« Le snobisme c’est une bulle de champagne qui hésite entre le rot et le pet » (Serge Gainsbourg).
Snob et snobisme sont des termes de notre vocabulaire courant. Nous avons une idée assez précise de ce qu’ils désignent et nous les utilisons souvent à bon escient : nous sommes capables grâce à eux, au sein d’une conversation banale, de cataloguer des personnes et des attitudes. Si nous désirons sortir de la banalité et des affirmations péremptoires, nous pouvons essayer de comprendre ces deux notions plus profondément et, pour ce faire, en effectuer une approche étymologique et historique, et, si nous adoptons une vision spinoziste du monde, les y insérer, ce qui signifie les aborder au moyen d’une définition par les causes, qui en dévoile l’essence, et déconstruire leur mécanisme de fonctionnement.
Etymologie – Histoire
L’origine du mot snob est britannique, mais son étymologie exacte prête encore à controverse.
L’explication la plus fréquente, mais qui ne fait pas l’unanimité, se réfère à un argot local en usage parmi les étudiants d’Eton College ou de l’université de Cambridge. Au lendemain de la bataille de Waterloo, le Royaume-Uni a connu une importante révolution industrielle. Dans cette génération, nombreux furent les fils de la bourgeoisie qui eurent accès à de prestigieux établissements scolaires jusque-là fréquentés essentiellement par les enfants de l’aristocratie. L’appellation de snobs aurait alors désigné ces fils de la bourgeoisie par opposition aux nobs, les enfants de la nobility (noblesse), trop jeunes pour porter un titre nobiliaire et simplement qualifiés de « Honorables » : il importait de bien marquer la différence entre les deux classes sociales. Dans cette hypothèse, l’étymologie de snob correspondrait au latin « sine nobilitate » (« sans noblesse »).
Quoi qu’il en soit, dès le début des années 1830 nobs et snobs formaient deux catégories bien distinctes, comme en témoigne un article du Lincoln Herald en date du 22 juillet 1831 : « The snobs have lost their dirty seats – the honest nobs have got ’em. » (« Les snobs ont perdu les sièges qu’ils ne méritaient pas, et les honnêtes nobles les ont obtenus. »).
Toutefois, le mot ne passa dans le langage courant qu’en 1848, lorsque parut le très célèbre Livre des snobs de William Thackeray (romancier britannique (1811 – 1863), recueil de nombreux articles publiés par cet auteur dans le magazine satirique Punch.
(Wikipedia)
Les définitions usuelles
Lorsqu’on parcourt la littérature, le snobisme y est défini soit comme une admiration, soit comme un désir, soit encore comme une attitude, une affectation, ou enfin, comme un mélange de deux ou trois de ces approches :
– Le CNTRL fournit évidemment la définition la plus complète, d’une part sous la forme d’un désir, d’autre part sous celle d’une affectation :
- A. − Ambition qui consiste à (désirer) fréquenter certains milieux sociaux jugés supérieurs et à se faire adopter par eux.
- B. − Affectation qui consiste à priser ou à mépriser quelqu’un ou quelque chose non en raison de sa valeur ou de sa qualité mais en fonction du choix des gens que l’on veut imiter.
− P. ext. Imitation de ce qui fait partie de la mode, qui est prôné par la publicité.
– Linternaute l’aborde seulement sous le biais de l’admiration :
Admiration pour tout ce qui est à la mode dans les milieux jugés distingués.
– Le Larousse mêle admiration et attitude :
Admiration inconditionnelle pour les manières, les opinions en vogue dans les
milieux tenus pour distingués et qui se manifeste par une imitation servile de
leur comportement.
Admiration artificielle pour tout ce qui est nouveau, à la mode.
Alors, doit-on définir le snobisme comme une admiration, un désir ou une attitude ? Et d’où proviennent ces trois façons de l’aborder ?
L’approche spinoziste
Spinoza, on le sait, tente d’aborder, autant que faire se peut, les choses de façon génétique, par leurs causes. C’est ainsi que, pour les choses créées, leur essence est donnée par leur cause prochaine.
Le maître mot est cependant contenu dans certaines des définitions précitées. C’est l’imitation.
On sait que, pour Spinoza, l’imitation, qui est introduite dans la proposition 27 de Eth III (« Du fait que nous imaginons qu’un objet semblable à nous et pour lequel nous n’éprouvons aucun affect, est quant à lui affecté d’un certain affect, nous sommes par là même affectés d’un affect semblable »), joue le rôle de Conatus global de la communauté humaine ; il peut être vu comme le Désir d’universalité. En conséquence, l’imitation est aussi le principal canal par lequel les Conatus individuels vont s’actualiser en désirs particuliers envers certains objets d’amour. C’est d’ailleurs la prédominance de ce canal imitatif qui pousse René Girard, dans un mouvement intellectuel totalitaire, à considérer tous les désirs humains comme des désirs mimétiques (voir notre article Spinoza et René Girard) et à interpréter, par exemple, toute l’œuvre de Proust sous l’angle de ce mimétisme.
