7.1. Peuple versus multitude : Hobbes et Spinoza
« Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où par la puissance, il l’emporte sur eux : c’est la continuation de l’état de nature. » (Spinoza, Lettre 50 à Jarig Jelles)
Cicéron, quelque part dans sa République, mentionne déjà la différence entre la multitude et le peuple. On lit :
« La chose publique est la chose du peuple ; et par peuple il faut entendre, non tout assemblage d’hommes groupés en troupeau d’une manière quelconque, mais un groupe nombreux d’hommes associés les uns aux autres par leur adhésion à une même loi et par une certaine communauté d’intérêts. Quant à la cause première de ce groupement, ce n’est pas tant la faiblesse qu’une sorte d’instinct grégaire naturel, car le genre humain n’est point fait pour l’isolement. Bientôt d’une multitude errante et dispersée la concorde fit une cité. »
Hobbes reprend ce passage de la multitude au peuple, mais plutôt que de se faire « naturellement » comme chez Cicéron, il nécessitera un artifice rationnel, le contrat social :
« Le nom de multitude étant un terme collectif signifie plusieurs choses ramassées, et ainsi une multitude d’hommes est le même que plusieurs hommes. Ce mot étant du nombre singulier, signifie une seule chose, à savoir une seule multitude. Mais ni en l’une ni en l’autre façon on en peut concevoir que la multitude n’ait de la nature qu’une seule volonté, car chacun de ceux qui la composent a la sienne propre. On ne doit donc pas lui attribuer aucune action quelle qu’elle soit ; par conséquent, la multitude ne peut pas promettre, traiter, acquérir, transiger, faire, avoir, posséder, etc. s’il n’y a en détail autant de promesses, de traités, de transactions, et s’il ne se fait autant d’actes qu’il y a de personnes. De sorte que la multitude n’est pas une personne naturelle. Mais si les membres de cette multitude s’accordent et prêtent l’un après l’autre leur consentement, à ce que de là en avant la volonté d’un certain homme particulier, ou celle du plus grand nombre, soit tenue pour la volonté de tous en général ; alors, la multitude devient une seule personne qui a sa volonté propre, qui peut disposer de ses actions, telles que sont commander, faire des lois, acquérir, transiger, etc. Il est vrai, qu’on donne à cette personne publique le nom de peuple, plutôt que celui de multitude. […] D’où l’on peut voir la différence que je mets entre cette multitude que je nomme le peuple, qui se gouverne régulièrement par l’autorité du magistrat, qui compose une personne civile, qui nous représente tout le corps du public, la ville, ou l’Etat, et à qui je ne donne qu’une volonté ; et cette autre multitude qui ne garde point d’ordre, qui est comme une hydre à cent têtes, et qui doit ne prétendre dans la république qu’à la gloire de l’obéissance. »
Chez Hobbes, comme chez Cicéron, quoique par des moyens différents, la multitude, expression spontanée, confuse et indistincte des tendances individuelles, s’efface pour devenir le peuple, sujet politique, unification des individualités sous une volonté unique et régie par des lois.
La multitude est incapable de volonté, et seul le « peuple » désigne une authentique subjectivité politique : « le peuple est un certain corps, et une certaine personne, à laquelle on peut attribuer une seule volonté et une action propre.» – sachant que le peuple ne peut naître qu’à partir du moment où son unité est assurée par la volonté unifiante de son représentant. De fait, pour Hobbes, le peuple n’a d’unité que par l’intermédiaire de son représentant, ainsi que le précise le chapitre XVI du Léviathan en reprenant et en réexaminant les deux concepts :
« Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou par une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne. Et c’est celui qui représente qui assume la personnalité, et il n’en assume qu’une seule. On ne saurait donc concevoir l’unité dans une multitude, sous une autre forme. »
Ainsi, dans son entreprise théorique de définition du peuple, Hobbes, en pratique, valorise le pouvoir constitué des élus par rapport au pouvoir constituant de la multitude, position défendue plus tard par Montesquieu, pour lequel les anciennes républiques avaient ce défaut que le peuple pouvait « prendre des résolutions actives, et qui demandent quelques exécutions, ce dont il est entièrement incapable ». En revanche, les Etats modernes accordent aux individus « capables de discuter les affaires » les prérogatives de la représentation politique. On voit ainsi que le contrat social constitutif du peuple repose sur une asymétrie entre gouvernés et souverain : par lui, les premiers renoncent totalement à leur droit naturel et se trouvent dès lors complètement assujettis à celui-ci. Les libertés civiles sont donc loin d’être garantie en pratique.
