VERDUNKELUNG (obscurcissement) : nuages sombres sur les libertés, la démocratie et la paix (2/9)

Introduction

Les deux décennies écoulées ont vu l’émergence, au sein des démocraties existantes, de régimes politiques incarnés dans une personnalité charismatique autoritaire avec une tendance affirmée vers l’éradication des principes des Etats de Droit et des libertés individuelles : Etats-Unis (Trump), Turquie (Erdogan), Brésil (Bolsonaro), Hongie (Orban), Pologne (Duda), Inde (Modi), pour ne citer que quelques exemples. Ce phénomène liberticide est extrêmement préoccupant car il va à l’encontre de la finalité de l’Etat, telle qu’énoncée dans la deuxième citation de Spinoza proposée en exergue et ne peut qu’aboutir à la désunion et à  la haine entre factions rivales au sein des nations (guerres civiles) ainsi qu’à la haine entre les nations elles-mêmes (guerres), conséquences qui sont d’ores et déjà palpables dans et entre les pays où se développe ce phénomène.

Ces évolutions autocratiques ou égocratiques (le terme « égocratiques », dû à Soljenitsyne, insiste sur la personnalité qui a été en mesure de capter les votes nécessaires pour accéder au pouvoir) et liberticides ne sont pas nouvelles. Le siècle précédent les a douloureusement connues par l’intermédiaire  de Mussolini, Hitler et Staline, entre autres, qui ont mené leurs nations vers des totalitarismes et le monde vers des guerres et des génocides effroyables. Les pays démocratiques ayant déjà fortement évolué vers une dictature, en particulier la Turquie, la Hongrie et la Pologne, ne sont pas encore de véritables dictatures ni des Etats totalitaires, mais elles n’en sont pas  vraiment loin non plus. Ils suivent une évolution fort semblable à celle qu’a connue, par exemple, l’Allemagne après l’accession d’Hitler au pouvoir. On caractérise l’état politique actuel de ces nations, soit par le terme de « démocratie illibérale », soit par le mot-valise de « démocrature » obtenu par la rencontre des mots « démocratie » et « dictature », pour signifier que ce régime garde l’apparence d’une démocratie, par la conservation de certains de ces caractères, comme la tenue d’élections périodiques ou de referendum, alors qu’en réalité de nombreuses libertés civiques et politiques y ont déjà été fortement rognées. Dans chacun des cas, le leader s’y est efforcé, avec succès, de renforcer le pouvoir de l’exécutif et le contrôle des leviers de l’État par le parti au pouvoir, d’affaiblir­ les contre-pouvoirs, de museler la presse d’opposition, et plus généralement de restreindre les garanties constitutionnelles qui fondent un État de droit.

Le cas Trump est particulièrement alarmant non seulement car ce narcissique pathologique haineux et borné est à la tête du plus puissant Etat économique et militaire du monde qui se trouve être aussi l’une des plus anciennes démocraties instituées, mais surtout parce qu’il y poursuit souterrainement le processus de régression démocratique décrit ci-dessus en adoptant une stratégie du chaos en se confrontant tous azimuts avec les contre-pouvoirs qu’il vise à affaiblir et discréditer à grands renforts de simplifications et de tromperies (ironie prémonitoire, le verbe anglais « to trump » signifie « tromper »). Cette stratégie peut s’avérer doublement redoutable car, d’une part, comme le faisait déjà remarquer Tocqueville « une idée fausse, mais claire et précise aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie et complexe », et d’autre part, parce que cette double corruption à la fois de la démarche vers la vérité (simplifications) et de la vérité elle-même (mensonges, odieusement renommés « faits alternatifs ». Même au sens étymologique, Trump est une véritable malédiction puisque malédiction vient de « mal dire »), martelée avec aplomb à longueur de journée à coups de déclarations tonitruantes et de tweets rageurs, par le fait qu’elle exclut tout dialogue ouvert, induit un processus lent, démoralisant, subtil et progressif de régression démocratique où, comme le notent les politologues Andrea Kendall-Taylor et Erica Frantz, « il n’y a pas de moment précis qui déclenche une résistance ou crée un point focal autour duquel puisse se coaliser une opposition ».

D’un point de vue plus positif, l’avènement de Trump à la présidence des Etats-Unis, de par les rapports et les commentaires médiatiques constants des actes de ce trublion alerte bien plus les consciences endormies des dangers des dérives autoritaires des démocraties que les mêmes évènements dans de plus petits Etats. C’est ainsi que l’on ne compte plus le nombre de publications aux titres quelques fois alarmants dédiées à l’analyse de ces dérives : « La fin de la démocratie » (Jean-Claude Kaufmann, « La mort des démocraties » (Steven Levinsky et Daniel Ziblatt), « Régression de la démocratie et déchaînement de la violence » (Monique Chevillier-Gendreau), « Désobéissance civile et démocratie » (Howard Zinn), « Le siècle des populismes » (Pierre Rosnvallon), « Trump » (Alain Badiou), « Les nouveaux autoritaires » (Renée Fregosi), « Le monde des nouveaux autoritaires » (sous la direction de Michel Duclos), « Défaire le Démos » (Wendy Brown)  pour n’en citer que quelques-uns). Le présent article ambitionne d’y ajouter une analyse plus spécifique en associant, à l’instar de Julien Freund, ontologie (spinoziste bien sûr) et politologie et en se ramenant à chaque fois aux faits historiques afin de ne pas tendre à nous évaporer dans des sphères abstraites éloignées de la réalité.

