Motivation et désir de (re)connaissance
Ainsi, une motivation pour accomplir une certaine tâche, adopter un certain comportement (étudier, travailler, arrêter de fumer, maigrir, …) n’est rien d’autre qu’une orientation particulière du Désir qui nous définit (la motivation de fond), un désir spécifique.
Se pose alors le problème crucial : qu’est ce qui cause cette motivation, ce désir particulier ?
Pour le découvrir, revenons à la difficile définition du Désir donnée en Eth III, Définitions des affects, 1 :
« Le Désir est l’essence de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée par une quelconque affection d’elle-même à accomplir une action. » (Nous soulignons)
Le Désir n’est pas l’essence de l’homme. Cette essence est, suivant que l’on considère les choses selon l’un ou autre attribut, soit l’essence formelle du corps (attribut Étendue), soit l’essence objective de ce même corps (attribut Pensée). Pour comprendre ces notions, voir notre article Les modes infinis dans l’économie de l’Ethique (1/3). Le Désir est l’essence de l’homme (en tant qu’individu humain particulier) lorsque celui-ci entre dans la durée, c’est-à-dire commence à exister. Le Désir est l’essence actuelle, l’essence de l’individu existant donc agissant, l’individu « en acte ». L’individu (humain) vivant coïncide avec son Désir, il est véritablement son Désir, comme Dieu, qui est la Nature Naturante, coïncide avec sa production, la Nature Naturée. Il faut penser le Désir d’un individu comme un principe d’unification qui le propulse par l’action dans l’avenir et, portant ses dispositions innées et son passé (son histoire), constitue son présent.
La définition citée montre bien que c’est le Désir, la motivation de fond, qui engendre les désirs, les motivations spécifiques, et, par-là, les actions. Cette génération se représente visuellement par le cycle des passions de base :
Affection
↓
Essence → joie ou tristesse → amour ou haine → désir → action
Par exemple, la promesse d’une récompense pour un certain comportement va provoquer l’espoir, donc une joie, d’obtenir cette récompense, donc l’amour de celle-ci (la joie accompagnée de l’idée de cette récompense), donc le désir de l’obtenir, donc le comportement demandé.
Inversement, la menace d’une sanction, va provoquer la crainte de l’encourir, donc une tristesse accompagnée de cette idée, donc une haine, donc le désir de s’en éloigner, donc l’action de ne pas adopter le comportement qui serait sanctionné.
Mais, dans ces deux exemples, qu’est-ce qui cause cette joie ou cette tristesse (qui elles-mêmes sont les sources des motivations) ?
Si l’individu se soumet aux promesses de récompense ou de sanction, c’est qu’il désire plaire à l’émetteur de ces promesses, c’est qu’il désire en être reconnu. La source de ces affects (et donc des motivations), dans ces cas-ci, est donc le désir de reconnaissance, l’ambition spinoziste :
« Cet effort pour accomplir des actions, et nous en abstenir afin seulement de plaire, s’appelle ambition […] » (Eth III, 29, Scolie)
Nous tenons ainsi une définition génétique de la notion de motivation « externe » :
Une motivation externe est un désir engendré principalement par un désir de reconnaissance (une « ambition » au sens spinozien).
Qu’en est-il de la notion de motivation « interne » ? Quelle en est la véritable source ?
Pour arriver à la notion de motivation « externe », nous sommes partis de celle du Désir. Retournons encore une fois à celle-ci.
Le Désir n’est rien d’autre que le conatus humain accompagné de sa conscience (Eth III, 9, Scolie). Or ce conatus est « l’effort par lequel un individu s’efforce de persévérer dans son être » (Eth III, 7 ; nous soulignons)
Le problème éthique, c’est-à-dire celui d’adopter la voie qui favorise au maximum la persévérance dans notre être, n’est rien d’autre que celui de faire coïncider au mieux notre essence actuelle avec notre essence (formelle ou objective), notre Désir avec cette essence.
Spinoza appelle « vertu », « l’essence ou la nature même de l’homme en tant qu’il a le pouvoir d’accomplir des actions qui peuvent être comprise par les seules lois de sa nature » (Eth IV, Définition 8).