Dans la construction hobbesienne, la multitude est le lieu de concentration des passions humaines individuelles. Elle est ainsi potentiellement dangereuse car génératrice du pire des maux pour la société, la guerre civile, dont Hobbes fut le contemporain en Angleterre :
« Tous les maux qui peuvent être évités par l’industrie humaine proviennent de la guerre et d’abord de la guerre civile ; c’est elle en effet qui est la cause de la mort, de la solitude et de l’indigence totale. »
Le contrat social rationnel est l’instrument qui, en faisant disparaître la multitude au profit du peuple, permet à la raison de juguler les passions populaires. Mais ce faisant, Hobbes crée un « empire dans l’empire de la nature », une rupture entre l’état de nature et l’état civil, ce qui est une vue de l’esprit, car toujours l’homme vivra sous l’emprise de ses passions. Alors même que ces passions sont la source des dangers qui menacent la sécurité et la paix civile, Hobbes est incapable de les penser au sein de son cadre purement juridique. Ainsi, les mécanismes passionnels d’adhésion à l’Etat ou, a contrario, ceux qui pourraient mener à sa dissolution ne peuvent y être analysés.
Spinoza ne peut pas accepter la construction théorique de Hobbes car il lui faut conserver les lois naturelles des affects au sein de la sphère politique, donc ne pas faire disparaître la multitude et aussi dépasser la notion de contrat génératrice du sujet politique qu’est le peuple.
Pour Spinoza la multitude désignera une pluralité qui persiste comme telle sur la scène publique, dans l’action collective, dans la prise en charge des affaires communes, sans converger vers une unité, sans disparaître, recouverte par la cape d’invisibilité d’un contrat social. La multitude est la forme d’existence sociale et politique du Nombre en tant que Nombre: forme permanente, non épisodique et garante des libertés civiles grâce à la conservation de son droit naturel (identifié à la puissance des individus, le droit naturel est inaliénable) et des passions humaines susceptibles de s’opposer au souverain en des occasions bien définies :
Puisque « jamais personne, en effet, ne pourra transférer à un autre sa puissance, et par conséquent son droit, au point de cesser d’être un homme ; il n’y aura jamais un pouvoir souverain tel qu’il puisse accomplir ce qu’il veut ».
Puisque Spinoza conserve les passions au sein du corps social et politique, il peut analyser celles qui les favorisent, comme désirer s’affranchir de la crainte et vivre en sécurité par exemple, et celles qui s’y opposent. Parmi celles-ci, il y a, plus particulièrement, l’indignation, « la haine envers celui qui a fait du mal à autrui » (Eth III, 22, Scolie). Du fait du mimétisme affectif (Eth III, 27 : « Du fait que nous imaginons qu’un objet semblable à nous et pour lequel nous n’éprouvons aucun affect, est quant à lui affecté d’un certain affect, nous sommes par-là même affectés d’un affect semblable »), l’indignation des uns va se propager à tout le corps social provoquant la résistance au pouvoir en place, la révolte et même la révolution conduisant à la destitution de ce pouvoir.
Cependant, Si l’indignation peut changer l’état civil en « état de guerre », elle peut aussi, inversement, convertir l’état de guerre en état civil. L’analyse de l’indignation peut être placée d’une part dans le processus par lequel le corps politique est détruit, d’autre part dans sa genèse : les mêmes passions peuvent, de l’intérieur même du politique, le détruire ou le reconstruire. Pour s’accorder et avoir une « âme commune », les hommes doivent en effet éprouver une affection commune telle que l’espérance, la crainte ou le désir de tirer vengeance d’un dommage souffert. L’indignation étant une forme d’imitation affective, elle peut lier les individus une fois qu’ils ont détruit le corps politique et sont retournés à l’état de nature, à la multitude. Dans cet état, les individus s’agressent mutuellement, éprouvent de l’indignation à l’égard des agresseurs dont ils sont témoins et de la pitié pour leurs victimes, jusqu’à ce que chacun craigne tous les autres et espère bénéficier de leur aide. Une seule et même chose inspire dès lors à chacun la crainte et l’espérance : la puissance de la masse – or crainte et espérance sont précisément des affections communes produisant « une âme commune » ou un « empire démocratique ». Remarquons, en passant, que cette analyse de composition ou de recomposition du corps politique à partir de la multitude prouve aussi que la démocratie est le régime politique « absolu », c’est-à-dire originaire et naturel, et que c’est lui qui dégénère en aristocratie (pouvoir des élites), en oligarchie (commandement par une minorité, « oligo » = peu d’éléments), et en monarchie (commandement par un seul). A ce propos, on peut légitimement se demander pourquoi, comme on l’affirme depuis toujours, la démocratie ne serait-elle née à Athènes qu’aussi tardivement (au VIe et Ve siècle Av. J-C.) ? En fait, il s’agit là d’une idée reçue car les anthropologues et les historiens ont bien établi, depuis quelques décennies, que certaines sociétés ont pratiqué la collégialité de la décision bien avant l’âge grec classique, et loin de la Méditerranée : en Mésopotamie dès les origines de la civilisation, mais aussi en Inde ancienne ou encore en Afrique, comme l’a montré l’anthropologue Marcel Detienne.
