Plan de l’article
Préambule
Désespérante perplexité
La méthode de Spinoza
Les leçons du Traité Politique
Déductions
I. La conservation du droit naturel et ses conséquences
I-a. La servitude constante d’une grande partie de l’humanité
I-b. Le rôle des inégalités
I-c. La fragilité des démocraties libérales et le problème du « populisme »
II. La captation de la puissance de la multitude, une affaire d’ingenium et d’affects
II-a. Les meneurs
II-b. Prophètes, clercs et « spin doctors »
II-c. Pourquoi croit-on ?
II-d. A propos de la personnalité des autocrates
II-e. Y-a-t’ il un « moteur » de l’histoire ?
Conclusion
Préambule
Dans mes précédents articles (VERDUNKELUNG (obscurcissement) : nuages sombres sur les libertés, la démocratie et la paix), je me suis efforcé de définir les termes usuels du domaine politique, souvent employés de manière floue, de façon à pouvoir détecter les politiques qui caractérisent ou qui peuvent conduire à la domination de l’homme par l’homme, à la limitation des libertés, bref, à la tyrannie. Pour cela, en m’inspirant de Julien Freund, j’ai distingué le politique de la politique. Pour définir le premier, je suis parti de l’affirmation de Spinoza énoncée dans le Traité Théologico-Politique (TTP) et reprise dans le Traité Politique, selon laquelle « le but poursuivi par l’état de société […] n’est autre que la paix et la sécurité » (TP V, 2), sachant que la paix, la concorde, doit essentiellement favoriser une vie guidée par la raison (TP V, 5) et que « l’homme [est] d’autant plus en possession d’une pleine liberté, qu’il se laisse guider par la raison »(TP V, 11).
Le TTP était encore plus clair : la fin ultime de la république «consiste non pas à dominer les hommes, à les contenir par la crainte et à les soumettre au droit d’autrui, mais au contraire à libérer chacun de la crainte pour qu’il vive en sécurité autant que faire se peut, c’est-à-dire qu’il préserve le mieux possible son droit naturel à exister et à agir sans danger pour lui-même ni pour autrui. […] La fin de la république, c’est donc la liberté» (TTP, XX).
En bref, la fin de l’état civil est de permettre à chacun d’être et de conserver cet être sous la conduite de la raison (Eth IV, 24).
J’en suis alors venu à poser la définition du politique :
Une activité humaine, qui pourra être qualifiée d’action ou de passion suivant qu’elle s’accorde ou non avec la raison, qui, à l’intérieur du territoire national, y organise la société, dans le but de favoriser la cohésion de cette nation, sa sécurité, tant intérieure qu’extérieure, et la concorde entre ses membres ainsi que celle avec les autres nations (alliances extérieures).
Les autres domaines des activités humaines et leur relation particulière sont :
- La religion s’occupe de la relation sacré/profane ;
- La morale, de la relation bien/mal ;
- La science, de la relation vérité/erreur ;
- L’économie, de la relation dirigeant/subordonné ou, plus crûment, maître/esclave ;
- L’esthétique, de la relation beau/laid.
Chacun de ces domaines implique un « devoir-être », une exigence de conformité à un modèle : conformité aux dogmes religieux, aux prescrits moraux, aux normes de recherches de la vérité scientifique, à la théorie économique en vigueur, par exemple le « néolibéralisme », à une certaine orientation du « goût ».
Dès que le « devoir-être » de l’un de ces domaines investit une politique, il force l’ « être » des individus dans une direction qui peut s’éloigner de la « droite raison » et, il corrompt donc le politique. On peut ainsi juger si une politique est ou pourrait être néfaste à la liberté.
A la manière de Freund, nous avons mis en évidence les relations spécifiques au politique : au niveau national, commandement/obéissance ; public/privé et ami/ennemi, en ce qui concerne les relations internationales.
Le cas le plus emblématique, le plus fréquent et le plus souligné est celui de la corruption du politique par le domaine religieux et le domaine moral, les deux étant fortement liés, la religion imposant toujours un comportement moral, conforme aux dogmes. Dans l’Essence du politique, Julien Freund relève plusieurs fois ce phénomène de corruption et ses conséquences :
« Le mélange entre politique et morale constitue l’une des origines du despotisme et, en ce sens qu’il supprime l’un des trois présupposés de l’essence du politique : la distinction entre le privé et le public qui est la condition d’existence de la liberté politique. Le totalitarisme est un gigantesque effort pour supprimer la distinction entre l’individuel et le public. »
« La morale ne peut tenir lieu de politique parce qu’elle verse trop facilement dans l’idéologie et justifie ainsi de manière infâme les tueries en faisant de l’ennemi politique l’image du mal qu’il faut exterminer. »
On comprend ainsi qu’une théocratie ne peut qu’être tyrannique et que les politiques des Trump, Bolsonaro, Erdogan, Orban, Morawiecki, entre autres, qui toutes s’appuient sur la religion pour séduire la multitude ne peuvent conduire qu’à la restriction des libertés politiques.
