Réflexions spinozistes sur la question juive : mythes contre mythe (4/5)

Brève histoire de l’antijudaïsme

Les prémices dans l’Antiquité païenne : la stigmatisation des Juifs comme misanthropes

« Les Juifs se savent et se veulent insolites.
Leur loi les sépare des autres hommes.
 »

(Claire PRÉAUX, Le monde hellénistique, t. 2, Paris, 1978, p. 584-585)

Très précocement, le peuple Hébreu subit les dominations étrangères, notamment grecque (avec les Séleucides, dynastie fondée par Séleucos 1er, l’un des successeurs d’Alexandre le Grand qui se sont partagé son immense empire après son décès en -323) et romaine.

Contrairement aux autres peuples dominés dont les religions se laissèrent influencer par les religions des occupants pour aboutir à des cultes syncrétiques mêlant les divinités de tous bords, les Hébreux traditionalistes refusèrent farouchement ces influences allant d’ailleurs jusqu’à provoquer des guerres civiles au sein de leur propre population et, plus prosaïquement, refusant de se mêler aux autres peuples, se forgeant ainsi une réputation de haine envers les autres hommes, donc de misanthropes.

Hécathée d’Abdère, un historien grec des IVe – IIIe siècles avant notre ère, dans un texte ethnographique sur l’Egypte, décrit l’histoire du peuple Hébreu en Egypte, leur expulsion et leur installation en terre de Judée sous la conduite de Moïse. Ce texte est intéressant car il est une description prosaïque des événements que le Pentateuque relate sous une forme délirante et parce qu’il constate l’attitude de rejet des autres peuples par les Juifs, attitude qui ne pouvait qu’engendrer la haine de ces peuples à leur égard :

« 1. Comme une épidémie s’était déclarée en Égypte en des temps anciens, la plupart attribuèrent ce mal à une cause divine. En effet, une foule d’étrangers de toutes sortes vivait dans le pays, pratiquant des rites religieux et sacrificiels différents, et il s’en était suivi que les honneurs que les Égyptiens rendaient traditionnellement à leurs dieux étaient tombés en désuétude. 2. Les indigènes du pays en conclurent que leurs maux ne trouveraient de remède que s’ils renvoyaient les étrangers. Les étrangers furent donc chassés et les plus distingués et les plus actifs d’entre eux se rassemblèrent et, comme le disent certains, furent jetés en Grèce et en d’autres régions, ayant pour chefs des hommes dignes d’estime, parmi lesquels l’emportaient Danaos et Cadmos. Mais le plus grand nombre s’abattit sur le pays aujourd’hui appelé Judée, situé non loin de l’Égypte, et qui était totalement inhabité en ce temps-là. 3. Cette émigration avait pour chef le nommé Moïse, que distinguaient sa sagesse et sa vaillance. Ayant pris possession du pays, il y fonda diverses cités, dont celle qui est aujourd’hui la plus renommée, appelée Hiérosolyma. Il fonda aussi le sanctuaire qui est particulièrement vénéré d’eux et institua les cérémonies et les rites de leur culte et il légiféra pour tout ce qui constituait les règles de leurs institutions. Il divisa aussi le peuple en tribus, au nombre de douze, chiffre tenu pour parfait et conforme au nombre des mois qui forment une année. 4. Il n’institua cependant aucune image de dieux, convaincu que la divinité n’avait pas forme humaine, mais que seul le ciel qui enveloppe la terre est divin et maître de toutes choses. Il établit des sacrifices différents de ceux des autres peuples, comme est différent tout leur genre de vie : en effet, à cause de leur expulsion, il introduisit une sorte de mode de vie misanthrope et inhospitalier (…) »

Les tensions qui prennent naissance à cette époque entre les Juifs et les autres peuples ne résultent pas encore principalement d’une mise en accusation de la religion juive ni d’une volonté de la société dominante de démontrer les erreurs des juifs par rapport à ses propres croyances, c’est-à-dire d’un conflit entre les mythes  qui structurent les religions, mais elles proviennent quand-même du rejet opéré par la religion juive à l’égard des autres religions.

Prenons par exemple ce que l’on qualifie habituellement de persécution des Juifs, en -167, par Antiochos IV Épiphane (l’un des monarques séleucides dont l’empire comprenait la Judée), qui entendit interdire la pratique de la religion juive en Judée et forcer les Juifs à participer aux rites païens, qui favorisa la profanation et le pillage du Temple de Jérusalem et les massacres et conversions forcées et l’instauration, dans le Temple, du culte de Zeus Olympien. En fait, ces actes ne visaient pas particulièrement la religion juive et ne doivent pas être considérés comme antijudaïques. Ils étaient une réaction, maladroite et déplorable certes, mais somme toute logique destinée à mettre un terme à une situation de guerre civile au sein du peuple hébreu.

