Le langage : les maux des mots, les mots des maux et les mots qui sauvent (4/8)

La cause des maux des mots

Vouloir expliquer « les choses naturelles par les seules images que nous nous en formons » (et donc, en particulier, par les images que sont les mots), provient de la confusion, du manque de distinction entre les idées, les images et les mots :

«(…) j’avertis le lecteur de distinguer soigneusement entre une idée ou un concept de l’Esprit et les images des choses, telles que les forme notre imagination. Il est nécessaire en outre de faire distinction entre les idées et les mots par lesquels nous exprimons les réalités. Car les images, les mots et les idées, voilà trois choses que plusieurs confondent totalement, ou qu’ils ne distinguent pas avec assez de soin ou du moins assez de précaution, et c’est pour cela qu’ils ont complètement ignoré cette théorie de la volonté, si nécessaire à connaître pourtant, soit pour la vérité de la spéculation, soit pour la sagesse de la pratique. Lorsqu’en effet on pense que les idées consistent en images formées dans notre Esprit par la rencontre des objets corporels, toutes les idées de ces choses dont il est impossible de se représenter une image ne paraissent plus de véritables idées, mais de pures fictions, ouvrage de notre libre volonté. On ne considère ces idées que comme des figures muettes tracées sur un tableau, et la préoccupation produite par ce préjugé empêche de voir que toute idée, en tant qu’idée, enveloppe l’affirmation ou la négation » (Eth II, 49, Scolie).

Cette confusion peut être aisément évitée puisque les idées sont des modes de l’attribut Pensée, lors que les images et les mots sont des modes de l’attribut Etendue :

« On se dépouillera aisément de ces préjugés si l’on fait attention à la nature de la pensée qui n’enveloppe nullement le concept de l’étendue ; et alors on comprendra clairement qu’une idée (en tant qu’elle est un mode de la pensée) ne consiste ni dans l’image d’une chose, ni dans des mots. Car ce qui constitue l’essence des mots et des images, ce sont des mouvements corporels, qui n’enveloppent nullement le concept de la pensée » (Idem).

Mais cette distinction entre idée et image n’est pas la plus importante, la deuxième distinction mise en évidence plus haut, à savoir que l’idée est active – c’est une conception de l’Esprit – et que l’image est passive – c’est une perception, une simple réception du Corps – l’est beaucoup plus de par sa répercussion pratique.

Imaginer, c’est avoir l’idée de l’image. En soi, il n’y a rien de négatif en cela et il s’agit, comme l’avons déjà souvent rappelé, de la condition naturelle de l’homme. Positivement, imaginer, c’est affirmer la réalité de l’image. Mais le problème surgit justement lorsque l’esprit humain confond cette idée avec l’image elle-même. A ce moment, il confond la réalité avec la réalité de l’image et il entre dans le « délire ».

C’est ce qui se passe lorsque l’Esprit confond les idées et ces images particulières que sont les mots. Cette confusion peut se nommer « idéologie » :

L’idéologie

Etymologiquement idéologie signifie science, discours, logique des idées. Mais il faut pousser l’étymologie un cran plus loin car en grec ancien, le nom ἰδέα apparenté au verbe ἰδεῖν, « voir », suggèrerait plutôt le sens d’« image ». Nous adopterons ici ce sens et nous ferons nôtre aussi le mot « logique » comme traduction du grec ancien  λόγος (logos).

Lorsque les images concernées sont les mots, et que les mots n’ont d’existence que par rapport au groupe, nous entendrons alors « idéologie » comme étant la logique de ces images que ce sont les mots, logique développée par rapport au groupe.

L’esprit qui subit une idéologie est, par définition, celui qui confond ses idées avec les mots émis par cette idéologie. Ses idées sont alors inadéquates –on pourrait même dire « inadéquate au carré » puisqu’un mot est une image d’une image) et son Esprit est passif (« Notre esprit agit en certaines circonstances, et en d’autres il subit. En tant qu’il a des idées adéquates, il est nécessairement actif en certaines choses, et en tant qu’il a des idées inadéquates, il est nécessairement passif en certaines choses » (Eth III, 1)).