Les hommes tentent de se soumettre les uns les autres en inventant divers « devoir-être » : « L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la chose de choses inertes. » (Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, p. 34).
Les « devoir-être » un bon communiste ou un bon aryen sont exemplaires de cette nocivité pour les libertés, à mettre en contraste avec la capacité d’ « être » que permettent les régimes pluralistes constitutionnels :
« Toutes les tragédies du XXe siècle ont pour cause l’oubli ou l’ignorance ou la destruction de la conscience de soi quand les hommes abdiquent ou sont contraints d’abdiquer leur moi dans un grand tout : le parti, l’Etat, la religion, la race, … Et ce qui fait la conscience humaine, c’est le sens critique, la tension permanente entre certitude et doute, c’est le fameux « Que sais-je ? » de Montaigne. Les valeurs portées par l’Etat de droit expriment cette tension constitutive de la conscience humaine puisqu’elles sont des promesses que la misère du monde interroge sans cesse. L’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté individuelle, la fraternité sont, entre autres, des valeurs constitutionnelles que l’exclusion, les injustices, l’arbitraire démentent quotidiennement. Ainsi, les valeurs de l’Etat de droit permettent aux hommes de prendre conscience de leur statut de citoyens, c’est-à-dire de sujets de droit autonomes, capables de s’autodéterminer, de maîtriser leur histoire, de la réfléchir, de la discuter et de la penser. » (Dominique Rousseau, Mais c’est quoi la démocratie continue ?, dans le collectif Penser et panser la démocratie).
Les développements précédents avaient pour premier but d’introduire la dichotomie « être » et « devoir-être » en lien avec la théorie politique, d’inspiration plus freundienne que spinozienne, exposée dans mes précédents articles et, ce faisant, aussi montrer son efficacité à la fois théorique et pratique dans la détection de politiques nocives aux libertés.
Cependant, cette théorie ne parvient pas, me semble-t-il, à répondre à la question lancinante posée avec une acuité particulière par le nazisme au regard des incommensurables horreurs qui lui sont imputées : « pourquoi les Allemands, l’un des peuples les plus « évolués » intellectuellement et artistiquement, au courant des incessants malheurs produits par l’histoire humaine, ayant goûté des possibilités de déploiement de leurs êtres au sein d’une démocratie, ont-ils suivi et même, en grand nombre, approuvé les actes de Hitler et de ses sbires, plus : ont voué une admiration et une dévotion sans borne, souvent jusqu’au moment de la destruction totale de leur pays, à ce petit caporal inculte et sans relief autre qu’oratoire ? ». Par la suite, je ne compte pas aborder cette question particulière, mais essayer de répondre à la question plus générale de la pérennité de la servitude des peuples, de leur sempiternelle soumission à des tyrans. Comment expliquer que les hommes, toujours et partout, se trouvent soumis politiquement à d’autres ? Pourquoi se retrouvent-ils, toujours et partout, dans une telle servitude ?
Pour y parvenir, il me faudra revenir totalement à Spinoza …
Désespérante perplexité
Plus de 250 années se sont écoulées depuis la publication de l’essai de Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, qui débutait par ces mots désespérants, « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers, […] », suivis de l’expression de sa perplexité, « Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore ». On peut contester la première partie de l’affirmation de Rousseau (« L’homme est né libre »), car, en réalité, c’est l’exact contraire qui est vrai : l’homme naît et reste, le plus souvent, soumis à ses passions. La quatrième partie de l’Ethique, intitulée De la servitude humaine ou de la force des affects, est consacrée à l’exposé de cette soumission et toute l’Ethique est dédiée à la libération de cette servitude, libération précieuse mais « aussi difficile que rare » (derniers mots de l’ouvrage). Cependant, la suite de l’affirmation rousseauiste (« et partout il est dans les fers ») est incontestable car d’expérience évidente. Simone Weil, dans l’essai mentionné précédemment, est encore plus pessimiste, ou réaliste que Rousseau : « Il semblerait que l’homme naisse esclave et que la servitude soit sa condition propre ». La libération socio-politique semble, elle aussi, « aussi difficile que rare » !
