Spinoza, sadisme et masochisme (6/8)

Sacher-Masoch

« Qui se rappelle une chose à laquelle il a pris plaisir une fois, désire la posséder avec les mêmes circonstances que la première fois qu’il y a pris plaisir » (Eth III, 36).

Cette loi de la fixation du désir est sans doute celle qui s’applique le mieux à Léopold Sacher-Masoch, dont toute l’œuvre et singulièrement celle qu’il affirme être la plus autobiographique, La Vénus à la fourrure, semble être la recherche de reproduction à l’identique des premières expériences vécues, ce que les divers commentateurs ont qualifié de « scènes primitives » ou « scènes originaires », à l’instar de celle vécue par Jean-Jacques Rousseau avec Mlle Lambercier et relatée dans ses Confessions.

De ses propres rapports avec ses parents on ne sait pas grand-chose, mais il a relaté longuement ses évasions imaginaires précoces à l’écoute ou la lecture de récits de dominations féminines ou de souffrances subies et une seule « scène primitive » réellement vécue où il fut durement fustigé par l’une de ses tantes.

Un univers imaginé.

« Vous savez, je suis un sensuel « suprasensuel », et  chez moi tout a ses racines dans l’imagination et y trouve sa nourriture. » (Sacher-Masoch)

« Suprasensuel », c’est-à-dire « au-dessus de la sensualité » : la sensualité est d’abord mise en scène spirituellement.

« L’art est premier, la vie donne consistance à des rêves antérieurs.» (Sacher-Masoch)

Sacher-Masoch est un artiste, un écrivain qui fut très connu de son vivant, célébré dans toute l’Europe, pour ses romans, ses contes et ses nouvelles et qui, après 25 ans d’activité littéraire, reçut la Légion d’honneur en 1886. Après sa mort, en 1895, son œuvre tomba dans l’oubli et flamba sous l’Allemagne nazie.

Comme nous l’avons montré dans nos articles sur l’art (voir plus spécifiquement Spinoza et l’art (9/12)), une œuvre d’art est la mise en forme matérielle, travaillée avec « art » (au sens de « technique »), de concepts et de percepts, expressions symboliques et métaphoriques d’un certain rapport au monde individuel dans le but d’être présentés comme non réels aux sensibilités extérieures. Les œuvres littéraires de Sacher-Masoch traduisent effectivement son rapport particulier au monde, mais ce rapport particulier s’est construit très tôt au travers de ses contacts avec les œuvres d’art qui mettaient en scène des femmes dominantes et des souffrances physiques extrêmes. Passons ces contacts biographiques en revue.

Sacher-Masoch fut d’abord élevé par une nourrice ukrainienne prénommée Handscha. Fille de paysan, elle était opulente et robuste : « Handscha de haute stature, son allure presque majestueuse de blonde Junon épanouie. » Handscha  reput le jeune Léopold de contes slaves, folklore caractérisé par la violence de ses héros, et où les femmes avaient des rôles de premier plan. Sacher-Masoch était fasciné par le knout. À l’époque, on punissait les malfaiteurs et les insoumis avec cet instrument. Les tsarines du XVIIIe siècle l’avaient si souvent prescrit qu’il faisait partie en quelque sorte de l’histoire russe. Sacher-Masoch était fasciné par les arts et la peinture particulièrement l’a toujours inspiré et déclenché en lui une sorte de mysticisme. Il compara Handscha à La Vierge à la chaise de Raphaël.

Sacher-Masoch était subjugué par les images religieuses. Les supplices endurés par les saints, disait-il, le mettaient dans un état fiévreux.

