Le Manipulateur Pervers Narcissique (6) : les injonctions paradoxales (1)

« Les paradoxes, les sophismes pèsent autant que les vérités et que les généralités dans la conduite des hommes et des choses qui les intéressent » (Gambetta).

La littérature mentionne que l’une des « armes » qu’utilise le « pervers » pour manipuler autrui est l’injonction paradoxale, terme français correspondant aux expressions anglaises « double bind » ou « knot ».

Un peu d’histoire

Le « double bind » (double lien ou double contrainte) est un concept introduit par Grégory Bateson en 1958.

A l’origine, Gregory Bateson s’intéressait à des patients hospitalisés avec un diagnostic de schizophrénie, c’est-à-dire de dissociation de la personnalité. Son idée de départ était que l’effet, la dissociation de la personnalité, devait avoir une cause de même type. S’intéressant alors à au schizophrène au sein de son milieu familial, il avança l’hypothèse que la cause de la maladie devait se trouver dans une façon particulière de communication familiale, basée sur l’émission de deux obligations ou injonctions contradictoires, verbales ou non, qui, s’interdisant mutuellement, induisent une impossibilité logique à les résoudre ou les exécuter sans contrevenir à l’une des deux. Le terme de « knot » (nœud) est également employé pour décrire cette  situation d’enfermement. Selon Bateson, le caractère dissociatif de ce type de communication serait à l’origine de la dissociation de la personnalité. Il  introduit ainsi l’idée que la maladie mentale peut être un mode d’adaptation à un contexte extérieur qui contiendrait l’élément pathologique. C’est le principe fondateur de la thérapie familiale qui s’attache à soigner cette pathologie relationnelle directement plutôt que l’effet induit sur un individu en particulier.

L’exemple type d’injonction paradoxale est l’ordre : « Sois spontané ! ». Car si l’on essaie d’y obéir, on ne peut plus être spontané, et si on refuse d’obéir non plus. Ce type d’ordre met la personne qui le reçoit dans une situation psychologiquement inconfortable, le résultat de l’une ou de l’autre action (obéir ou ne pas obéir) aboutissant chacune à ne pas satisfaire l’ordre initial (ne pas être spontané).

La femme qui dit à son mari : «Sois plus viril» le coince, le met en état d’être manipulé. En effet, soit il se montre plus «viril», mais il ne fait alors qu’obéir à sa femme, ce qui n’est pas très viril. Soit il désobéit et il reste un homme peu viril.

Parfois l’injonction peut être créée par une contradiction entre une affirmation verbale et un comportement non verbal qui vient le contredire. Voici, de Bateson, l’exemple  de la mère balinaise qui dit à son fils : « Tu ne m’embrasses pas ? » et qui se raidit quand celui-ci vient lui faire un câlin. Que le fils obéisse ou non, il est rejeté par sa mère.

Vers une définition spinoziste de l’injonction paradoxale

Le terme « injonction » ne pose pas de problème. Il s’agit d’un ordre émanant d’une autorité dominante, parents, enseignants, managers, etc. Mais c’est même un commandement précis, non discutable, qui doit être obligatoirement exécuté et qui est souvent accompagné de menaces de sanctions.

Dans le contexte étudié, le mot « paradoxe » désigne une antinomie, une complexité contradictoire inhérente à la réalité de quelque chose, ce quelque chose étant l’injonction envisagée.

Mais allons plus loin dans l’analyse de la « contradiction », puisque c’est celle-ci, dans des circonstances particulières, qui semble pouvoir perturber au point d’entraîner des conséquences extrêmement graves, allant du simple inconfort psychologique, en passant par la maladie mentale, et pouvant conduire au suicide.

Spinoza :

« Des choses sont de nature contraire, c’est-à-dire ne peuvent être dans le même sujet, dans la mesure où l’une peut détruire l’autre » (Eth III, 5).

On a là une définition :

Deux choses sont dites de nature contraire lorsqu’elles ne peuvent être dans le même sujet.

Et une caractérisation équivalente :

Deux choses sont de nature contraire lorsque l’une peut détruire l’autre.

Ainsi le concept d’ « injonction paradoxale » ou de « double contrainte » désigne deux obligations qui se contrarient en s’interdisant mutuellement, augmentées d’une troisième qui empêche l’individu de sortir de cette situation. En termes de logique, elle exprime l’impossibilité que peut engendrer une situation où le paradoxe est imposé et maintenu.

Dans les relations humaines il s’agit d’un ensemble de deux ordres (explicites ou implicites) intimés à quelqu’un qui ne peut en satisfaire un sans violer l’autre.

Cet ordre est donc impossible à réaliser.

Le commandé se retrouve coincé entre deux actions contraires. Cette situation fait furieusement penser à celle d’un « flottement de l’âme » ou ambivalence de sentiments, cet « état de l’esprit qui naît de deux sentiments contraires », que nous avons souvent utilisé et que nous avons schématisé comme suit :

Conatus + chose extérieure → ambivalence

                          ↗  joie            → amour  →  désir de se rapprocher de la chose

de sentiments

                          ↘  tristesse    → haine    →  désir de s’éloigner de la chose

Il y a cependant deux différences essentielles : les désirs et les actions qui s’ensuivent y naissent de sentiments et ces désirs débouchent nécessairement sur une seule action bien définie : soit se rapprocher, soit s’éloigner de la chose. L’individu y est entraîné à l’action par des sentiments contraires, c’est-à-dire « des sentiments qui, bien que du même genre, entraînent l’homme en sens opposés, comme la gourmandise et l’avarice, qui sont des espèces de l’amour » (Eth IV, Définition 5), mais une action est à chaque fois possible et nécessaire, même si elle peut ne pas être la meilleure (« voir le meilleur et faire le pire »). Cette poussée vers l’action a une cause extérieure et une cause intérieure.

Le flottement de l’âme est la condition naturelle de l’homme :

« On voit par là que nous sommes agités en mille façons par les causes extérieures ; et, comme les flots de la mer soulevés par des vents contraires, notre âme flotte entre les passions, dans l’ignorance de l’avenir et de sa destinée » (Eth III, 59, Scolie).

L’injonction paradoxale place l’homme dans une situation non naturelle : il y est poussé à l’action par une cause qui lui est totalement extérieure (et à laquelle il est obligé de se soumettre). On pourrait donc la définir, en termes spinozistes comme « un flottement de l’âme résultant, non de sentiments contraires, mais de l’imposition d’actions contraires », et la schématiser comme suit, sans possibilité de prolonger le schéma par un choix d’action :

                                                     ↗ obéir

Conatus + injonction paradoxale

                                                     ↘ désobéir

Jean-Pierre Vandeuren

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