Cependant, tout comme le Conatus individuel, le Conatus interhumain, l’imitation, est rendu méconnaissable par l’interférence des causes externes : sous leur influence ces deux Conatus en arrivent à se contrarier eux-mêmes. Le Désir d’affirmation existentielle qu’est le Conatus individuel peut se métamorphoser en négation, comme dans le cas extrême du suicide. Le Désir d’universalité qu’est l’imitation se transforme la plupart du temps en rejet d’une partie au moins de la communauté humaine (Xénophobie, racisme, antisémitisme, …).
Le snobisme n’est rien d’autre qu’un cas particulier de désir mimétique, métamorphose de l’imitation vue comme Désir d’universalité.
Il peut être vu comme le résultat d’un cycle, cas particulier du cycle génétique séparateur des hommes (voir notre article Les cycles génétiques chez Spinoza (4)) :
Préjugés, convictions → Admiration → Imitation → Ambition de gloire → Désir mimétique → Action (attitude, affectation) → Ambition de domination
A partir de clichés, de préjugés, un individu se forme une opinion dans laquelle une qualité est distinguée et devient source d’admiration pour cette personne (Par exemple, la société est imaginée divisée en classes sociales, dont la classe aristocratique, la noblesse, est la classe supérieure). Elle va alors vouloir imiter les individus qui détiennent cette qualité afin d’en être reconnue (La noblesse dans notre exemple). C’est une forme d’Ambition (« Désir immodéré de la Gloire, c’est-à-dire de la Joie qu’accompagne l’idée d’une action que nous imaginons louée par les autres » (Eth III, Définitions des sentiments 44 et 30)). Pour être reconnue par les gens qu’à présent notre personne imagine comme étant ses semblables (condition nécessaire pour que joue l’imitation), elle va désirer les imiter et donc réaliser ce désir au moyen d’attitudes artificielles d’imitation, comme par exemple, l’adoption de tournures langagières ou vestimentaires, etc. Ce type d’attitude se double fréquemment d’un rejet de la catégorie de personnes qui sont imaginées ne pas posséder la qualité enviée (Ainsi, le snob social aura tendance à mépriser les caractéristiques de la classe dont il est issu, en général la bourgeoisie. Par exemple, le snobisme des personnages de Proust passe par le mimétisme avec la classe jugée supérieure – en l’occurrence, l’aristocratie – et par l’adoption de ses codes, y compris dans la prononciation de certains mots ou patronymes. Dans Sodome et Gomorrhe, Mme de Cambremer née Legrandin apprend à dire « Ch’nouville » au lieu de « Chenouville », « Uzai » pour « Uzès » ou « Rouan » pour « Rohan ». Une jeune fille de la noblesse ayant dit devant elle « ma tante d’Uzai » et « mon onk de Rouan », Mlle Legrandin (future Mme de Cambremer) « n’avait pas reconnu immédiatement les noms illustres qu’elle avait l’habitude de prononcer : Uzès et Rohan ; […] la nuit suivante et le lendemain, elle avait répété avec ravissement : « ma tante d’Uzai » avec cette suppression de l’« s » final, suppression qui l’avait stupéfaite la veille, mais qu’il lui semblait maintenant si vulgaire de ne pas connaître qu’une de ses amies lui ayant parlé d’un buste de la duchesse d’Uzès, Mlle Legrandin lui avait répondu avec mauvaise humeur, et d’un ton hautain : « Vous pourriez au moins prononcer comme il faut : Mame d’Uzai. » »).
On voit ainsi que les différentes définitions que nous avons énoncées plus haut proviennent d’une focalisation sur une étape particulière du cycle ci-dessus : admiration ou désir ou attitude résultant de celui-ci.
Cependant, le centre du cycle se localise en l’Ambition de Gloire : convictions, Admiration et imitation y conduisent, en sont les sources ; désir mimétique, attitude et Ambition de domination en émanent. Nous posons dès lors le snobisme comme cas particulier de l’Ambition de Gloire :
Le snobisme est, pour une personne, le désir immodéré de la Joie qu’accompagne l’idée d’être reconnue comme semblable sur un certain plan par une catégorie d’individus alors qu’ils lui sont en fait dissemblables sur ce plan.
Il s’agit donc d’un désir de reconnaissance voué à l’échec dès sa naissance.
De cette définition se déduisent alors comme propriétés les différents points de vue qu’adoptaient les définitions classiques : la cause du snobisme se trouve dans l’admiration ; les conséquences en sont le désir mimétique et les affectations, les attitudes artificielles, comme réalisations de celui-ci.
Jean-Pierre Vandeuren