Désespérante perplexité …
Qui a tout lieu de se prolonger aujourd’hui pour quiconque chérit la liberté. De fait, si l’on adopte la classification des régimes politiques en quatre types, par ordre décroissant de qualité libérale – démocratie libérale, démocratie électorale, autocratie électorale, autocratie fermée ; classification de l’institut V-Dem (Varieties of Democracy), dont nous citons les résultats du dernier rapport (2022 : https://www.v-dem.net/publications/democracy-reports/) – on ne recense actuellement que 34 démocraties libérales (13% de la population mondiale), 55 démocraties électorales (16% de la population mondiale), 60 autocraties électorales (44% de la population mondiale, soit 3.4 milliards de personnes) et 30 autocraties fermées (26% de la population mondiale, soit 2 milliards d’individus). Au total, environ 70% de la population mondiale se trouve donc encore et toujours « dans les fers », tandis que seulement 13% jouissent de libertés étendues. Phénomène plus inquiétant encore, le nombre de démocraties libérales s’est considérablement réduit depuis son pic de 2012 où il était de 42, une réduction drastique de 19% en une petite dizaine d’années et un reflux à la situation de 1989, juste avant l’écroulement de l’URSS, lors que le nombre d’autocraties fermées a connu, sur la même période, une augmentation de 50%, passant de 20 à 30.
Face à ce déclin des démocraties libérales et donc des libertés communes et individuelles, face aux menaces existentielles que font peser sur ces démocraties garantes de ces libertés les autocraties puissantes telles que la Russie et la Chine, il est urgent de dépasser l’ignorance avouée par Rousseau et expliquer : 1. Pourquoi et comment l’homme finit aussi souvent « dans les fers » et ne parvient pas à s’en libérer ; 2. Pourquoi et comment , s’il a le bonheur de vivre dans une démocratie libérale, finit-il aussi souvent par plébisciter et élire des tyrans et par retomber dans une soumission de plus en plus pesante.
Bien sûr, nombre de personnages importants ont partagé la désespérante perplexité de Rousseau. Citons en quelques exemples :
- Winston Churchill, torturé par les prémices de la seconde guerre mondiale : « La principale leçon de l’Histoire est que l’espèce humaine est incapable d’apprendre. »
- Barak Obama, à la nouvelle de l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis : « Peut-être n’avons-nous rien compris ! »
- David Hume : « Les hommes sont tellement les mêmes en tout temps et en tout lieu que l’histoire ne nous apprend rien de nouveau ni d’étrange à cet égard. Sa principale utilité est seulement de montrer les principes constants et universels de la nature humaine. »
- Alexandre Zinoviev : « L’Histoire est comme un poème monstrueux qui laisse des traces profondes, mais aucun souvenir. »
Tout cela est bien énoncé mais n’éclaire pas grand-chose, sinon que l’on pourrait explorer deux pistes : approfondir l’implication politique de la nature humaine, en l’étendant à celle des « masses », des « foules », et trouver comment apprendre des expériences historiques.
Bien entendu aussi, nombre d’auteurs de diverses disciplines, et non des moindres, se sont attelés à ces deux tâches, produisant ainsi des centaines d’ouvrages, chacun des auteurs colorant son approche de ces questions politiques en fonction de sa spécialité ou de son intérêt particulier : anthropologie, psychologie, psychanalyse, histoire, philosophie, sociologie ou économie.
Quelques exemples illustreront ce fait.
Citons deux anthropologues : Brian Hayden avec « Naissance de l’inégalité » et Pierre Clastres avec « La société contre l’Etat » étudient tous deux, de façon différente, des sociétés dites « primitives » pour en tirer des conclusions socio-politiques.
Du côté de la psychologie, le père de la psychanalyse, Freud, inspiré par l’ouvrage novateur de Gustave Lebon, « Psychologie des foules », élargit ses conclusions théoriques au comportement des foules pour expliquer notamment leur soumission aux meneurs et les dérives qui en résultent.
Christian Geffray, dans « Le nom du maître », tente une rencontre entre les deux disciplines précédentes sous le terme de « anthropologie analytique » afin d’éclairer le comportement des masses.
