Yirmiyahu Yovel, professeur de philosophie à l’université hébraïque de Jérusalem, fondateur et président de l’Institut International Spinoza, est l’auteur de Spinoza et autres hérétiques, ouvrage dans lequel il envisage un courant philosophique particulier, la « philosophie de l’immanence », initié par Spinoza, et poursuivi par d’autres, dont Kant, Hegel, Heine, Hess, Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud. La première partie du livre, intitulée « Le marrane de la raison », « repère les origines de l’idée d’immanence dans les courants souterrains de la culture marrane, le groupe dont Spinoza est issu. »
Au terme de l’examen de ces courants, Yovel est amené à considérer la voie de salut par la connaissance proposée par L’Ethique et se trouve donc directement confronté à la connaissance du troisième genre, « véhicule de ce salut …, laquelle représente elle-même l’un des aspects les plus difficiles et controversés du système de Spinoza. » Il annonce alors son intention de « proposer une nouvelle interprétation de la connaissance du troisième genre telle que la décrit L’Ethique. »
C’est cette interprétation, à laquelle nous adhérons, que nous allons présenter ici. Elle présente par ailleurs l’avantage d’être pratique et praticable.
Essence d’une chose singulière
Repartons de la définition :
« Et ce genre de connaissance procède de l’idée adéquate (de l’essence formelle) de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses (Eth II, 40, Scolie 2 et Eth V, 25, Démonstration ; dans cette dernière, la séquence entre parenthèses a été omise). »
Mais qu’est-ce que l’essence d’une chose singulière ?
Dans le jargon de Spinoza, il y a deux sortes d’essence : l’essence formelle et l’essence objective.
Soit une chose singulière dans un attribut ; par exemple, un cercle tracé sur une feuille de papier de centre un certain point et de rayon r (si l’on veut, on tracera un repère cartésien et on y prendra un cercle de centre (0,0) et de rayon r). L’essence formelle de cette chose est la modalité précise et déterminée de cette chose, sa production intelligible. L’essence formelle du cercle précité est sa production en tant que figure obtenue par la rotation d’un segment de droite de longueur 1 lorsque l’une de ses extrémités est fixée en (0,0).
L’essence formelle de la chose considérée est la loi de production de celle-ci dans l’attribut considéré. Elle appartient au mode infini immédiat de cet attribut.
« Chez Spinoza, les modes infinis se laissent interpréter comme le lieu des lois naturelles. Les lois naturelles sont des entités individuelles qui transmettent le pouvoir et la nécessité de Dieu à travers l’un de ses attributs, et servent, par là-même, d’agents intermédiaires dans l’engendrement de singularités. Spinoza conçoit les lois naturelles comme les causes effectives des choses particulières de leur ressort. Les lois ne se contentent pas de décrire comment telle chose finie va se comporter mais la font se comporter ainsi. »
Par exemple, l’essence de notre cercle appartient au mode infini immédiat de l’Etendue, à savoir les lois immuables et éternelles du mouvement et du repos.
Maintenant, l’idée vraie de l’essence formelle de la chose est son essence objective. Elle appartient au mode infini immédiat de l’attribut Pensée. C’est cette essence objective qui est visée par la connaissance du troisième genre et qui permet d’acquérir la certitude.
Pour les notions qui précédent, on peut se référer aux § 33 à 35 du TRE :
« 33. L’idée vraie (car nous sommes en possession d’idées vraies) est quelque chose de différent de son objet. Autre chose est le cercle, autre chose l’idée du cercle. L’idée du cercle n’est pas quelque chose qui ait une circonférence, un centre, comme le cercle ; et l’idée du corps n’est pas le corps lui-même. Étant différente de son objet, l’idée sera par elle-même quelque chose d’intelligible ; je veux dire que l’idée, considérée dans son essence formelle, peut être l’objet d’une autre essence objective ; et à son tour cette autre essence objective, vue en elle-même, sera quelque chose de réel et d’intelligible, et ainsi indéfiniment.