Question de mots ; question de méthode

Le terme « méthode » vient du grec et est composé de « méta » (« vers ») et odos (« voie, route, chemin »). Une méthode est un chemin qui doit nous mener à l’objectif que nous voulons atteindre, ici la connaissance adéquate des causes qui, de l’intérieur, transforment petit à petit des démocraties en dictatures. La méthode que nous utiliserons est déductive : nous rechercherons d’abord l’essence des choses dont nous parlons (politique, démocratie, peuple, etc.), nous déduirons des propriétés essentielles de ces essences, propriétés qui lorsqu’elles sont violées, conduisent à la destruction des démocraties et l’éradication des libertés fondamentales et, enfin, nous appliquerons ces découvertes aux exemples actuels de dépérissement de certaines démocraties en examinant leur évolution historique.

Nous suivrons donc un chemin constitué de trois jalons. Ce chemin n’est cependant pas linéaire, il est un cheminement fait d’aller-retour entre chacun des jalons. Et nous ne pourrons présenter explicitement que le premier, les deux autres apparaissant implicitement dans les déductions et les exemples proposés ne seront pas mentionnés en tant que jalons mais seront implicitement reconnaissables en tant que tels.

Premier jalon : la recherche des essences.

Notre pensée ne peut s’exprimer qu’en mots et en noms. Nous nommons la réalité, mais « le nom n’est qu’un invité dans la réalité » (Zuhangzi), il n’est pas la réalité. C’est ainsi que nous parlons de politique, de démocratie, de populisme, etc. pour désigner certaines réalités que nous ne connaissons souvent que par ouï-dire, c’est-à-dire que nous nous imaginons connaître. Et c’est pourquoi « la plupart des erreurs consistent en cela seul que nous ne donnons pas correctement leurs noms aux choses » (Eth II, 38, Scolie). Pour  parler adéquatement d’une chose, c’est-à-dire par le deuxième ou le troisième genre de connaissance, il faut en établir une définition génétique, soit en déterminer l’essence. « Ce que l’entendement détecte c’est la définition ou l’essence (intellectuelle) des choses. La sensibilité, elle ne nous livre qu’un amas divers et sans ordre d’impressions où l’essentiel n’est jamais distingué de l’accidentel. » (Kant)

En effet, connaître se dit en grec « oida », c’est-à-dire « avoir vu ». Avoir vu quoi ? Réponse : un « eidos », ce qui dans la chose a une forme telle qu’elle se laisse contempler (theoria = contemplation) par l’œil de l’esprit.

Ainsi, notre première tâche sera d’exhiber les essences des réalités que nous appelons « politique », « démocratie », etc.

Deuxième jalon : la déduction de certaines propriétés importantes des essences trouvées.

Les apprentis dictateurs et les dictateurs confirmés appauvrissent le langage et le détourne des situations réelles. Ainsi Trump n’hésite pas à émettre des mensonges éhontés à longueur de journée, mensonges qui finissent par ne plus choquer grand monde tant ils s’ancrent dans les habitudes. Lorsque vous entrez en Chine, vous pénétrez dans un pays où, dans chaque ville, fleurissent partout des banderoles et des affiches proclamant : Liberté ! Démocratie ! État de droit ! Telles sont en effet les « valeurs socialistes centrales » que l’État invoque depuis des années. « La démocratie éclairée de la Chine relègue l’Occident dans l’ombre » proclame l’agence de presse Xinhua le 17 octobre 2017. L’observateur extérieur ne se laisse évidemment pas prendre à ces jeux de dupe, mais il n’en est souvent pas de même des autochtones dont les esprits subissent ces propagandes à longueur de journée et qui les fascinent et façonnent.

Il y a cependant, pour ces mêmes observateurs, des affirmations plus subtiles, comme celle de Viktor Orban proclamant avoir fait de la Hongrie une « démocratie illibérale ». Que peut donc être une démocratie sans libéralisme ? C’est ici qu’une véritable définition du concept de démocratie est nécessaire pour contrer un tel usage.

Ou lorsque l’on constate une montée de l’intolérance entre des acteurs politiques au sein d’un régime politique qui se targue d’être démocratique, intolérance qui dégénère en insultes intolérables, tel que Trump la pratique depuis son entrée en scène dans le monde politique (Hillary la corrompue, Joe l’endormi, Michaël le minus, etc.), il est bon de garder à l’esprit que de la définition de démocratie suit la nécessité d’attitudes tolérantes et courtoises dont les insultes sont exclues.

De même que l’œil de l’esprit contemple l’essence des choses, il en déduit leurs propriétés par voie démonstrative : « Car les yeux de l’esprit par lesquels il voit et observe les choses sont les démonstrations elles-mêmes. » (Eth V, 23, Scolie)

Troisième jalon : garder un œil sur l’histoire

Il faut éviter d’inventer des notions qui ne coïncident avec aucune réalité ni, a fortiori de les approfondir au risque de s’enfoncer encore plus dans les abstractions et les chimères. Ne pas croire à la réalité des anges et ne pas discuter de leur sexe.

« La pensée naît d’évènements de l’expérience vécue et elle doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter. »  (Hannah Arendt)

Ainsi nous nous efforcerons à chaque fois de relier nos concepts et déductions avec des exemples historiques afin de justifier leur vrai rapport à la réalité des faits.

Cependant, nous nous contenterons de ces illustrations comme rapport à l’histoire. Il ne s’agit donc pas d’une méthode archéologique et généalogique comme celle préconisée et mise en œuvre par Foucault et ses disciples. Cette méthode est inductive et non déductive.

Il est temps de planter le premier jalon.

Jean-Pierre Vandeuren

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