Un-peu-c’est-mieux-que-rien
Dans le cadre d’une collecte d’argent, cette stratégie consiste à se contenter de la demande d’une somme extrêmement faible en l’assortissant d’une formule du type « un peu c’est mieux que rien ».
Par exemple, des expérimentateurs ont sonné aux portes dans le but de récolter des dons pour une association de lutte contre le cancer. Dans une première condition (contrôle), ils demandaient : « Voulez-vous nous aider en faisant un don ? ». Dans la condition un-peu-c’est-mieux-que-rien, ils rajoutaient « même un penny nous aiderait ». Les résultats de cette étude montrèrent que dans la condition contrôle, 28,6 % des sujets firent un don contre 50 % dans la condition un-peu-c’est-mieux-que-rien.
Cette stratégie peut se penser comme un cas particulier de la précédente : sollicité par une demande d’intervention financière, chacun d’entre nous ressent naturellement une certaine crainte liée à la hauteur possible de la contribution demandée, crainte suivie du soulagement de l’énoncé d’une somme ridiculement faible, tellement faible que nous serions même enclins à la hausser un peu de notre propre chef.
Ce-n’est-pas-tout
Dans le cadre de la vente d’un objet, cette technique consiste, après en avoir annoncé un prix relativement élevé, à assortir l’objet d’un surplus obtenu sans supplément de prix.
Afin de tester l’efficacité de cette stratégie, il importe de vérifier que plus de personnes se portent acquéreuses dudit objet que dans le cas où il est dès le début présenté accompagné du surplus au même prix.
On a étudié l’impact du ce-n’est-pas-tout sur la propension à acheter des cookies dans une cafétéria. Il y avait deux conditions à cette étude. Dans la première condition (ce-n’est-pas-tout), lorsque les sujets demandaient un cookie à l’expérimentateur, déguisé en serveur à la cafétéria, celui-ci leur annonçait le prix (élevé) de 75 centimes et rajoutait, avant que le sujet ne se décommande, qu’il s’était trompé et que pour ce prix-là, il pouvait en fait avoir deux cookies. La seconde condition (contrôle) consistait simplement à présenter les deux cookies pour 75 centimes. Les résultats de l’étude démontrent que 73% des sujets dans la condition ce-n’est-pas-tout payèrent 75 centimes pour obtenir deux cookies au lieu d’un au départ contre seulement 40 % dans la condition contrôle.
On peut voir cette stratégie comme la transposition à l’offre de celle de la porte-au-nez dans le cas de la demande : une première offre exagérée se voit de beaucoup diminuée dans un second temps, puisqu’assortie d’un complément sensé augmenter la valeur de l’objet de départ, ou encore comme un cas particulier de la crainte-puis-soulagement, puisque la crainte d’avoir à payer un prix trop élevé pour un objet désiré (ou la déception d’avoir à s’en priver à cause de ce prix), se voit suivie du soulagement, et donc de la joie, à obtenir plus pour le même débours.
Le pied-dans-la-mémoire
Dans le cadre d’une demande de changement de comportement (prudence sur la route, respect de consignes, comportements plus écologiques ou économiques, etc.), cette technique consiste, après présentation des inconvénients des comportements actuels et des avantages liés à une modification de ceux-ci (la connaissance vraie du bien et du mal, dont on sait l’inefficacité patente lorsqu’elle n’est pas transformée en affect), à demander à la personne visée de se remémorer les diverses circonstances où elle avait adopté l’ancien comportement.
Joule et Beauvois rapportent l’expérience suivante effectuée auprès de jeunes étudiantes dans le cadre d’une campagne d’épargne de l’eau en Californie.
Dans une piscine publique, avant que les étudiantes ne gagnent leur douche après la natation, un militant les arrêtait en leur demandant de signer une adhésion à une campagne visant à économiser l’eau, denrée rare et précieuse en Californie. Cette campagne se préoccupait particulièrement de la dépense d’eau lors des douches. L’annonce exacte était : « Prenez des douches plus courtes. Arrêtez l’eau quand vous vous savonnez. Si je peux le faire, vous le pouvez aussi ! »
C’est à l’étape suivante qu’apparaissait l’influence du pied-dans-la-mémoire. Après la signature de la charte, le militant invitait les étudiantes à se souvenir des moments de leur journée où elles avaient pour habitude de consommer plus d’eau que nécessaire. Ensuite, il se retirait et les étudiantes retrouvaient leur douche. Les chercheurs ont chronométré le temps passé sous la douche à leur insu dans les différentes conditions. Ils constatèrent que celles à qui on avait demandé de signer la charte et de s’imaginer les moments où elles utilisaient beaucoup d’eau passaient moins de temps dans la douche (3,5 minutes) qu’elles ne seraient restées habituellement (5 minutes). Ces mêmes étudiantes restaient également moins longtemps dans la douche par rapport à celles qui avaient juste signé la charte, sans devoir se souvenir de leurs habitudes (4 minutes).