- Pierre, par exemple, est quelque chose de réel ; l’idée vraie de Pierre est l’essence objective de Pierre ; elle a en elle-même quelque chose de réel, et elle est toute différente de Pierre lui-même. Mais puisque l’idée de Pierre est quelque chose de réel, ayant en soi son essence propre, elle sera quelque chose d’intelligible, c’est-à-dire qu’elle sera l’objet d’une autre idée, laquelle possédera objectivement en elle-même tout ce que l’idée de Pierre possède formellement ; et à son tour cette nouvelle idée, qui est l’idée de l’idée de Pierre, a son essence propre, et pourra devenir l’objet d’une autre idée, et ainsi indéfiniment. C’est ce dont chacun peut faire l’expérience ; ne sait-on pas ce qu’est Pierre ? de plus, ne sait-on pas qu’on le sait ? de plus, ne sait-on pas qu’on sait qu’on le sait, etc. ? D’où l’on voit que pour comprendre l’essence de Pierre il n’est pas nécessaire de comprendre l’idée même de Pierre, et bien moins encore l’idée de l’idée de Pierre ; et c’est comme si l’on disait qu’il n’est pas nécessaire, pour savoir, que l’on sache que l’on sait, et bien moins encore que l’on sache que l’on sait que l’on sait, non plus qu’il n’est nécessaire pour comprendre l’essence du triangle, de comprendre l’essence du cercle. C’est justement le contraire qui a lieu dans ces idées ; en effet, pour savoir que je sais, il est nécessaire d’abord que je sache.
- D’où il suit évidemment que la certitude n’est autre chose que l’essence objective de l’objet, je veux dire que la manière dont nous sentons l’essence formelle de l’objet est la certitude elle-même ; d’où il suit encore évidemment qu’il suffit pour reconnaître la certitude de la vérité, d’avoir l’idée vraie de l’objet, et qu’il n’est besoin d’aucun autre signe ; car, ainsi que nous l’avons montré, il n’est pas nécessaire, pour savoir, que je sache que je sais. D’où il suit encore évidemment que celui-là seul sait ce qu’est la suprême certitude qui possède l’idée adéquate ou l’essence objective de quelque chose, la certitude et l’essence objective ne faisant qu’un. »
Causation verticale ou immanente
Dieu est la cause des essences des choses ; c’est ce que Yovel appelle la causation verticale ou immanente :
« De la nécessité de la nature divine doivent découler une infinité de choses infiniment modifiées, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous une intelligence infinie. » (Eth I, 16)
Et
« Dieu n’est pas seulement la cause efficiente de l’existence des choses, mais aussi de leur essence. » (Eth I, 25)
Qui découle de la proposition 16 :
« Scolie : Cela résulte plus clairement encore de la Propos. 16, par laquelle, la nature divine étant donnée, l’essence des choses, aussi bien que leur existence, doit s’en conclure nécessairement, et pour le dire d’un seul mot, au sens où Dieu est appelé cause de soi, il doit être appelé cause de tout le reste, ce qui d’ailleurs va ressortir avec la dernière clarté du corollaire suivant. »
Causation horizontale ou transitive
Dieu est aussi cause de l’existence des choses finies, mais alors comme produit d’autres choses finies dans une interminable chaîne de causation externe. « C’est là la ligne « horizontale » qui exprime l’univers du point de vue du mécanisme et de la finitude. » :
« Tout objet individuel, toute chose, quelle qu’elle soit, qui est finie et a une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminée à agir si elle n’est déterminée à l’existence et à l’action par une cause, laquelle est aussi finie et a une existence déterminée, et cette cause elle-même ne peut exister ni être déterminée à agir que par une cause nouvelle, finie comme les autres et déterminée comme elles à l’existence et à l’action ; et ainsi à l’infini. » (Eth I, 28)
C’est la causation horizontale ou transitive.
Jean-Pierre Vandeuren