Or, le conatus de l’individu humain, en tant que celui-ci connaît sa propre nature, se résume à cette seule formule: connaître et connaître pour connaître (« Le bien suprême de l’esprit est la connaissance de Dieu, et la suprême vertu de l’Esprit est de connaître Dieu » (Eth IV, 28)). Tel est le fondement de l’existence humaine selon Spinoza. Il doit nous permettre de réaliser notre nature même et nous procurer la béatitude, joie qui résulte de la réalisation de notre nature permise par la connaissance de cette nature. Parce que vivre est à soi-même sa propre fin et parce que la raison n’est pas autre chose que nous-mêmes, nous voulons persévérer dans notre être, ce qui revient à dire dans la pensée de Spinoza, connaître. Pour Spinoza, l’effort de comprendre n’est autre que le conatus parvenu à son plus haut degré d’efficience, le désir de connaître étant la vérité du désir d’être.
Cela nous conduit à la définition d’une motivation « interne » :
Une motivation « interne » est un désir engendré principalement par un désir de connaissance.
Nos définitions des motivations « externes » et « internes » facilitent grandement l’explication des expériences menées par les psychologues (dont celle citée dans notre deuxième section).
Application
L’expérience de Lepper et Greene
L‘activité libre de dessin, comme tout jeu, est une activité qui permet aux jeunes enfants de connaître leur corps et leur environnement ; elle résulte du désir de connaissance. L’introduction d’une promesse de récompense pour son accomplissement fait intervenir le désir de reconnaissance, en termes spinozien, l’ambition, qui est la plus forte des passions :
« L’ambition est un désir par lequel tous les affects sont favorisés et fortifiés. C’est pourquoi cet affect peut difficilement être vaincu. Car aussi longtemps qu’un homme est lié par un désir, il est simultanément et nécessairement lié par cet affect. Les meilleurs, dit Cicéron, sont les plus sensibles à la gloire. Même les philosophes qui écrivent des livres sur le mépris de la gloire, les signent de leur nom, etc. » (Eth III, Définitions des affects, 44, explication)
L’introduction d’un tel désir aussi puissant doit nécessairement conduire à affaiblir le désir de connaissance, éventuellement jusqu’à l’éviction complète de ce dernier.
« Ce qui nous motive vraiment »
Nous avons vu dans l’introduction que Pink, se basant sur les recherches de psychologues, dont le principal est Edward Deci, argumente que nos motivations « internes » sont plus efficaces que les « externes » (récompenses et sanctions) et sont favorisées par trois facteurs : l’autonomie (l’autodétermination), la maîtrise (la compétence) et la finalité (le sens).
Ces affirmations sont certainement vraies, mais elles relèvent de l’évidence de l’expérience : personne ne songerait à contester qu’une activité que nous pouvons exercer avec un minimum de contraintes, dans laquelle nous nous sentons compétent et qui fait sens pour nous ne soit pas motivante au plus haut point, indépendamment des récompenses extérieures qu’elle nous apporte. Dans le domaine du travail, c’est le contenu du vieux proverbe attribué à Confucius : choisis un travail que tu aimes et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie.
Mais il y a plus interpellant, car ces affirmations sont présentées comme les conclusions de théories psychologiques, alors que ces mêmes théories les prennent comme hypothèses. Il s’agit des théories dites « organistiques » (par opposition à celles qualifiées de « mécanistiques »). Elles se basent sur l’hypothèse que l’être humain adopte un comportement pour satisfaire ses besoins d’autodétermination (être la source du comportement en question) et de compétence dans le domaine considéré (avoir une action efficace dans ce domaine). Ajoutez-y la banalité de la nécessité qu’éprouverait l’homme à donner un sens à sa vie et vous vous trouverez face à une parfaite tautologie ! Subodorez au passage l’un des présupposés (non-dits) de ces hypothèses : celui, très cartésien, du libre arbitre et de la toute-puissance de la volonté.
Écartons ces postulats arbitraires et considérons l’homme tel que nous le propose l’anthropologie spinozienne : un être mû par son Désir, sa motivation de fond, qui cherche, adéquatement ou inadéquatement à réaliser pleinement son essence. Et regardons à présent le modèle théorique de l’homme dont Spinoza nous parle dans la préface de la quatrième partie de l’Ethique : l’homme guidé en toute chose par la Raison, c’est-à-dire par le désir de connaître et de connaître pour connaître, donc uniquement par des motivations internes. Débarrassé des servitudes passionnelles, cet homme est libre, au sens où il est la cause adéquate de chacune de ses actions. En termes contemporains, nous disons qu’il est autodéterminé. La connaissance lui procure celle des causes des choses de la nature sur lesquelles il peut alors agir efficacement : il est compétent. Enfin, la « finalité » de son existence est de se connaître, de connaître Dieu et les choses.
Ainsi de la véritable nature humaine suivent nécessairement les trois facteurs que Daniel Pink propose de favoriser afin de faire naître une vraie et puissante motivation.
Jean-Pierre Vandeuren