Le pied-dans-la-mémoire consiste en fait à engendrer une dissonance cognitive dans l’esprit des individus visés.
Rappelons (voir nos articles Spinoza et la théorie de la dissonance cognitive (1) et (2)) que Léon Festinger, auteur de cette notion théorique, définit la dissonance cognitive comme « Un état de tension désagréable dû à la présence simultanée de deux cognitions (idées, opinions, comportements) psychologiquement contradictoires » et que nous avons souligné que cette définition peut se réécrire sous la forme spinoziste : «un état de l’esprit qui naît de deux sentiments contradictoires », ce qui est la définition du Flottement de l’âme (Eth III, 17, scolie).
Ces deux sentiments contradictoires sont évidemment l’un de joie, l’autre de tristesse, et vont engendrer des désirs eux aussi contradictoires, simultanément le désir de se rapprocher et de s’éloigner de la chose à la fois aimée et haïe, en vertu du cycle génétique des affects de base (BOPS I-2-1) :
Joie → Amour → Désir de se rapprocher de la chose
↗
Conatus + rencontre de la chose
↘
Tristesse → Haine → Désir de s’éloigner de la chose
Ces désirs étant contradictoires par définition, ils donnent lieu à un état de tension psychologique qui va se résoudre nécessairement par l’adoption du désir le plus fort (« Un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier » (Eth IV, 7)).
Le premier acte posé (signature de la charte) induit un affect de Joie en faveur du nouveau comportement (prendre des douches plus courtes). En cela, le pied-dans-la-mémoire satisfait notre définition d’une manipulation. Le second acte (remémoration des anciens comportements) induit un affect de Tristesse à l’égard de l’ancien comportement (gaspillage de l’eau).
Comme « Le désir qui provient de la joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs, que le désir qui provient de la tristesse » (Eth IV, 18), la personne concernée penchera vers l’adoption du nouveau comportement.
Soumission librement consentie
Les techniques de manipulation que nous avons passées en revue ont pour but et pour effet d’obtenir d’un individu, qu’il consente librement à adopter un comportement spécifique, alors que celui-ci peut être contraire à ses idées ou à ses propres désirs, ou être d’un coût tel qu’il ne l’aurait probablement pas réalisé spontanément, ni non plus sous une contrainte explicite. Lorsqu’un tel comportement est finalement adopté, Joule et Beauvois l’identifie comme une « soumission librement consentie ».
Cette expression est un oxymore : se soumettre signifie mettre sa liberté sous la contrainte d’un autre, mais la liberté est justement la condition de celui qui n’est pas soumis à la puissance contraignante d’autrui ; il y a donc contradiction dans le fait de se soumettre librement. On nous rétorquera qu’il y a là un paradoxe : le raisonnement est correct, mais les faits le contredisent apparemment, puisque des individus semblent se soumettre librement à des comportements contraignants. Ce paradoxe se résout si l’on comprend que la liberté y est entendue comme libre arbitre, c’est-à-dire un pouvoir de se déterminer par soi seul, comme « un empire dans un empire », et que le libre arbitre n’est qu’une illusion : l’homme est toujours déterminé à agir par des causes, mais il ignore celles-ci (« l’expérience et la raison sont d’accord pour établir que les hommes ne se croient libres qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions et ne l’ont pas des causes qui les déterminent » (Eth III, 2, Scolie)). Les techniques de manipulation sont d’ailleurs de parfaites illustrations de cette illusion : les « manipulés » accomplissent des actes qu’ils n’auraient sans doute jamais effectués spontanément mais sont convaincus de les avoir posés librement car ils ignorent les mécanismes psychologiques enclenchés par le premier acte dans lequel la manipulation les a subtilement engagés, et que nos analyses ont mises en évidence.
Étonnamment, on rencontre Spinoza une fois dans le livre que nous commentons :
Jean-Pierre Vandeuren