Le mythe, un outil d’explication sociologique
Il est d’expérience commune que toute communauté, à un moment donné de son histoire, possède ses propres sensibilités, ses idéaux, des principes incontestables et généralement incontestés, des craintes particulières et des espoirs particuliers, ses représentations, bref, en un mot sa personnalité, ou comme le dit Spinoza, sans jamais le définir clairement, son ingenium, terme qui désigne une tonalité affective de ladite communauté, qui la singularise et peut servir de norme pour établir des règles de droit. Par exemple nos nations occidentales sont très sensibilisées par les « Droits de l’Homme » et ceux-ci dictent nombre de dispositions légales. Par exemple encore, dans le TTP, Spinoza souligne que, très marqué par sa servitude égyptienne et sa libération, le peuple Hébreu se caractérisait essentiellement par des sentiments de dévotion et d’insoumission que Moïse exploita en faisant passer ses propres lois pour des lois divines. Cette origine divine requérait donc une dévotion entière et une incontestabilité totale de la part des Hébreux, ce qui s’harmonisait avec leur ingenium et garantissait la paix sociale. Comme l’affirme Spinoza : « Les lois révélées par Dieu à Moïse n’ont été autre chose que les lois du gouvernement particulier des Hébreux. » (TTP, Préface).
Cependant, si « la nature ne crée pas des nations, elle crée des individus qui ne se distinguent en différentes nations que par la diversité de la langue, des lois et des mœurs. C’est de ces deux choses seules, les lois et les mœurs, que dérivent pour chaque nation un caractère particulier, une manière d’être particulière, tels ou tels préjugés particuliers. » (TTP, Ch 17), alors l’ingenium d’un peuple n’est pas une donnée première. La question qui se pose alors est : comment exactement se forme cet ingenium ? Ou, plus exactement, qu’est ce qui oriente les mœurs et les lois dont dérive ce caractère particulier ? Quelle en est l’explication sociologique ?
Nous prétendons que la cause doit en être recherchée dans les mythes qui circulent dans la communauté considérée, car ceux-ci, et plus particulièrement parmi ceux-ci, les mythes religieux, en génèrent et hiérarchisent les affects. Ainsi, le peuple Juif, façonné par le mythe du judaïsme, continue à être caractérisé par la dévotion (extrême à son Dieu et sa Loi) et l’insoumission (aux autres lois, imparfaites car non divines, humaines, trop humaines, à savoir celles des pays hôtes). Cette insoumission, renforcée par la croyance en l’exclusivité de l’élection divine à son égard, empêche toute véritable assimilation).
A l’instar de Gérard Bouchard, nous sommes Pour une nouvelle sociologie des mythes sociaux (voir son article éponyme à l’adresse https://journals.openedition.org/ress/2340)
Si l’on admet ce caractère générateur des mythes, la question suivante qui se pose est : qui, si ce n’est pas une intervention divine, a créé ces mythes ?
Mais d’abord, peut-être avant tout, comment définir exactement un mythe ?
Notre réponse à cette dernière question apportera immédiatement une réponse à la question précédente.
Nous donnons la définition génétique que nous avons élaborée dans notre essai Mythes, Contes et Religions précédemment mentionné et nous y reportons pour l’exposition de la démarche qui nous a guidés :
Définition
Le mythe est un discours qui met en scène un absolu en en métamorphosant le sens premier afin de notifier et d’imposer une intention à propos de cet absolu à une communauté afin que celle-ci y adhère de façon irrationnelle.
Le mythe est essentiellement défini par l’intention de son auteur et non par sa lettre. Ainsi, en admettant l’existence de Moïse (ce qui est loin d’être une certitude historique, voir notre livre, mais cette hypothèse est très pratique et nous permet de ne pas nous lancer dans d’autres développements), celui-ci, en créant le mythe du Dieu unique, élisant le peuple Hébreu entre tous les autres et lui enjoignant une dévotion totale de tous les instants et un respect intégral de ses prescriptions, n’avait en tête que l’intention de faire de son peuple un Etat stable et sécurisé intérieurement. L’instauration de la religion mosaïque par l’invention de ses mythes est le moyen (génial) qu’il a trouvé pour satisfaire cette fin.
Mais les peuples au sein desquels les Juifs furent amenés à vivre après la destruction du second temple et leur dispersion (Diaspora), étaient eux aussi façonnés par des mythes, et des mythes différents. C’est cette différence qui a engendré les persécutions antijudaïques, par le mécanisme que nous avons mis en évidence plus haut.
Il est important de souligner la puissance d’ancrage spirituel presque indestructible des mythes religieux.
Mythes religieux et mythes profanes
Les mythes profanes, comme par exemple celui des Droits de l’Homme en Occident, peuvent évidemment exercer une énorme influence sur l’évolution des sociétés au point d’atteindre un haut degré de sacralisation (il est difficile en Occident de remettre en question les Droits Humains), mais leur évocation se relie facilement à leurs causes (par exemple, les préceptes de la « vraie » religion enseignés par les Écritures, Ancien et Nouveau Testament, soit la pratique de la justice et de la charité). Ces mythes ne relèvent pas d’une « admiration » au sens spinoziste, c’est-à-dire « l’imagination d’un objet sur laquelle l’Esprit reste fixé, parce qu’aucune connexion ne relie cette imagination singulière aux autres imaginations. » (Eth III, Définitions Générales des Affects, 4).