Du côté de la psychologie non analytique, signalons encore l’essai, relativement ancien, de Erich Fromm, « La peur de la liberté », où il montre que l’accroissement de la liberté « négative » (la libération de …, se libérer de …) n’a pas accru la liberté « positive » (liberté de … ; réalisation de son individualité), mais, en affectant l’individu d’un sentiment d’isolement, d’insécurité et d’impuissance, l’a fréquemment plongé dans une nouvelle servitude.
Notons que la motivation des recherches sur la liberté et la soumission, comme celle de Fromm, fut, très fréquemment, de tenter d’expliquer ce qui est considéré comme le mal absolu, le nazisme et ses dérives monstrueuses. Cette expérience historique hors norme, demeure d’ailleurs le test privilégié de validation des théories avancées.
Arrêtons-nous à ces exemples. On pourrait évidemment en citer encore relevant d’autres disciplines et il y aurait là un travail intéressant, mais fastidieux, de classification exhaustive des publications socio-politiques sur le sujet des libertés communes et individuelles, ou, inversement, des soumissions correspondantes.
Ce travail pourrait toutefois servir à atténuer le désarroi éprouvé devant la pléthore d’explications avancées avec brio par de talentueux auteurs. Ce désarroi provient du fait que chacune des explications élaborées par ces auteurs peut apparaitre comme un fragment d’une « vérité » ou d’une « cause première » dont elle ne serait qu’un effet. Afin de surmonter nos confusions, nous pourrions être tentés de rechercher une telle cause. Ce faisant nous adopterions une méthode inductive, procédant du fini vers l’infini, méthode qui n’est pas celle préconisée par Spinoza qui la juge irrationnelle. De fait, nous présupposerions ainsi que les divers fragments envisagés sont indépendants, ce qui contredirait l’existence d’une cause commune.
Voilà donc que Spinoza réapparaît. Pourquoi dans ce contexte ?
Parce qu’il se trouve que Spinoza, environ cent ans avant Rousseau, était déjà préoccupé par le problème de la liberté commune et individuelle, qui se trouve être le thème central du Traité Politique (TP) et qu’une réponse à notre premier problème (Pourquoi et comment l’homme finit aussi souvent « dans les fers » et ne parvient pas à s’en libérer ?) y est fournie. Mais on y trouve aussi matière à répondre à de nombreuses autres interrogations posées par la politique.
Il nous faut donc revenir à Spinoza et, d’abord, à sa « méthode ».
La méthode de Spinoza
Pour l’étude de n’importe quel objet, que ce soit les lois de la nature, l’explication d’un texte (par exemple, la Bible dans le Traité Théologico-Politique TTP)), ou encore la politique (comme dans le TP), Spinoza prône une méthode déductive, à l’instar de celle utilisée par les mathématiques. Mais à partir de quoi débuter la déduction ? Ne sommes-nous pas ramené à la recherche de la décriée « cause première » ? Non, effectivement. La démarche proposée est analogue à celle, exposée dans l’Ethique, qui permet le passage de la connaissance du premier genre, l’imagination, à la connaissance du deuxième genre, la raison, en produisant la théorie des notions communes qui autorisent de penser adéquatement les corps : « […] il faut s’attacher à découvrir les réalités les plus communes qui donnent unité et sens à l’objet de la recherche » (Alain Billecoq, Les combats de Spinoza, p.29). Munis de ces réalités « les plus communes », la connaissance de l’objet considéré s’en déduira en tant que propriétés de ces réalités.
Le TP est une application de cette démarche à l’objet qu’est la politique.
Les leçons du Traité Politique
Le titre complet de ce traité, que nous abrégeons par facilité autant que par habitude commune à tous ceux qui le pratiquent plus ou moins intensément, est en réalité Traité de l’Autorité Politique. L’insertion du mot « autorité » est tout sauf anodin car le sous-titre de l’ouvrage, qui en spécifie le but, indique bien qu’il s’agit de penser des institutions qui seraient en mesure de limiter l’autorité du ou des dirigeants de l’Etat et empêcher qu’elle dégénère en tyrannie. Le voici :
« (Dont l’objet est de montrer : quelles devraient être les institutions dans une société de forme monarchique – et dans celle également où gouverne une élite – si l’on veut que le régime ne dégénère pas en tyrannie, mais que la paix et la liberté des citoyens y soient préservées de toute atteinte.) »
La formulation même de ce sous-titre laisse penser cependant qu’il a été ajouté par un correspondant de Spinoza avant la publication posthume du traité. De fait, celui-ci est inachevé et s’arrête au moment de la considération du régime démocratique, alors que l’intention initiale de Spinoza était bien d’aborder ce régime dans la même optique.