L’esprit est un « automate spirituel » et « les idées inadéquates et confuses s’enchaînent avec la même nécessité que les idées adéquates, c’est-à-dire claires et distinctes » (Eth II, 36).

Celui qui subit une idéologie va donc voir ses idées s’enchaîner logiquement à celles des mots véhiculés par celle-ci, mots qu’il a confondu avec ses propres idées. Son esprit ne peut que s’enfoncer dans la passivité.

Ainsi, l’idéologie, à la lumière de L’Ethique, peut-elle être comprise comme cette partie de la connaissance du premier genre engendrées par les signes, plus particulièrement les mots : «(…) 2° A partir des signes, quand, par exemple, après avoir lu ou entendu certains mots, nous nous souvenons des choses et nous en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les objets » (Eth II, 40, Scolie 2).

Dans le Traité de la Réforme de l’Entendement, c’est ce que Spinoza, au § 19, désignait par « perception par ouï-dire » :

«A y regarder de près, tous nos modes de perception peuvent se ramener à quatre :

  1. Il y a une perception que nous acquérons par ouï-dire, ou au moyen de quelque signe que chacun appelle comme il lui plaît.  (…)»

 Louis Althusser avait déjà reconnu dans le premier genre de connaissance « ce qui est sans doute la première théorie de l’idéologie », théorie, pour lui, supérieure à celle de Marx, qui conçoit l’idéologie sur le mode représentatif, comme le reflet inversé du monde matériel, alors que chez Spinoza, l’idéologie (le premier genre de connaissance) est tout autre chose qu’une représentation ou même une connaissance, c’est un monde, le monde vécu, l’élément dans lequel nous sommes toujours-déjà embarqués.

Cette explication des maux des mots par la confusion entre idées et mots, a de nombreuses autres applications à la compréhension des actions humaines. Ainsi, elle permet  d’expliquer pourquoi la plupart des cosmogonies ancestrales sont construites sur le mode généalogique familial.

Langage et cosmologies

Pour ce qui est, par exemple, de la cosmologie des anciens grecs, Gaïa, la mère Terre, Ouranos, le père Ciel, leurs enfants, les dieux de première génération, dont Chronos, le fils Temps, etc. , tout y est présenté en termes de création par enfantement et de filiation.

C’est que les anciens grecs ne possédaient de mot pour désigner une création ou une production que celui induit par leur première expérience de création « ex-nihilo », celle de l’enfantement, de la mise au monde de cet être extrêmement sophistiqué déjà qu’est un enfant. Confondant la chose réelle de production naturelle avec celle d’enfantement, de là adoptant le mot d’enfantement comme idée de production, ils devaient nécessairement relater la naissance du monde en en recherchant les « parents » sur le mode anthropologique.

Cette explication rejoint les vues de Max Müller énoncées dans l’introduction, tout en leur donnant une assise ontologique, anthropologique et gnoséologique :

 « La poésie mythologique est le travail des mots, de leur influence impérieuse sur la pensée humaine envoûtée ».

« Nous avons commencé à jouer avec les mots, mais en définitive, ce sont les mots qui se jouent de nous ».

On pourrait d’ailleurs généraliser, à toutes les citations énoncées dans l’introduction, cette opération qui consiste à replacer un aphorisme dans le cadre d’une théorie, soit pour lui donner une assise au sein de celle-ci, soit pour l’y réfuter, soit pour qu’elle serve de tremplin vers un approfondissement commun. Nous allons encore effectuer cette opération par la suite, mais nous en laissons l’exercice général au lecteur intéressé et … courageux …

On pourrait, par exemple, se demander quelle aurait été la position de Spinoza dans le débat entre les partisans de l’arbitraire du mot (Ferdinand de Saussure) et ceux de son caractère motivé (Rousseau, Darwin, Schleicher)…

Jean-Pierre Vandeuren

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