Par contre les mythes religieux, par définition sacrés, ne se relient absolument à aucune cause pour ceux qui y sont soumis dès la plus tendre enfance. Ils forment un dogme que nul, sous peine des plus hautes sanctions sociales, l’exclusion violente (voir le cas de Spinoza) n’en étant en fait que la plus douce, prison et mort les plus courantes (les exemples abondent : Giordano Bruno, Galilée, etc.). Il ne s’agit évidemment pas que de pratiques révolues, quoiqu’elles n’aient plus lieu en milieux chrétiens et juifs, mais l’on aura pas de peine à se souvenir des anathèmes lancés récemment par des fondamentalistes musulmans à l’encontre d’écrivains (Salman Rushdie) ou de caricaturistes et des crimes perpétrés en application de ces condamnations (Charlie Hebdo).
Lorsque les mythes religieux sont épaulés d’un matraquage constant depuis le plus jeune âge et par des rites qui accompagnent l’existence des fidèles de la naissance à la mort, ils opèrent une véritable lobotomie de la Raison :
« Car ainsi que, nous l’avons déjà fait voir, et suivant l’excellente remarque de Quinte Curce (liv. VI, ch. 18); « Il n’y a pas de moyen plus efficace que la superstition pour gouverner la multitude. » Et voilà ce qui porte si aisément le peuple, sous une apparence de religion, tantôt à adorer ses rois comme des dieux, tantôt à les détester comme le fléau du genre humain. Pour obvier à ce mal, on a pris grand soin d’entourer la religion, vraie ou fausse, d’un grand appareil et d’un culte pompeux, pour lui donner une constante gravité et imprimer à tous un profond respect; ce qui, pour le dire en passant, a parfaitement réussi chez les Turcs où la discussion est un sacrilège et où l’esprit de chacun est rempli de tant de préjugés que la saine raison n’y a plus de place et le doute même n’y peut entrer.
Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt principal, c’est de tromper les hommes et de colorer du beau nom de religion la crainte où il faut les tenir asservis, de telle façon qu’ils croient combattre pour leur salut en combattant pour leur esclavage, et que la chose du monde la plus glorieuse soit à leurs yeux de donner leur sang et leur vie pour servir l’orgueil d’un seul homme, comment concevoir rien de semblable dans un État libre, et quelle plus déplorable entreprise que d’y répandre de telles idées, puisque rien n’est plus contraire à la liberté générale que d’entraver par des préjugés ou de quelque façon que ce soit le libre exercice de la raison de chacun ! Quant aux séditions qui s’élèvent sous prétexte de religion, elles ne viennent que d’une cause, c’est qu’on veut régler par des lois les choses de la spéculation, et que dès lors des opinions sont imputées à crime et punies comme des attentats. Mais ce n’est point au salut public qu’on immole des victimes, c’est à la haine, c’est à la cruauté des persécuteurs. » (TTP, Préface).
En particulier, dans la religion hébraïque, pas moins de 613 mitvots (commandements), dont une grande partie est rituelle, régentent le comportement des fidèles de la naissance à la mort et du matin au soir de chaque journée, en en renforçant l’ancrage à chaque instant. On conçoit que les dogmes irrationnels de cette religion, et plus particulièrement celui de l’élection divine du peuple Hébreu à l’exclusion de tous les autres peuples, deviennent indéracinables dans l’esprit de ces fidèles.
Lisons encore une fois Spinoza (TTP, Ch 5) :
« Enfin, pour que le peuple, qui était incapable de se gouverner par lui-même, fût dans une dépendance étroite de son chef, il [Moïse] ne laissa aucune des actions de la vie à la discrétion de ces hommes qu’un long esclavage avait accoutumés à l’obéissance ; si bien qu’il leur était impossible d’agir un seul instant sans être obligés de se souvenir de la loi et d’obéir à ses prescriptions, c’est-à-dire à la volonté du souverain. Pour labourer, pour semer, pour faire la moisson, ils n’avaient pas à suivre leur volonté, mais bien un règlement précis et déterminé. Ce n’est pas tout : ils ne pouvaient pas manger, se vêtir, raser leur tête ou leur barbe, s’égayer un instant, rien faire, en un mot, sans se conformer aux ordres et aux préceptes de la loi. Et non-seulement leurs actions étaient réglées d’avance, mais ils étaient obligés d’avoir au seuil de leur maison, sur leurs mains, sur leur front, des signes qui sans cesse les rappelassent à l’obéissance. On doit parfaitement comprendre maintenant quel était l’objet des cérémonies : c’était que les hommes suivissent la volonté d’autrui au lieu de la leur ; c’était que chacune de leurs pensées et de leurs actions fût un témoignage qu’ils ne dépendaient pas d’eux-mêmes, mais d’une autre puissance. »
Pour étayer notre explication des causes de l’antijudaïsme, il nous reste à en suivre l’évolution historique en mettant en évidence les différents mythes ambiants qui se sont opposés au mythe de la religion juive.
Jean-Pierre Vandeuren