Les comportements individuels
Lorsqu’un individu est amené à rencontrer une situation qu’il éprouve des difficultés à gérer (une nouvelle rencontre amoureuse, un exposé à donner, etc.), quelles que soient les raisons pour lesquelles il éprouve cette difficulté, va naître en lui un sentiment de crainte, cette « tristesse inconstante, née d’une chose future ou passée, dont l’issue lui paraît dans une certaine mesure douteuse » (Eth III, Définitions des sentiments, 13). Il va alors tout faire pour éloigner cette tristesse, car « Tout ce que nous imaginons conduire à la tristesse nous nous efforçons de l’écarter ou de le détruire » (Eth III, 28). Il va donc engager des actions dans ce sens.
Ce sont ces actions que décrivent les 6 comportements individuels, et dans lesquelles notre individu va déployer son Conatus, son effort pour persévérer dans l’existence, ici pour affronter d’une certaine manière la situation difficile.
Toutes ces actions consistent en une manière de nier la réalité de la situation, de fuir le réel. Elles pervertissent ainsi son Conatus en l’orientant dans une direction qui ne peut que l’affaiblir (Chassez le réel, il reviendra au galop). Son effort pour conserver son être étant affaibli, la personne ne peut que s’éloigner du bonheur, accroître son malheur, puisque ce bonheur consiste à conserver son être.
Schématiquement :
Conatus + situation à affronter → Tristesse (Crainte) → Désir d’éloigner cette tristesse → Action : négation de la réalité de la situation.
Voici, en résumé, les 6 comportements exposés :
– Refus de tout changement d’attitude et de position (loyauté absolue envers soi-même ;
– Refus de toute évolution (ancrage dans le passé) ;
– Création de situations imaginatives ;
– Conduites d’évitement ;
– Convictions imaginatives de l’existence de situations redoutées ;
– Imagination de buts trop élevés, déceptions anticipatives.
Les comportements interindividuels
Lorsqu’un individu est en relation avec un autre, souvent une personne dont il est proche, il va désirer s’en faire reconnaître. C’est l’ambition de gloire, ce « désir immodéré de gloire, c’est-à-dire de la joie qu’accompagne l’idée d’une quelconque de nos actions que nous imaginons louée par les autres » (Eth III, Définitions des sentiments, 44 et 30). Ne sachant comment obtenir cette reconnaissance, il va vouloir la forcer chez l’autre en le dominant ; c’est l’ambition de domination.
Pour réaliser cette domination, il va tenter de le manipuler, plus ou moins consciemment.
Cette manipulation peut aussi se voir comme une négation. Le désir de dominer l’autre se matérialise en la création d’une situation de confrontation entre deux choix, dont l’un est vu comme la négation totale de l’autre : ou l’autre se soumet et je « gagne », ou l’autre refuse cette soumission et je « perds », soit une situation « gagnant/perdant ».
Schématiquement :
Conatus + Autrui → Ambition de gloire → Ambition de domination → Action de
↗ non soumission
manipulation
↘ soumission
Quoiqu’il en soit, cette manipulation débouche nécessairement sur le conflit et donc envenime les relations avec les autres.
Voici à nouveau, en résumé, les 6 comportements exposés :
– Lecture de la pensée ou voyance ;
– Alternative illusoire ;
– Injonction paradoxale ;
– Dépréciation de soi ;
– Négation du don ;
– Xénophobie ;
Illustration : un des comportements
Nous avons sélectionné le comportement qui a pour origine la dépréciation de soi. Ce choix permet de donner un exemple supplémentaire tiré du livre de Watzlawick (Nos articles sur les injonctions paradoxales en fournissent un autre), d’établir un lien avec la psychologie de la motivation de Paul Diel que nous avons abordée à d’autres endroits (voir Aux origines des conflits, deuxième partie : aspect génétique (1) et (2)) et enfin de donner une illustration assez parlante d’un « nœud » (knot).
L’exemple cité par Watzlawick est tiré du livre Nœuds de Ronald Laing. Il met en scène un individu qui est dans la dépréciation de soi (« la tristesse qui naît de la fausse opinion par laquelle un homme pense être au-dessous des autres » (Eth IV, 57, Scolie)), et qui s’enferme dans le « nœud » suivant (les notes entre parenthèses sont de nous, elles donnent les explications spinozistes du comportement) :
Je ne m’estime pas (Dépréciation de soi)
Je ne puis estimer quelqu’un qui m’estime (Il s’agit de l’apparition de l’orgueil, toujours indissociable en fait de la dépréciation de soi : « Bien que la dépréciation de soi soit contraire à l’orgueil, celui qui se déprécie est cependant très proche de l’orgueilleux » (Eth IV, 57, Scolie))
Je ne puis estimer que quelqu’un qui ne m’estime pas (Conséquence logique des deux affirmations précédentes)
J’estime Jack parce qu’il ne m’estime pas
Je méprise Tom parce qu’il ne me méprise pas
Seule une personne méprisable peut estimer quelqu’un d’aussi méprisable que moi
Je ne puis aimer quelqu’un que je méprise
Du fait que j’aime Jack je ne puis croire qu’il m’aime (Parce que s’il m’aimait, il serait méprisable et donc je ne pourrais l’aimer : le nœud est bouclé).
En termes dieliens de mécanique de la « fausse motivation (voir les explications détaillées dans les articles cités plus haut), l’enfermement dans ce nœud se schématise bien par les passages successifs aux quatre coins du « carré dielien » :
Soi Autres
+ + surestime (ligne de défense)
Orgueil ——————————- Surestime
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Dépréciation de soi ————————– Mésestime
– – sous-estime (ligne d’attaque)
L’individu de l’exemple, partant du coin inférieur gauche, est lié au coin supérieur gauche, se déplace dans le coin supérieur droit pour Jack et dans le coin inférieur droit pour Tom.
Jean-Pierre Vandeuren