui tend à reproduire la joie, donc l’augmentation de notre puissance d’être et d’agir, car l’amour est « la  joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure » :

Conatus → joie → amour → désir

Ainsi, Spinoza aurait pu compléter son célèbre passage du scolie de Eth IV 45 en y ajoutant la libido :

« Aucune divinité, ni qui que ce soit, excepté un envieux, ne peut prendre plaisir au spectacle de mon impuissance et de mes misères, et m’imputer à bien les larmes, les sanglots, la crainte, tous ces signes d’une âme impuissante. Au contraire, plus nous avons de joie, plus nous acquérons de perfection ; en d’autres termes, plus nous participons nécessairement à la nature divine. Il est donc d’un homme sage d’user des choses de la vie et d’en jouir autant que possible (pourvu que cela n’aille pas jusqu’au dégoût, car alors ce n’est plus jouir). Oui, il est d’un homme sage de se réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens du parfum et de l’éclat verdoyant des plantes, d’orner même son vêtement, de jouir de la musique, des jeux, des spectacles et de tous les divertissements que chacun peut se donner sans dommage pour personne. En effet, le corps humain se compose de plusieurs parties de différente nature, qui ont continuellement besoin d’aliments nouveaux et variés, afin que le corps tout entier soit plus propre à toutes les fonctions qui résultent de sa nature, et par suite, afin que l’âme soit plus propre, à son tour, aux fonctions de la pensée. Cette règle de conduite que nous donnons est donc en parfait accord et avec nos principes, et avec la pratique ordinaire. Si donc il y a des règles différentes, celle-ci est la meilleure et la plus recommandable de toutes façons, et il n’est pas nécessaire de s’expliquer sur ce point plus clairement et avec plus d’étendue ».

Car, effectivement, la libido, en tant que joie, nous permet d’augmenter notre puissance d’agir en ce sens qu’elle nous rend aptes à produire certains effets que nous ne pouvions pas produire avant son apparition. Et une fois ces effets produits, nous devenons capables de produire les effets de ces effets : capables d’être affectés par les autres corps et de les affecter d’une multitude de façons nouvelles et, ainsi, de penser plus et mieux qu’auparavant. La tristesse et la souffrance n’interviennent dans ce processus que par la rencontre de causes extérieures qui nous empêchent éventuellement d’actualiser jusqu’au bout nos désirs, mais la sexualité, parce que joyeuse, est bonne par elle-même.

Il est vrai que l’appétit sexuel conduit souvent, si pas toujours, vers des tristesses. Mais ce n’est pas en tant qu’il s’agit de sexualité, mais en tant qu’il s’agit d’une passion et que donc, à ce titre, il est soumis aux cycles génétiques passionnels.

Ainsi, la jouissance sexuelle, comme la plupart des jouissances, est un plaisir « local » qui affecte une ou plusieurs parties du corps plus que les autres. Elle est soumise à la possibilité de l’excès et au cycle des joies et des tristesses :

Joie → joie indirectement mauvaise →tristesse → tristesse indirectement bonne → …

De même, elle est aussi soumise aux cycles de la crainte et de l’espoir et au cycle séparateur interhumain (Imitation → pitié → ambition de gloire → ambition de domination → envie → …). C’est de la combinaison de ces deux cycles que de l’amour humain doit automatiquement naître la jalousie et le conflit (voir notre démonstration de ce fait dans notre article Spinoza et Proust (4) : la jalousie (troisième partie) (1)) : par ambition de gloire nous désirons qu’autrui aime qui nous aimons (nous entrons ainsi dans le cycle séparateur), mais en même temps nous craignons qu’il ne le fasse (nous entrons alors dans le cycle de la crainte et de l’espoir). Mais, encore une fois, ce n’est pas le caractère sexuel du sentiment qui nous conduit à la souffrance et au conflit, mais son caractère passionnel.

 Jean-Pierre Vandeuren

2 réflexions au sujet de « Spinoza et la sexualité »

  1. Bonjour Monsieur Vandeuren,
    je vous signale une faute dans la première phrase du second paragraphe : car pour par. Merci pour cet article.

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