Du développement précédent, on peut aussi voir qu’à proprement parler, il ne saurait y avoir de dissolution du corps politique chez Spinoza. Si « les discordes […] et les séditions n’ont jamais pour effet la dissolution de la cité […], mais le passage d’une forme à une autre » (Traité politique, VI, § 2. Au paragraphe précédent, il est affirmé : « Les hommes ont de l’état civil un appétit naturel et il ne se peut faire que cet état soit jamais entièrement dissous. »), l’état de nature n’est pas un état originel, mais un état de transition, c’est-à-dire un moment qui s’étend de la dissolution de la société politique, et du droit civil qui l’ordonnait, à de nouvelles institutions. La réalité des affects fait que l’état de nature n’est pas un état où les individus sont isolés, comme le pense Hobbes : la formation des groupes passionnels implique toujours une organisation politique et juridique, fût-elle aliénée.
Au sein d’une telle organisation, la multitude est traversée par des opinions et des intérêts qui engendrent les affects d’espoir, de crainte, d’indignation, de colère, … qui ont tendance à s’agréger et à constituer ces groupes passionnels.
Nous désignerons par « peuple » l’ensemble de ces groupes passionnels étiquetés par certaines opinions, intérêts ou valeurs.
Cette notion est totalement concrète, elle est indissociable d’un lieu précis et d’une évolution historique particulière : les peuples français et chinois, par exemple, sont constitués de groupes passionnels différents, ils ont des « caractères » dissemblables. Elle justifie aussi des analyses sociopolitiques de types archéologique et généalogique préconisées par Nietzsche et élaborées par Foucault, entre autres, mais surtout, présentement, elle nous permet de définir l’essence de la démocratie et de l’une de ses pathologies actuelles, le populisme.
Une démocratie est un régime politique qui reconnaît aux divers groupes passionnels (et donc aux divers intérêts, opinions et valeurs qui étiquettent ces groupes) les droits inaliénables d’exister, de s’exprimer et de participer, dans la tolérance mutuelle et le respect des règles constitutionnelles, aux luttes pour le pouvoir, c’est-à-dire pour l’adhésion d’une majorité à leurs propres valeurs.
Autrement dit, une démocratie est le pluralisme institué.
Ce pluralisme est une condition nécessaire pour garantir la paix civile car « la paix [qu’elle soit intérieure ou extérieure] ne se fait pas par exclusion mais par inclusion de l’inimitié », dixit Julien Freund, qui poursuit encore : « Etablir la paix, c’est reconnaître aux opinions et aux intérêts qui ne sont pas les nôtres le droit d’exister et de s’exprimer. Si nous le leur refusons, c’est la guerre. La paix n’est donc pas l’abolition de l’ennemi, mais un accommodement avec lui, elle n’est pas non plus n’importe quelle reconnaissance, mais la reconnaissance de l’ennemi, c’est-à-dire de l’altérité, de la divergence, de l’opposition, des antagonismes, etc. La paix qui exclut l’ennemi s’appelle guerre. »
Un régime démocratique est donc une condition nécessaire de garantie de la paix civile et extérieure. Tout autre régime, basé nécessairement sur l’exclusion des opinions, des valeurs et des intérêts divergents de ceux prônés par le pouvoir en place est toujours menacé de l’intérieur par la dissidence et menace les nations extérieures. L’histoire est une longue litanie des guerres entre nations et des guerres civiles qui, chaque fois se sont terminées par la destitution des tyrans en place (Sic semper tyrannis ! Ainsi en est-il toujours des tyrans !), quitte, souvent à les remplacer par un autre, qui ne tardera pas à être lui-même déchu.
Malheureusement, un régime démocratique n’est pas une condition suffisante de garantie de paix, ni civile, ni extérieure, sinon nous n’aurions aucune raison d’inquiétude et les pages que nous écrivons seraient inutiles. L’Allemagne de l’entre-deux guerres était une démocratie établie, ce qui ne l’a pas empêchée, rongée par le cancer de l’extrême droite, de verser dans la guerre intérieure et extérieure la plus effroyable qui fut, alors que les petites démocraties belge et finlandaise purent, à la même époque, juguler cette tendance extrémiste. Les Etats-Unis actuels, forts d’une tradition démocratique qui s’est montrée très solide depuis la fin de la reconstruction consécutive à la guerre de sécession (1877), sont à ce point polarisés actuellement entre deux camps que la violence latente entre eux menace d’exploser à tout moment en véritable guerre civile.
C’est que l’institution abstraite du pluralisme ne suffit pas, elle demande aussi à se concrétiser en véritable tolérance dans les esprits politiques, en empêchant que l’adversité naturelle des opinions et des valeurs défendues ne se transforme en animosité guerrière, bref que la relation ami – ennemi qui régit la politique extérieure ne contamine la politique intérieure.
Jean-Pierre Vandeuren
Aucun moyen de communiquer.
Aucun lien sur les mails ne fonctionne
Dommage
Je lis votre commentaire.
Il me semble que nous pouvons communiquer via ce canal de commentaires/réponses.
Qu’est-ce qui vous pose problème? Que désirez-vous d’autre?