Quelle pratique en tirer pour, par la pensée, changer notre rapport causal au monde ?
La réponse est immédiate : il faut rendre adéquates les idées inadéquates, ce qui rendra ipso facto l’esprit actif (par Eth III, 3 ; voir ci-dessus).
Il est dès lors important de revenir sur la notion d’idée adéquate, y revenir car nous nous y sommes déjà longuement attardé dans trois articles précédents (Spinoza et Proust (3) : la jalousie (deuxième partie) (3), (4) et (5)). Nous le ferons cette fois en mettant en exergue ce qui s’y rapporte à la causalité, puisqu’il s’agit du thème de cet article.
Quelle est la cause de l’inadéquation d’une idée ?
Cette inadéquation vient de ce que le tout auquel on la rapporte (l’esprit qui la possède), n’est pas le tout de sa cause (il y a autre chose que cet esprit qui la cause) :
«… et lorsque nous disons que Dieu a telle ou telle idée, non plus seulement en tant qu’il constitue la nature de l’âme humaine, mais en tant qu’il a en même temps l’idée d’une autre chose, nous disons alors que l’âme humaine perçoit une chose d’une façon partielle ou inadéquate » (Eth II, 11, corollaire).
Dire qu’une idée est inadéquate dans un esprit revient donc à dire que l’esprit n’est pas seul cause de cette idée : il n’est pas actif en tant qu’il a cette idée.
Rendre cette idée adéquate c’est donc faire en sorte que l’esprit en devienne la seule cause, qu’il en soit la cause adéquate (voir Eth III, définition 1 ci-dessus) : une idée adéquate est une idée dont l’esprit en est la cause adéquate.
Toute référence à la chose extérieure, objet de l’idée, doit donc être éliminée, en tant que cause, puisque la cause doit être recherchée uniquement dans l’esprit qui perçoit : l’idée adéquate n’a pour objet que l’idée de départ, dont elle recherche la cause dans l’esprit. Elle est donc l’idée de la cause de l’idée de départ.
Sachant d’autre part que l’idée de départ est l’idée (confuse, partielle, inadéquate) de l’effet d’une certaine chose extérieure sur le corps, on peut donc dire que l’idée adéquate est l’idée de la cause de l’idée de cet effet, ce qu’on peut représenter par le schéma régressif suivant :
Chose extérieure → effet sur le corps (affection ou image) ← idée de cet effet (idée inadéquate de départ) ← cause de cette idée dans l’esprit ← idée de cette cause (idée adéquate).
Quelle est la conséquence éthique pour l’esprit d’avoir des idées adéquates, c’est-à-dire d’être cause adéquate de ses idées ?
L’esprit qui a une idée adéquate en est la seule cause. Comme avoir une idée, c’est en même temps avoir l’idée de cette idée («Dès qu’on sait quelque chose, on sait par là-même que l’on sait » (Eth II, 21, scolie)), l’esprit se comprend alors lui-même comme cause. Or cette cause de lui-même n’est rien d’autre que son Conatus, son essence actuelle, sa véritable nature.
Les idées adéquates renseignent donc tout autant l’esprit sur lui-même, sur son propre Désir, que sur les choses qu’il désire. Elles sont la voie royale de la connaissance de soi.
En résumé, on retiendra de ce développement que la souffrance vécue, la tristesse (comme la joie d’ailleurs) provient du fait que pour l’homme le rapport au monde n’est pas immédiat mais se fait à travers le champ de son imagination, de sa re-présentation du monde (voir notre article A propos de Eth II, 17, Scolie et de l’imagination). La thérapie spinoziste consiste à se pencher sur cette représentation qui est une idée inadéquate du réel et d’en rechercher les causes dans l’Esprit : quelle est la représentation de la réalité que nous avons dans cette tristesse et d’où vient-elle ?
C’est au niveau de la deuxième conséquence ci-dessus que peut se voir le lien entre la philothérapie spinoziste et la psychanalyse, les deux approches étant similaires par leur démarche de recherche des causes des souffrances vécues.
Cette similarité avait déjà été soulignée par Lou Andréas-Salomé, admiratrice précoce de Spinoza (voir à ce propos le préambule de l’article Il faut sauver le mot Mythe ! (1)), devenue, dans sa quarantaine, disciple de Freud et psychanalyste elle-même, qui trouvait en Spinoza un « philosophe de la psychanalyse » et reconnaissait, en 1912 :
«J’éprouve une grande joie à constater que le seul penseur avec lequel j’ai eu, presque dès l’enfance, de profondes affinités intuitives et une sorte d’admiration me retrouve ici ».
Si les causes sont à rechercher, c’est qu’elles ne sont pas connues. Pour Freud, si elles ne le sont pas, c’est parce qu’elles ont été refoulées dans l’inconscient dont il s’agit de les extirper pour les amener à la conscience. Cette dernière est donc dévalorisée quant à la recherche des causes.
Cette dévalorisation de la fonction de la conscience dans l’intelligibilité des causes qui nous déterminent est aussi présente chez Spinoza. En effet, la passion, la tristesse par exemple, est une idée confuse, amputée, déconnectée de sa causalité propre. La conscience de cette idée n’est que l’idée de cette idée. Elle n’est d’aucune utilité pour en découvrir la cause. Spinoza n’a évidemment jamais parlé, ni entendu parler de la notion d’inconscient, mais dans son système ontologique, on pourrait concevoir l’inconscient comme un lieu de connexions causales que la conscience méconnaît, au sens où elle en recueille seulement les effets (l’idée confuse de départ, comme nous l’avons vu plus haut, étant l’idée d’un effet d’une affection du Corps par un corps extérieur et la conscience l’idée de cette idée). Dans la mesure où nous n’avons conscience que des effets de ce réseau de compositions causales, nous sommes condamnés à ne retenir que des idées confuses et obscures qui peuvent nous faire souffrir. En ce sens d’inconscient, Spinoza y recherche aussi les causes.
Il nous reviendra encore de voir comment il peut procéder.
Jean-Pierre Vandeuren