Spinoza philothérapeute (7/7)

Mais L’Ethique propose un cadre conceptuel ontologico-anthropologique. On peut alors tenter d’y insérer des définitions génétiques des psychopathologies recensées (Travail titanesque s’il devait s’étendre aux 400 maladies mentales recensées par la cinquième édition du DSM !).

Essayons-nous sur la dépression majeure, puisque nous l’avons longuement détaillée, et, d’abord, sur la simple « déprime ».

La déprime est présentée comme un « état d’âme » dont tout le monde souffre un jour ou l’autre et qui fait partie de la vie courante. Il s’agit d’une réponse humaine universelle à l’échec, à la déception ou à d’autres situations adverses. La déprime se manifeste par des symptômes temporaires.Parmi ceux-ci, on note une baisse d’intérêt pour accomplir son travail ou les tâches du quotidien, de l’insomnie, une diminution de l’appétit, de la distraction et de l’irritabilité.Ces symptômes peuvent durer quelques heures, quelques jours, voire quelques semaines tout au plus.À l’inverse de la personne dépressive, la personne déprimée réagit tout de même avec enthousiasme à certains plaisirs de la vie.

On notera que la déprime apparaît comme consécutive à l’échec, c’est-à-dire à la mise en échec d’une action initiée dans l’intention de satisfaire un désir. Cet échec apparaît donc en bout de course d’une partie du cycle génétique de base des affects :

Conatus → Joie  → Amour  → désir particulier →action → // échec → Tristesse

L’échec d’une action engendre nécessairement au moins une frustration et en général une tristesse, ce qui impose un temps d’arrêt dans le processus d’effort pour augmenter notre puissance d’être et d’agir. Tout un chacun est coutumier de cette situation inhérente à l’existence, déception et tristesse sont les compagnes fidèles de l’échec. L’esprit se fige alors pour un temps plus ou moins long, et avec une intensité plus ou moins forte sur la situation vécue et néglige son Conatus. Celui-ci, qui est premier – c’est la poussée existentielle – est, pour un temps, « dé-primé », devancé par la tristesse vécue et il en oublie alors les autres possibilités d’augmentation de sa puissance d’être et d’agir, les joies telles que ses intérêts habituels (travail, lecture, nourriture, etc.).

La déprime peut donc être définie comme une Tristesse, une diminution de la puissance d’être et d’agir, consécutive à la frustration d’un désir particulier, suffisamment prolongée pour détrôner, « dé-primer », le Conatus pendant le temps de cette prolongation.

C’est une définition génétique (la cause de la tristesse est la frustration d’un désir particulier, matérialisation du Conatus dans une certaine direction).  Ainsi, le remède est tout trouvé : il faut redonner la primauté au Conatus en le réorientant dans une direction (la même ou une autre, dans le même désir (repasser un examen où l’on a échoué par exemple) ou un autre (changer d’orientation scolaire)). Cette réorientation dépendra du type de frustration du désir (voir notre article Méthode spinoziste pour aborder nos problèmes existentiels (4)).

La dépression apparaît comme une déprime « majeure ». C’est évidemment un diminution de la puissance d’être et d’agir, donc une tristesse, qui a aussi pour effet de détrôner, « dé-primer », le Conatus, mais pour un temps beaucoup plus long et de façon beaucoup plus marquée que dans la « simple » déprime. Sa cause ne se trouve pas non plus dans une frustration d’un désir particulier consécutive à l’échec d’une action destinée à satisfaire ce désir. La dépression ne s’inscrit pas dans le cycle génétique de base des affects.

Si l’on regarde la liste des symptômes qui caractérisent une dépression on constate qu’ils déstructurent totalement l’existence du dépressif.  Ce qui indique, à l’origine, une déstructuration de l’individualité de celui-ci, c’est-à-dire une altération profonde du rapport de mouvement et de repos qui le caractérise. Cette altération peut-être physique (brusque changement hormonal, par exemple) ou psychique (perte d’un être aimé, peut-être). Mais peu importe car la déstructuration sera vécue simultanément au niveau corporel et spirituel, car :

« L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses » (Eth II, 7).

Le Conatus de l’individu, son essence même, dont une des fonctions est de conserver le rapport de mouvement et de repos caractéristique du Corps et de l’Esprit, se trouve littéralement désorienté par ce changement de structure et ne peut plus remplir son rôle de « poussée » existentielle ; il n’est plus en première place, il est « dé-primé ». Tout ce qui, auparavant, était bon pour l’ « ancienne » structure, les choses qui lui convenaient, ne conviennent plus nécessairement à la structure modifiée : l’Esprit et le Corps ne trouvent plus les plaisirs et les joies auxquels ils étaient accoutumés (symptôme 2), le Corps perd ses repères, ne sait plus comment bien manger, ni comment bien se reposer (symptômes 3 et 4), le Conatus déprimé ne « pousse » plus l’individu dans l’existence, il n’a donc plus d’énergie ni psychique (symptôme 5 et 8), ni physique (symptôme 6), l’Esprit et le Corps, se souvenant de leur puissance de penser et d’agir précédentes, se sentent dévalorisés (symptôme 7), ne cessent de « s’enfoncer », de « se rabaisser » (d’ailleurs dépression vient du latin « deprimere » qui a la signification de « enfoncer, rabaisser ») (symptôme 1), jusqu’à imaginer le « rabaissement » total, le suicide (symptôme 9).

