VERDUNKELUNG (obscurcissement) : nuages sombres sur les libertés, la démocratie et la paix (1/9)

AUFKLÄRUNG : le terme allemand pour désigner les Lumières devrait se traduire plus exactement et de façon plus parlante par « éclaircissement » car sa fonction était d’éclaircir le ciel obscur de la servitude religieuse et despotique sous lequel les hommes avaient vécu jusque-là. La célèbre réponse de Kant à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » commence comme suit :

« Les «Lumières» se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute lorsqu’elle résulte non pas d’une insuffisance de l’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Telle est la devise des Lumières. »

Les Lumières sont l’un des principaux germes à partir desquels nos démocraties occidentales se sont développées et dans lesquelles nous avons eu le bonheur et le privilège de vivre depuis la fin de la seconde guerre mondiale dans une ambiance d’égalitarisme, de courtoisie, de sentiment de liberté et de communauté de destin. En parie grâce à elles, nous, Européens, vivons à la meilleure des époques et dans le meilleur des lieux, mais une telle vie protégée de la violence, de l’arbitraire et de la peur n’a rien d’inéluctable dans la longue histoire de l’humanité, elle a au contraire toujours été et demeure l’exception plutôt improbable. La grande majorité de l’humanité a vécu, à tous les stades de son histoire, dans des tribus, des clans, des royaumes et des nations dans lesquels brimades et tyrannie, corruption et arbitraire, persécutions et terreur d’État faisaient et font encore partie du quotidien.

Cependant les Lumières se ternissent et le ciel des libertés s’obscurcit maintenant au-dessus de nos belles démocraties, les nuages sombres de la servitude les menacent à nouveau, mais ces nuages naissent en leur sein même et nombre de libertés dans certaines d’entre elles y sont déjà rendues invisibles. Kant devrait sans doute se retourner dans sa tombe s’il lui était possible d’entendre les mensonges éhontés qu’un Trump adresse sans arrêt à la population américaine et, surtout, qu’une petite moitié d’entre elle gobe sans sourciller, abandonnant sans vergogne le courage de se servir de son propre entendement. Un second mandat présidentiel de cet egocrate pourrait porter un coup fatal à la plus vieille et solide démocratie mondiale et, par effet d’entraînement, peut-être aussi à nos démocraties européennes.

Il est urgent de réagir, chacun à notre niveau, mais pour agir il nous faut d’abord comprendre. Comprendre ce qui rend une telle évolution possible. Bien sûr, nombre d’excellentes analyses depuis la fin de la seconde guerre mondiale ont été proposées pour rendre compte de l’émergence des dictatures au sein des démocraties instituées. Nous en fournirons une liste. Le but de la série d’articles que nous publions est de proposer notre propre éclairage suivant une méthode que nous présenterons plus loin.

Table des sections et sous-sections

Exergues possibles

Introduction

Question de mots ; question de méthode

Petit glossaire politique

  1. Le Politique et la politique
  2. Tyrannie
  3. Despotisme
  4. Dictature
  5. Démocrature
  6. Totalitarisme
  7. Démocratie
    1. Peuple versus multitude : Hobbes et Spinoza
    2. Tolérance, courtoisie et réciprocité
    3. Démocratie et libéralisme
  8. Populisme
  9. Puissance et pouvoir

Conclusion et extension

Exergues possibles

J’aime placer des citations pertinentes en tête de mes articles afin d’en  résumer l’approche, mais, dans le cas présent, je n’ai pas réussi à en sélectionner une ou deux qui me paraissaient les plus appropriées. J’en propose donc ici plusieurs qui illustrent différents aspects de l’exposé, ainsi que le texte d’une chanson anti-franquiste qui invite à nous réunir dans le combat contre les dictatures.

