Un clin d’œil à M. Simon Cohen
« Quant à leur longue dispersion, il n’est point surprenant qu’ils aient subsisté si longtemps depuis la ruine de leur empire, puisqu’ils se sont séquestrés des autres peuples et se sont attiré leur haine, non-seulement par des coutumes entièrement contraires, mais par le signe de la circoncision qu’ils observent très religieusement. »
(TTP, Ch 3)
Introduction
La « question juive » désigne évidemment le problème de l’explication du comportement raciste ou xénophobe improprement qualifié d’antisémitisme, cette « haine religieuse du Juif » (Hannah Arendt), hostilité que l’on peut déjà repérer dans l’Antiquité, qui se poursuit et s’amplifie au Moyen-Âge, atteint un sommet catastrophique avec la « Shoah » perpétrée par le régime nazi et perdure inlassablement (Rien qu’en France, en 2018, on a dénombré pas moins de 541 actes antisémites, en augmentation de 74% par rapport à 2017. De même, en Allemagne, selon des statistiques provisoires, la police en a enregistrés 1 646 l’an dernier, soit près de 10% de plus que l’année précédente ; les actes violents y ont augmenté d’environ deux tiers, passant de 37 à 62, avec 43 personnes physiquement agressées.).
Comment expliquer cette haine quasi universelle et inextinguible ?
Des penseurs se sont déjà penchés sur cette question. Sans prétendre à une liste exhaustive, au côté d’Hannah Arendt, citons-en quelques-uns pêle-mêle : beaucoup de philosophes français des Lumières (Diderot, Voltaire, Rousseau, entre autres), Freud, Stefan Zweig, Sartre (dont notre titre rappelle celui de son livre Réflexions sur la question juive), Elisabeth Roudinesco, Delphine Horvilleur, et … Spinoza.
Ce dernier, aux environs de 1665, inquiet de la menace despotique que faisaient planer sur le régime relativement libéral des Provinces Unies les ambitions politiques des sectes théologiques, principalement le calvinisme, se décide à rédiger un ouvrage destiné à défendre les libertés de philosopher et de s’exprimer. Les différentes sectes religieuses se distinguent entre elles par leurs interprétations discordantes des Écritures Saintes, censées avoir été directement inspirées par Dieu. Pour son projet, Spinoza doit donc se pencher sur l’analyse de la Bible, plus particulièrement de l’Ancien Testament, afin de démonter les préjugés sur lesquels reposent les affirmations « délirantes » de ces sectes. Voici ce qu’annonce Spinoza dans l’une de ses lettres à son correspondant régulier Oldenburg :
« Je compose en ce moment un traité sur la façon dont je comprends les Écritures ; et les raisons qui m’ont conduit à le faire sont : 1) les préjugés des théologiens, car je sais que ce sont là les principaux obstacles qui empêchent les hommes d’appliquer leur esprit à la philosophie, et je me propose donc de les exposer et de les ôter de l’esprit des gens sensés, 2) l’opinion qu’ a de moi le vulgaire qui n’a de cesse de m’accuser d’athéisme, et je me vois obligé de faire taire cette accusation autant que possible. 3) la liberté de philosopher et de dire ce que nous pensons : liberté que j’entends défendre entièrement, car elle est de tout côté réprimée par l’autorité excessive et le zèle indiscret des prédicants. » (Lettre 30)
Le résultat du travail annoncé sera le Traité Théologique-Politique (TTP), première analyse herméneutique de la Bible, dans lequel Spinoza prouve que celle-ci n’est en rien l’œuvre de Dieu lui-même, mais qu’elle n’est qu’un texte exclusivement rédigé de main humaine, que les miracles n’existent pas et que ses visées sont uniquement d’ordre politique et moral. Les Écritures ne peuvent en aucun prétendre à la vérité et n’enseignent que l’obéissance. Les histoires qu’elles racontent ne sont que fictions et sont destinées à imposer l’obéissance au « vulgaire » et ainsi obtenir la paix et la sécurité sociales. Bref, ce sont des mythes. Les religions judaïques et chrétiennes dont les fondements sont, respectivement, l’Ancien et le Nouveau Testament, ne sont en conséquence que des mythes, thèmes que nous avons développés dans notre ouvrage Mythes, Contes et Religions (Voir notre section Nos Livres).
Or, nous pensons que ce sont principalement les mythes qui structurent les sociétés. Dès lors, ce qui unit et structure les communautés juives dispersées dans les diverses nations du monde n’est rien d’autre que le mythe religieux fondé sur l’Ancien Testament, mythe particulièrement prégnant (car renforcé par une multitude de rites qui, de la naissance à la mort, régissent toute l’existence des Juifs) et exclusif (les Juifs forment Le peuple élu par Dieu, à l’exclusion de tous les autres). Mais les sociétés dans lesquelles vivent ces communautés sont elles-mêmes structurées par d’autres mythes, comme, par exemple, pour ne citer que le plus évident, la religion chrétienne, que les Juifs refusent obstinément d’adopter. Ici se trouve l’élément déclencheur de cette « haine religieuse des Juifs », cet « antijudaïsme » ou cette « judéophobie », que l’on nomme couramment « antisémitisme » : il s’agit d’une lutte haineuse, d’un combat mortel, entre les mythes, variables selon les époques et les lieux, qui structurent les sociétés hôtes, et le mythe religieux juif. L’antisémitisme n’est qu’une application de cet affect universel qu’à la suite d’Alexandre Matheron, nous avons nommé « ambition de domination », énoncée dans deux passages de l’Ethique :
« […] il suit que chacun, s’efforce autant qu’il le peut, d’obtenir que les autres aiment ce qu’il aime et haïssent ce qu’il hait […] » (Eth III, 31, Corollaire)
Et
« Nous voyons ainsi que chacun, par nature, désire que les autres vivent selon sa propre constitution, mais comme tous désirent la même chose, tous se font également obstacle, et parce que tous veulent être loués ou aimés par tous, ils se tiennent tous réciproquement en haine. » (Eth III, 31, Scolie)
Remarquons que, malgré le partage partiel de notre titre avec celui de l’essai de Jean-Paul Sartre, notre explication est à l’opposé de celle qui y est avancée. De fait, pour Sartre, le Juif est un homme tenu pour juif par les non-juifs : c’est le regard d’autrui qui fait du Juif, un Juif. Ce n’est pas l’histoire ou la religion, ni le territoire qui unissent entre eux les « enfants d’Israël ». Ainsi, les Juifs seraient tout à fait assimilables sauf s’ils se définissent eux-mêmes comme « ceux que les autres nations ne veulent pas assimiler ». Pour nous, au contraire, le Juif se définit naturellement par son attachement inconditionnel aux mythes véhiculés par la Bible hébraïque, mythes qui s’opposent à ceux qui structurent les sociétés qui les accueillent, opposition qui, par les mécanismes généraux des affects, engendrent la haine. L’expérience de la quasi universalité de l’antisémitisme ne plaide-t-elle pas contre l’explication sartrienne ? Car la diversité de contrées, de cultures, de mentalités, de lois, de mœurs des peuples hôtes ne fait-elle pas typiquement de cet « autrui » de Sartre un parfait exemple de cette notion que Spinoza qualifie d’universelle en Eth II, 40, Scolie 1, (« comme Homme, Cheval, Chien, etc. ») et qui, à l’instar des transcendentaux (« comme Être, Chose, Quelque chose ») « signifient des idées confuses à l’extrême ».
Jean-Pierre Vandeuren