« Déjà, tout enfant, j’avais pour le genre cruel une préférence marquée, accompagnée de frissons mystérieux et de volupté; et, cependant, j’avais une âme pleine de pitié, et je n’aurais pas fait de mal à une mouche. Assis dans un coin sombre et retiré de la maison de ma grande tante, je dévorais les légendes des saints, et la lecture des tourments endurés par les martyrs me jetait dans un état fiévreux»

 « […] vers dix ans je pus lire la vie des martyrs. Je me souviens avoir éprouvé une horreur qui n’était que du ravissement à ces lectures ; ils souffraient des pires tourments, avec une sorte de joie, ils se languissaient dans les geôles, étaient suppliciés sur le gril, percés de flèches, jetés dans la poix bouillante, livrés aux bêtes féroces ou cloués sur la croix. Souffrir et endurer d’affreux tourments m’apparut à partir de là comme un pur délice, particulièrement lorsque ces tourments étaient procurés par une belle femme, car pour moi, de tous temps poésie et démoniaque sont concentrés sur la femme. »

Où l’on voit que les scènes cruelles et jouissives sont cultivées par l’imagination débordante de Sacher-Masoch à partir de contes qui, racontés par une personne aimée, l’ont rempli de délices, par simple association par contingence : « Du seul fait que nous avons considéré un objet en même temps que nous étions affectés d’une Joie ou d’une Tristesse dont il n’était pourtant pas la cause efficiente, nous pouvons l’aimer ou le haïr. » (Eth. III, 15, Corollaire). Du seul fait que Handscha, que le petit Léopold aimait, appréciait les contes cruels qu’elle lui racontait, celui-ci aimait aussi ces contes. Nul besoin de faire intervenir une hypothétique pulsion de mort pour expliquer le penchant de Sacher-Masoch.

Mais un amour pour quelque chose est automatiquement accompagné du désir de se rapprocher de cette chose (voir le cycle des passions de base), soit ici de vouloir réaliser les fantasmes de soumission aux femmes dominantes. Mais un enfant est incapable de réaliser de lui-même ce passage à l’acte. Le destin se charge quelque fois de l’aider dans cette réalisation …

La scène primitive (ou originaire)

Jean-Jacques Rousseau a vécu une telle expérience, une fessée, avec Melle Lambercier, sa maîtresse d’école, et l’a racontée dans ses Confessions de façon très lucide quant à ses conséquences :

« Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ?

Je la trouvai moins terrible à l’épreuve que l’attente ne l’avait été : et ce qu’il y a de plus bizarre est que ce châtiment m’affectionna davantage encore à celle qui me l’avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m’empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant ; car j’avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de crainte».

Sacher-Masoch a vécu une telle scène primitive. La femme bourreau dans son cas est une tante éloignée qu’il nomme Zénobie, reine de Palmire : « Tout à coup, la comtesse, fière et superbe, dans la grande pelisse de zibeline entra, nous salua et m’embrassa, ce qui me transportait toujours aux cieux ; puis elle s’écria : Viens, Leopold, tu vas m’aider à enlever ma pelisse. Je ne me le fis pas répéter. Je la suivis dans la chambre à coucher, lui ôtai sa lourde fourrure que je ne soulevai qu’avec peine, et je l’aidai à mettre sa magnifique jaquette de velours vert, garni de petit gris, qu’elle portait à la maison. Puis je me mis à genoux devant elle pour lui passer ses pantoufles brodées d’or. En sentant ses petits pieds s’agiter sous ma main, je m’oubliai et leur donnai un ardent baiser. D’abord ma tante me regarda d’un air étonné, puis elle éclata de rire, tout en me donnant un léger coup de pied». Cette scène fixe en une fois tout l’attirail masochien : le port altier de la femme, les fourrures, la Kazabaïka ourlée de petit gris, la pantoufle, le pied, le coup de pieds qui fera bleuir de plaisir…

Ensuite Sacher-Masoch raconte comment, caché, il a espionné cette tante si fascinante qui trompait son mari, comment il a assisté à l’humiliation de ce dernier. Alors que le petit Léopold est caché derrière un porte-habit, celui-ci s’écroule. Et la tante Zénobie découvre le petit voyeur.