De fait, une frange importante de la population juive, préconisait, à l’instar des autres peuples de l’empire des Séleucides, une hellénisation de leur religion. Les traditionalistes refusèrent cette influence impure et les affrontements dégénérèrent en guerre civile. En interdisant la pratique de la religion juive, Antiochos voulait mettre un terme à cette guerre que, de loin, il jugeait absurde. Mais Antiochos IV commit là une magistrale erreur politique, car il n’avait pas compris qu’abolir la Torah ne revenait pas seulement à priver les Juifs de leurs lois civiles, mais conduisait à l’abolition du judaïsme. Nombre de Juifs pieux préférèrent le martyre, alors que d’autres fuirent dans le désert.

Cependant, il est à noter, à l’appui de la stigmatisation de misanthropie des Juifs, que la répression fut d’autant plus sanglante que beaucoup de Grecs et de Syriens accusaient les Juifs d’arrogance, leur reprochant de nier la divinité des dieux des autres, de refuser de partager leurs repas et d’éviter tout contact sous prétexte de pureté rituelle.

Le ver de l’antijudaïsme était entré dans le fruit de l’Histoire …

L’Antiquité chrétienne : la lutte à mort des mythes frères-ennemis

 « En fait, toute religion est une secte qui a réussi. »

(Jean-François Kahn)

Durant le premier siècle de notre ère, l’occupation romaine de la Judée continua à diviser la société juive, d’une part à cause des aspirations à l’indépendance, d’autre part, du fait de l’hellénisation qui menaçait la pureté du judaïsme. Dans ce contexte, de nombreuses sectes messianiques, dont le christianisme, virent le jour.

Les premiers judéo-chrétiens conservèrent longtemps de nombreux traits du judaïsme traditionnel tels que la circoncision, le respect du sabbat, entre autres, mais ils étaient condamnés en tant qu’hérétiques par les pharisiens qui prônaient la pureté exclusive du judaïsme. Après les défaites juives durant les guerres de libération de 66-70 et 132-135, le christianisme se sépara totalement du judaïsme, essentiellement en insistant sur son caractère d’ouverture à tous (catholicisme) par opposition à l’élection exclusive du peuple juif. C’est donc bien encore une fois cette dernière qui engendra la différence fondamentale entre les deux communautés et la résurgence de l’ostracisme envers les Juifs. C’est à ce moment que naquit le stéréotype du peuple juif « déicide », assassin de Jésus.

Tant que le christianisme demeurait une secte sans réels pouvoirs, les dommages de son hostilité vis-à-vis des Juifs demeuraient très limités. Mais, en 380, lorsque le christianisme devint religion de l’empire sous Théodose Ier, l’isolement, la stigmatisation et les persécutions des Juifs s’accentuèrent.

L’Occident médiéval : le mythe chrétien, hégémonique, écrase de plus en plus le mythe judaïque

Tout au long du Moyen- Âge, le sort réservé aux communautés juives varia selon les périodes et les contextes : protection relative et maintien dans une condition dépendante et humiliante, campagnes de conversion par la persuasion, persécutions violentes, conversions forcées et expulsions, diabolisation et ségrégation systématiques. L’évolution ne fut pas uniforme dans l’ensemble du monde chrétien, mais une nette aggravation peut être repérée à partir du 12e siècle, en fait dès le début des croisades. L’appel à la reconquête de Jérusalem, réactiva la stigmatisation « déicide » des Juifs et attisa à nouveau la haine envers les Juifs. Des communautés juives furent massacrées à Spire, Mayence, Worms, Ratisbonne. La pratique des conversions forcées provoqua des suicides collectifs pour échapper à l’apostasie.

Et la dégradation de la condition juive ne fit que s’accentuer dans les siècles suivants, la haine chrétienne, née de sa théologie mythique, étant alimentée par la naissance d’autres mythes.

Celui du meurtre rituel : les juifs furent accusés d’utiliser le sang de chrétiens sacrifiés pour la confection des pains azymes consommés pendant la fête de Pâque. Une conséquence parmi tant d’autres : à Blois, en 1277, cette accusation aboutit à l’anéantissement presque total de la communauté locale.

Celui du Juif riche, exploiteur de la population via l’usure : Petit à petit, les Juifs furent exclus de la plupart des emplois officiels (percepteur d’impôts, juge, etc.) et,  tandis que les interdictions faites aux chrétiens de pratiquer l’usure se firent de plus en plus rigoureuses, les Juifs y virent une opportunité de travail et tendirent à s’y spécialiser. Mais cette spécialisation conduisit automatiquement à accentuer leur différence et à donner un nouveau motif de détestation à une certaine frange de la société, qui constituait sa clientèle, en particulier en période de famine ou de crise économique, où le groupe juif fut livré à la vindicte populaire. Ce mythe de l’usure engendra plus tard celui du « complot juif » qui fut abondamment utilisé aux 19e et 20e siècles.

Jean-Pierre Vandeuren

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