Le point de vue spinoziste
Les quatre attitudes négatives épinglées par le livre et auxquelles il oppose les quatre accords Toltèques, ne sont que des passions qui, comme toute passion, résultent des contraintes exercées sur nous par des forces extérieures, au rang desquelles figurent effectivement nos conditionnements familiaux, éducatifs et sociaux, sans que ceux-ci doivent être pour autant considérés comme des « domestications », ce qui requerrait une intention de dressage de la part de nos parents, professeurs et autres partenaires sociaux, intention que nous aurions beaucoup de mal à leur attribuer.
La « médisance de soi » s’apparente à la « dépréciation de soi » spinoziste qui « consiste à avoir de soi-même, par tristesse, une moins bonne opinion qu’il n’est juste » (Eth III, Définition des affects 29). Mais alors que Ruiz fait de ce rejet de soi-même une composante universelle de l’affectivité humaine, conséquence de notre nécessaire domestication, Spinoza le juge au contraire très rare : « Ces affects, à savoir l’humilité et la dépréciation de soi, sont d’ailleurs fort rares. Car la nature humaine, considérée en soi, leur résiste autant qu’elle peut » (Eth III, explication suivant la définition précédente). Pour lui, il ne serait donc pas nécessaire d’adopter une attitude générale afin de le combattre.
Ce que Ruiz dénomme égoïsme et qui fait que l’individu rapporte tout à soi correspond, chez Spinoza à l’ « amour de soi », « la joie qui naît de la considération de soi-même » et par laquelle « chacun s’empresse de raconter ses faits et gestes et d’étaler ostensiblement ses forces physiques et mentales » et qui « pour cette raison fait que les hommes sont une charge les uns pour les autres » (Eth III, 55, Scolie).
Que tout le monde juge selon ses préjugés est naturel selon Spinoza. En effet, les préjugés ne sont rien d’autre que les fruits de cette connaissance imaginative que sont les ouï-dire et les opinions, connaissance à laquelle nous sommes toujours soumis dès le départ.
Enfin, se forcer à correspondre à un modèle est encore une fois un aspect naturel de la nature humaine. Il s’agit de l’émulation, « le désir d’une chose, engendré par le fait que nous imaginons que d’autres ont le même désir ». C’est le désir mimétique externe de René Girard (voir notre article Spinoza et René Girard).
Ainsi l’on voit que les quatre attitudes mises en exergue par Ruiz ne sont que des passions particulières, contre lesquelles Spinoza préconise d’utiliser la force de la Raison afin de les connaître et les diriger et non pas les réprimer à la façon stoïcienne. Mais comme Monsieur Ruiz ne connaît pas cette force de la Raison (« Vous n’avez pas besoin de connaissances ou de grands concepts philosophiques » (p. 81)), il est contraint d’invoquer des croyances (les accords Toltèques) que l’individu, doué de libre arbitre (« Nous avons le choix de croire ou non ce que ces voix nous disent, comme nous avons le choix de croire le rêve de la planète et de lui donner notre accord » (p. 58)) et d’une volonté toute puissante (voir plus haut), est capable de choisir d’appliquer et d’appliquer effectivement, et il retombe ainsi, sans le savoir, dans le travers des stoïciens critiqué par Spinoza, pour lequel le libre arbitre et la volonté sont deux illusions de l’esprit :
« Les stoïciens ont voulu soutenir que nos passions dépendent entièrement de notre volonté, et que nous pouvons les gouverner avec une autorité sans bornes ; mais l’expérience les a contraints d’avouer, en dépit de leurs principes, qu’il ne faut pas peu de soins et d’habitude pour contenir et régler nos passions » (Eth V, Préface).
Il reste que l’application des quatre accords Toltèques ne pourrait que produire de bons effets pour soi-même et les autres. Mais ces accords sont de l’ordre de la croyance et donc d’une certaine forme de religion (« Ce mode de vie est possible, il est à portée de main.Moïse en parlait comme de la Terre Promise, Bouddha l’appelait Nirvana, Jésus, le Paradis et les Toltèques, un Nouveau Rêve » (p. 113)). Elles sont acceptables pour Spinoza car tous ne pouvant d’emblée adopter le chemin de la Raison pour accéder à la Joie et à la Satisfaction, il convient d’accorder une certaine valeur à la voie religieuse traditionnelle qui s’adresse au plus grand nombre. En outre, elle peut, par ces vertus, établir union et discipline dans un groupe social. Il reste que Spinoza est très ferme et très clair : cette voie empirique et passionnelle n’est qu’un pis-aller et, aux yeux de la philosophie, elle reste un véritable « péché » : « S’il faut pécher, il vaut mieux que ce soit dans ce sens » (Eth IV, 54, Scolie). Il s’agit bien d’un « péché » qui exclut l’ignorant du salut, puisque, selon Spinoza, seule la voie rationnelle permet de vivre libre.
C’est pourquoi, malgré une parole peut-être « impeccable », Don Miguel Ruiz reste dans le « péché » spinoziste.
Jean-Pierre Vandeuren