« La démocratie ne meurt plus aujourd’hui à la suite d’un coup militaire comme dans le Chili d’Allende ; elle meurt du fait de la manipulation des élections par des dirigeants parvenus au pouvoir dans des conditions parfaitement démocratiques comme dans le cas du Venezuela de Chavez et de Maduro. »

(Steven Levinsky et Daniel Ziblatt)

« L’homme des masses combat la démocratie libérale pour la remplacer par la démocratie illibérale. »

(Wilhem Röpke)

« Le développement du progrès semble être lié à l’intensification de la servitude. »

(Herbert Marcuse)

« L’expérience paraît enseigner que dans l’intérêt de la paix et de la concorde, il convient que tout le pouvoir appartienne à un seul. Nul État en effet n’est demeuré aussi longtemps sans aucun changement que celui des Turcs et en revanche nulles cités n’ont été moins durables que les cités populaires ou démocratiques, et il n’en est pas où se soient élevées plus de séditions. Mais si la paix doit porter le nom de servitude, de barbarie et de solitude, il n’est rien de si lamentable que la paix. Entre les parents et les enfants, il y a certes plus de querelles et des discussions plus âpres qu’entre maîtres et esclaves, et cependant il n’est pas de l’intérêt de la famille ni de son gouvernement que l’autorité paternelle se transforme en droit de propriété et de domination et que les enfants soient tels que des esclaves. C’est donc la servitude, non la paix, qui demande que tout le pouvoir soit aux mains d’un seul : (…) la paix ne consiste pas dans l’absence de guerre, mais dans l’union des âmes, c’est-à-dire dans la concorde. »

(Spinoza (TP, Chapitre VI, §4))

« La fin dernière de l’État n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais, au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sécurité de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté. »

(Spinoza (TTP, chapitre XX))

« Il y a des systèmes (politiques) qui ont la liberté politique pour objet ; il y en a d’autres qui ne tendent qu’à la gloire des citoyens, de l’Etat ou du Prince. »

(Montesquieu)

L’estaca (Le pieu)

                                  (Chanson catalane antifranquiste)

Le grand-père Siset me parlait ainsi

Tôt le matin au portail

tandis qu’attendant le soleil,

nous regardions passer les charettes

Siset, ne voit tu pas le pieu

On nous sommes tous attachés,

Si nous ne nous détachons pas

Jamais nous ne pourrons nous libérer…

Si nous tirons tous il tombera

Et il ne peut plus tenir trés longtemps

Sûr qu’il tombera , tombera, tombera,

Bien vermoulu comme il doît être déjà.

Si je tire fort de mon côté,

Et que tu tires fort du tien,

Sûr qu’il tombera, tombera, tombera,

Et nous pourrons nous délivrer.

Mais, Siset, il y a longtemps déjà

que l’on s’ écorche les mains

Et quand la force m’abandonne

Il semble bien plus large et plus grand qu’avant.

Certainement qu’il est tout pourri,

Pourtant, Siset, il pèse tant!

Et parfois la force me manque.

Alors, chante moi encore ta chanson!

Si je tire fort de mon côté,

Et que tu tires fort du tien,

Sûr qu’il tombera, tombera, tombera,

Et nous pourrons nous délivrer.

On n’entend plus le vieux Siset

Un mauvais vent l’a emporté.

Qui sait où il est passé?

Et je reste seul au portail.

Et quand passent des jeunes,

Je tends le cou pour chanter

Le dernier chant de Siset

Le dernier qu’il m’ait appris.

Si je tire fort de mon côté,

Et que tu tires fort du tien,

Sûr qu’il tombera, tombera, tombera,

Et nous pourrons nous délivrer.                                                    

(Lluis Llach)

Jean-Pierre Vandeuren

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Une réflexion au sujet de « VERDUNKELUNG (obscurcissement) : nuages sombres sur les libertés, la démocratie et la paix (1/9) »

  1. C’est très bien, mais deux remarques :
    « Nous, Européens »….trop restrictif à mon avis. Mais enfin c’est vous l’auteur.
    Un détail non négligeable : les caractères palis nuisent aux yeux moins performants.
    Merci de votre attention.
    Guy D.

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