Chez un « candauliste », le désir de possession exclusive de sa partenaire a été réprimé par le désir de partage de celle-ci avec un autre homme. Comment pourrions-nous expliquer ce comportement particulier ?
Convenons d’abord de ne nous intéresser qu’à l’individu « réellement » candauliste, en ce sens où ce comportement de partage serait pour lui la source principale, sinon exclusive, de plaisir sexuel, et laissons de côté un tel comportement qui ne serait qu’occasionnel et qui peut fort bien s’expliquer par la recherche d’expériences sexuelles moins classiques, le candaulisme occasionnel pouvant très bien se justifier, par exemple, par le côté « voyeur » présent en chacun de nous.
Puisqu’il s’agit ici exclusivement de sexualité, nous pouvons nous inspirer, une fois n’est pas coutume, de l’approche freudienne, que cependant nous justifierons au moyen des propositions de l’Ethique.
Au départ, le moteur est le « principe de plaisir » freudien, qui se trouve généralisé dans l’Ethique par les propositions 12, 13 et 28 de sa troisième partie et qui énoncent la tendance à rechercher la joie et à éviter la tristesse :
Eth III, 12 : « L’esprit, autant qu’il le peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou ce qui seconde la puissance d’agir du Corps. »
Eth III, 13 : « Quand l’Esprit imagine des objets qui réduisent ou répriment la puissance d’agir du Corps, il s’efforce de se rappeler, autant qu’il le peut, ce qui exclut l’existence de ces objets. »
Eth III, 28 : « nous nous efforçons de promouvoir l’avènement de tout ce que nous imaginons que cela conduit à la Joie, mais nous nous efforçons d’éloigner ou de détruire tout ce qui s’y oppose, c’est-à-dire tout ce dont nous imaginons que cela conduit à la Tristesse. »
Notre individu va donc naturellement et nécessairement rechercher le plaisir sexuel qui possède deux facettes, l’une tournée vers lui-même, la jouissance physique, l’autre tournée vers la partenaire, qu’il va désirer satisfaire aussi physiquement.
Puisque, par hypothèse, cet individu ne peut jouir qu’en offrant sa partenaire à d’autres, il doit s’imaginer dans l’impossibilité d’éprouver un désir sexuel sans ce subterfuge et/ou s’imaginer aussi incapable de procurer suffisamment de plaisir à sa compagne. D’où provient cette imagination ?
Freud propose de découvrir l’origine de ces imaginations dans la petite enfance. Spinoza ne récuse en rien cette démarche, lui qui insiste aussi sur l’importance primordiale des premières expériences :
Eth III, 36 : « Celui qui se souvient d’un objet dont il a joui une fois désire posséder ce même objet dans les mêmes circonstances où pour la première fois il en a joui. »
Il faut relever ici que le mot « objet » ne désigne pas uniquement un objet matériel mais s’étend aux « objets » de la pensée, à savoir les idées, dont les idées d’images (Rappelons qu’une image n’est rien d’autre qu’une affection corporelle (voir notre article A propos de Eth II, 17 Scolie et l’Imagination).
Freud va donc rechercher dans la petite enfance de notre individu les images, les affections corporelles, et les idées qu’il s’en est fait et qui pourrait être mise en lien avec son comportement sexuel adulte.
Freud avance alors que la tendance candauliste aurait son origine dans une éducation infantile autoritaire et répressive dont la conséquence serait une inhibition du caractère mâle, soit sous la forme d’une imagination d’impuissance à satisfaire sa partenaire, soit sous celle d’une prédominance d’un caractère féminin dans l’expression de son individualité. La première forme apparaîtrait du fait d’un père trop absent pour permettre à son fils de se construire une identité ferme de mâle, la seconde résulterait d’une éducation trop fortement matriarcale qui aurait partiellement orienté son identité dans une sensibilité plus féminine que masculine.
De ces deux causes, Freud déduit deux sortes de « transfert » ou « projection » qui justifieraient le candaulisme comme compensation des deux sortes d’inhibition mentionnées plus haut : pour compenser son imagination d’impuissance à satisfaire sa partenaire, l’individu se projetterait en la personne de l’amant, de l’homme très phallique et qui donne du plaisir à sa partenaire ; pour compenser son imagination d’une trop forte identité féminine, il se projetterait en la personne de sa partenaire, façon détournée d’accepter cette part féminine qui est en lui et à laquelle il accorde l’importance que lui a donnée son éducation.
La vérification de la validité de l’une ou l’autre de ces deux hypothèses ne peut évidemment que se faire au niveau de l’individu concerné, mais elles ont l’avantage de fournir une explication cohérente grâce au processus de projection freudien, qui est, en termes spinozistes, encore une fois, l’identification, une déviation de l’imitation (Eth III, 27) où l’individu abandonne complètement sa nature propre au profit de celle de la personne (ou du groupe, voir Aux origines des conflits : troisième partie (1) et (2)) à laquelle il s’identifie. Le candauliste s’identifie imaginairement soit à l’amant phallique, soit à sa compagne et cette identification lui permet de ressentir immédiatement les sentiments de l’amant ou de sa compagne, c’est-à-dire ici de jouir sexuellement.
Jean-Pierre Vandeuren