William Styron analyse très bien la déstructuration de son individualité cause de sa dépression. Sujet à des anxiétés fréquentes, son Esprit trouvait en l’alcool un « ami » fidèle – le rapport caractéristique de l’alcool convenait à celui de son Esprit – en ce sens que l’alcool aidait son esprit à persévérer dans l’existence en l’épaulant dans sa lutte contre le danger que présentait ses crises d’anxiété. Son Esprit et l’alcool formaient ensemble un individu plus fort que l’Esprit tout seul dans cette lutte. Un changement de structure dans le Corps de Styron s’est produit vers les 60 ans (un « problème de métabolisme »), modification qui lui a interdit la prise d’alcool. L’individu composé de l’alcool et de l’Esprit de Styron s’est alors décomposé, déstructuré. Cette déstructuration a provoqué la dépression.

Une définition génétique d’une chose permet non seulement de (re)construire celle-ci par l’Esprit, mais aussi de permettre à ce dernier d’en déduire ses propriétés. Nos déductions nous convainquent donc de la validité de la définition suivante :

La dépression est une Tristesse, une diminution de la puissance d’être et d’agir, consécutive à une déstructuration de l’individualité, c’est-à-dire un changement du rapport de mouvement et de rapport qui la caractérise.

 Jean-Pierre Vandeuren

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6 réflexions au sujet de « Spinoza philothérapeute (7/7) »

  1. Bonjour,

    depuis que Spinoza est entré dans ma vie (par Lordon, en 2009), il est devenu un objet de fixation tenace !
    Votre blog est une véritable mine d’or que je ne me lasse jamais de parcourir dans tous les sens et qui éclaire comme rarement de nombreux aspects de la vie. Merci infiniment de nous faire partager vos productions spinozistes.
    Si je vous écris par le biais de cet espace « commentaire », c’est simplement pour faire une demande un peu particulière : serait-il possible, un jour, quand vous aurez le temps, et si votre désir se contracte au contact de ma demande et du film en question, que vous fassiez une analyse spinoziste du film « Her » de Spike Jonze ?
    Il m’apparaît que ce film est, a minima, une sorte de travail pratique pour manipuler et comprendre les concepts spinozistes (attribut pensée, attribut étendue, modes finis, passions joyeuses, passions tristes, fixation, désir, imagination, entendement, intuition…). Injecter Spinoza dans ce film est très éclairant je trouve.

    Voilà pour cette requête un peu particulière.

    1. Bonjour,

      D’abord un grand merci pour votre appréciation.
      Quant à votre demande, elle est effectivement un peu spéciale. Il faut d’abord que j’aille en salle visionner le film.
      Je vous tiens au courant.

      Cordialement.

      Jean-Pierre Vandeuren

      1. Bonjour, je reviens vers vous concernant ma demande d’il y a quelques mois. Avez-vous pu voir « Her » ? Si oui, vous semble-t-il intéressant et possible d’en faire une analyse spinoziste ?
        Merci encore pour vos derniers écrits sur Bourdieu et l’hypnose entre autres… Éclairant et utile.

      2. Bonjour,

        Je dois vous avouer avoir complètement perdu de vue votre demande. Je vais essayer de me procurer ce film et de le regarder.
        Merci pour commentaires.

  2. merci beaucoup pour votre travail c est très intéressent
    je voudrais vous demander si vous avez écrit qlq chose sur l’ethique ei la beatitude dans la philo de spinoza
    merci bcp

    1. Bonjour et merci pour votre appréciation,

      Quant à votre question, elle manque un peu de précision. D’un point de vue large, je ne fais qu’écrire des articles qui se réfèrent à l’Ethique de Spinoza. C’est le thème du blogue : appliquer cet ouvrage dans le plus grand nombre de domaines (psychologie, sociologie, etc.), mais aussi dans sa propre analyse.
      Si vous parlez de la Béatitude au sens spinozien, j’ai effectivement écrit beaucoup de choses, particulièrement au sujet du troisième genre de connaissance, indispensable pour atteindre ou s’approcher autant que possible de cette Béatitude, autre mot pour sagesse, ou liberté.
      Vous pouvez déjà consulter mes derniers articles (sur les modes infinis, dont les deux derniers sont encore à paraître). En tapant « troisième genre de connaissance » dans l’onglet « recherche » du site vous pourrez obtenir la liste de tous les articles qui y sont consacrés.

      Si vous avez d’autres questions, n’hésitez pas à m’en faire part.

      Cordialement

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