« … et toute la fureur de Mme Zénobie se déversa sur moi. […]  Comment! Tu étais caché ? Tiens, voilà qui t’apprendra à faire l’espion ! […]  Je m’efforçais en vain d’expliquer ma présence et me justifier : en un clin d’œil elle m’eut étendu sur le tapis; puis, me tenant par les cheveux de la main gauche, et posant un genou sur mes épaules, elle se mit à me fouetter vigoureusement. Je serrais les dents de toutes mes forces; malgré tout, les larmes me montèrent aux yeux. Mais il faut bien le reconnaître, tout en me tordant sous les coups cruels de la belle femme, j’éprouvais une sorte de jouissance. Sans doute son mari avait-il éprouvé plus d’une fois de semblables sensations, car bientôt il monta dans sa chambre, non comme un mari vengeur, mais comme un humble esclave; et c’est lui qui se jeta aux genoux de la femme perfide lui demandant pardon, tandis qu’elle le repoussait du pied ».

Cette fois-ci, c’est tout le rituel masochien qui est fixé et qui fera l’objet de contrats  exigeant sa reproduction scrupuleuse, contrats grâce auxquels le masochiste reprend en sous-main la direction réelle des opérations, et que, en définitive, le dominé domine  le dominant.

Nous venons de voir que le masochisme, mais on pourrait étendre cette observation à l’ensemble des pratiques érotiques humaines, est affaire d’imagination, tout comme … la religion, en particulier le christianisme. Sacher-Masoch était lui-même fasciné par les histoires de persécutions des chrétiens. Ceux-ci étaient des victimes, des martyrs, mais l’on sait bien que nombre de mystiques chrétiens se faisaient bourreaux d’eux-mêmes (« héautontimorouménos » ( !), nous allons y revenir) et trouvaient une délectation suprême dans leurs tortures. Ils étaient donc masochistes.

La vie de Catherine de Sienne (1347-1380), sainte chrétienne canonisée en 1461, en est une parfaite illustration. En rébellion contre sa famille, elle refuse dès son jeune âge tous les attributs de la ­féminité. Elle se mutile, pratique le jeûne et se plaît à être défigurée par la petite vérole afin de s’enlaidir. Après être entrée en religion chez les sœurs de la pénitence de saint Dominique, elle cultive extases et mortifications jusqu’à se convaincre que Jésus l’a prise pour amante : « Puisque par amour pour moi, tu as renoncé à tous les plaisirs, lui dit-il, j’ai résolu de t’épouser dans la foi et de célébrer solennellement mes noces avec toi. »

Jésus lui donne un anneau invisible, elle suce ses plaies et mange le pus des seins d’une cancéreuse. Pour la ­récompenser, il lui offre son sang dont elle se délecte en éprouvant une folle jouissance : « Mon âme a pu alors satisfaire son désir, se ­cacher dans sa poitrine et y trouver des douceurs célestes. » Ainsi couche-t-elle avec Dieu par l’intermédiaire de ce liquide qui lui traverse le corps à la manière d’un sperme.

Que l’on pense encore à Thérèse D’Avila: «Que mon plaisir soit dans les larmes. Et que mon répit soit la frayeur. Ma sérénité la douleur. Que dans l’affliction soit mon calme. Mon amour soit dans la tourmente. Dans la blessure mon confort. Et que ma vie soit dans la mort. Dans le rejet ma récompense. »

Si l’on retrouve autant de figures du masochisme dans les religions, c’est justement parce que ces souffrances témoignent de leur foi. N’est-ce pas d’ailleurs dans un ultime acte d’amour que Jésus a offert sa souffrance? Si la religion a pour principal message le renoncement de soi, le masochisme remplit amplement ce critère :

« Les rapprochements entre mysticisme et masochisme ne sont plus à faire; l’extase des masochistes est comparable à celle des mystiques, certainement parce qu’elles ont une source commune. Une différence existe cependant: si le mystique doit son extase à Dieu, c’est à son Maître que la doit le masochiste. Mais la démarche reste la même, un renoncement à sa volonté propre qui doit être saisie par un autre: le Maître pour le masochiste, Dieu pour le mystique. » (Michel Mogniat, Le masochisme sexuel)

C’est cette extase qui traverse le roman de Pauline Réage, Histoire d’O …

Jean-Pierre Vandeuren

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