L’exemple de la quatrième proportionnelle

Le principe fondamental du spinozisme est que Dieu ou la Nature est totalement intelligible, en droit du moins. En conséquence, la Béatitude peut s’obtenir par « l’amour intellectuel de Dieu », c’est-à-dire par l’amour de la connaissance de Dieu. La connaissance est donc au centre de l’Ethique.

C’est dans le scolie 2 de Eth II 40 que sont données les définitions génétiques des trois genres de connaissance : l’Imagination, la Raison et l’Intuition. Spinoza illustre ensuite ces trois genres par un exemple unique destiné à en montrer les différences, celui de la recherche de la quatrième proportionnelle : étant donné trois entiers a, b et c, il s’agit de rechercher l’entier x tel que a/b = c/x. Par exemple, pour a=2013, b=8723 et c=46299, que vaut x tel que 2013/8723 = 46299/x ?

La concision de la prose spinoziste fait que l’illustration de l’Intuition par cet exemple est difficilement compréhensible et nécessite un travail de décomposition relativement fastidieux.

Reprenons l’exemple.

En ce qui concerne les deux premiers genres de connaissance, pour résoudre le problème donné, ils vont tous deux utiliser la règle de calcul en deux temps qui consiste à passer de l’égalité des rapports à celle du produit des moyens avec celui des extrêmes et enfin de la division qui isole l’inconnue dans un membre de l’égalité :

a/b = c/x → a*x=b*c → x=b*c/a

Appliqué :

2013/8723 = 46299/x  → 2013*x=8723*46299 → x=8723*46299/2013=200629

La différence entre l’Imagination et la Raison provient de la compréhension de la règle que l’on peut appliquer, soit simplement parce que d’autres nous l’ont enseignée ainsi (ouï-dire, connaissance par signes), soit parce que nous l’avons essayée sur quelques exemples et, convaincus de son efficacité, nous l’appliquons à d’autres cas (ces deux situations relèvent de l’Imagination), soit encore, parce que nous en avons étudié et compris la déduction mathématique, comme exposée par exemple dans les livres d’Euclide (on relève alors de la Raison).

En effet, la connaissance du premier genre, l’Imagination, a pour cause soit  la représentation des choses par nos sens d’une façon incomplète et selon l’ordre naturel des rencontres de ces choses (par exemple, nous avons, en rencontrant divers cas de quatrième proportionnelle, inféré la règle mentionnée), soit des signes (par exemple, quelqu’un nous a enseigné cette règle sans nous la justifier mathématiquement : nous la connaissons par ouï-dire).

La connaissance du deuxième genre, la Raison, a pour cause les notions communes et les idées adéquates des propriétés des choses : dans notre exemple, nous avons l’idée adéquate des propriétés de l’égalité des rapports qui sont à l’origine de la règle, c’est-à-dire que nous en avons compris la déduction mathématique.

Quoiqu’il en soit, la technique mentionnée résout le problème posé : a et b étant deux entiers, ils constituent un rapport a/b et si c est un troisième entier, elle permet toujours de trouver un nombre x qui constitue un rapport c/x égal au rapport a/b. Mais, évidemment, ce nombre x peut ne pas être un entier, auquel cas le problème initial n’a pas de solution. Pour nos a et b de départ (a=2013 et b=8723), si l’on se donne c=2, le calcul nous rend x=8723*2/2013 qui n’est pas un nombre entier. On peut alors poser la question de savoir quelle est la condition nécessaire et suffisante que doit satisfaire l’entier c pour que x soit un entier. Si l’on ne peut pas répondre immédiatement à cette question, c’est-à-dire sans l’intervention d’un calcul ou d’un raisonnement élaboré, c’est que l’on n’a pas saisi, l’on n’a pas eu l’intuition de la nature intime, de l’essence du rapport a/b que doit reproduire le rapport c/x.

Cette saisie directe de l’essence d’une chose est l’apanage du troisième genre de connaissance, l’Intuition qui « progresse de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu jusqu’à la connaissance adéquate de l’essence des choses ».

Que signifie « connaître une chose par son essence » ?

Il y a deux cas : soit la chose est incréée (substance et attributs), soit elle est créée par autre chose (modes). Pour une chose incréée, la connaître par son essence, c’est déterminer en quoi elle consiste, c’est-à-dire en donner une définition. Cela a été fait dans la première partie de l’Ethique pour la substance et ses attributs. Pour un mode, le connaître par son essence revient à le connaître par la cause prochaine immanente à partir de laquelle son essence elle-même se conçoit.

Comment connaître dès lors l’essence du rapport a/b qui rentre dans la deuxième catégorie de choses ?

Remontons une étape et demandons-nous d’abord quelle est l’essence d’un entier a. Un tel entier peut être considéré comme un individu, c’est-à-dire un être composé de plusieurs autres individus relié entre eux par une loi caractéristique. Les individus « de base » sont ici les nombres premiers, c’est-à-dire les entiers qui ne se divisent que par 1 et eux-mêmes, comme 1, 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, etc. Tout entier a est alors un produit, unique à l’ordre des facteurs près, de nombres premiers. C’est la loi qui le caractérise. Par exemple, 2013=3*11*61, 8723=13*11*61 et 46299=3*11*23*61.

L’essence du rapport a/b, sa cause prochaine immanente, est alors le quotient p/q où pet q sont des entiers « premiers entre eux » (dont le plus grand commun diviseur (pgcd) est 1), tel qu’il existe un entier m avec a=p*m et b=q*m, car alors le rapport a/b est « causé » par le quotient p/q par : a/b= p*m/q*m.

Par exemple, l’essence du rapport 2013/8723 est le quotient 3/13 et l’on obtient 2013/8723=3*671/13*671 (p=3, q=13, m=671).

Par ce biais de l’essence, le problème de la recherche de x revient alors à écrire c comme le produit de p par un entier n (c’est-à-dire de diviser c par p) : c=p*n, car alors x ne peut être autre que q*n, pour que le rapport c/x ait la même essence que le rapport a/b, c’est-à-dire soit le même rapport.

Dans notre exemple, c=46299=3*15433 et donc x=13*15433=200629.

On voit aussi immédiatement, par ce biais, que, pour que le problème admette une solution entière pour x, il faut et il suffit, dans le cas général du rapport a/b, d’essence p/q, que c soit divisible par p. Ainsi, dans notre exemple particulier, il faut et il suffit que c soit divisible par 3, ce qui est le cas de c=46299, mais, évidemment, pas de c=2.

Jean-Pierre Vandeuren

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s