Quoiqu’il en soit, le but global de l’ouvrage est bien celui énoncé dans ce sous-titre et correspond à celui de l’ensemble de l’œuvre de Spinoza, à savoir la conquête de la liberté, individuelle – celle du sage – dans l’Ethique, commune, dans les deux traités politiques, TTP (voir le dernier chapitre (XX)) et TP (voir le chapitre V, §2, 5 et 6).
Dans le TP, l’alternative clairement énoncée est celle entre une multitude esclave (V, 4) : « […] il arrive qu’une nation conserve la paix à la faveur seulement de l’apathie des sujets, menés comme du bétail et inaptes à s’assimiler quelque rôle que ce soit, sinon celui d’esclaves. Cependant, un pays de ce genre devrait plutôt porter le nom de désert, que de nation ! ») et une multitude libre (V, 6) : « […] Tandis en effet qu’une multitude libre se guide d’après l’espoir plutôt que la crainte, celle qui est esclave se guide sur la crainte plutôt que l’espoir. L’une essaye de faire quelque chose de sa vie, l’autre se contente d’éviter la mort ; l’une essaye de vivre des aspirations personnelles, l’autre subit la contrainte du tyran. C’est ce que nous exprimons, lorsque nous disons que la seconde est réduite en esclavage, alors que la première est libre. »
Maintenant, comment en arrive-t-on à passer de la liberté native (« l’homme est né libre », du moins est-ce son aspiration naturelle que de désirer vivre selon sa nature propre) à sa soumission quasi universelle au sein de régimes autocratiques («partout il est dans les fers »), c’est-à-dire à l’échec de la plupart des politiques à instaurer la liberté de la multitude ?
C’est à répondre à cette question que le TP illustre parfaitement la méthode spinozienne.
Quelles sont les « réalités les plus communes » de la politique ?
- Tout découle de la nature humaine
Hume l’avait pressenti, mais pas développé, du moins pas en relation directe avec la politique, Spinoza, bien avant lui affirma que toute étude liée à l’humain devait en découler, en particulier les problèmes soulevés par la politique :
TP, I, 4 : « Lorsque j’ai étudié les problèmes politiques, je n’ai donc nullement visé à inventer du neuf ni de l’inédit. J’ai cherché à expliquer de manière rigoureuse et indiscutable, ainsi qu’à déduire de la situation propre à la nature humaine, la doctrine susceptible de s’accorder le mieux avec la pratique. De plus, en vue de conserver, dans le domaine de la science politique, une impartialité identique à celle dont nous avons l’habitude lorsqu’il s’agit de notions mathématiques, j’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais les comprendre. »
Cet extrait reprend toute la méthode employée par Spinoza : impartiale, déductive, à la fois théorique et pratique, corroborée par l’expérience, en un mot, scientifique.
Cette nature humaine s’initie dans le degré de puissance propre à chaque individu, c’est-à-dire dans son conatus (terme que Spinoza lui-même n’utilise jamais) qui pousse chaque mode à persévérer dans son être :
TP, III, 18 : « […] je fais remarquer que toute ma démonstration se base sur les manifestations nécessaires de la nature humaine, à travers quelque aspect qu’on la considère – en d’autres termes, sur l’effort universel qui pousse les hommes à se conserver. »
Par ailleurs, cette même nature s’exprime nécessairement et constamment au moyen des affects, joies, tristesses et désirs, qui orientent leurs actions et qui, donc, les expliquent :
TP, I, 5 : « On ne saurait douter, en effet – et nous l’avons montré dans notre Ethique – que les hommes sont nécessairement en proie aux affects. […] »
Ce paragraphe se poursuit par un long énoncé des affects qui expliquent les comportements sociaux universels des individus et qui en font donc un ingrédient indispensable dans l’abord des situations socio-politiques.
Enfin, toujours de la nature humaine, découle la tendance universelle à l’établissement de relations sociales, que nous énonçons donc comme une des « réalités les plus communes » de la politique…
2. Partout, toujours, l’homme noue des relations :
TP, I, 7 : « Enfin, puisque toujours, en tous lieux, les hommes, qu’ils soient barbares ou civilisés, nouent entre eux des relations et forment une société organisée d’un genre quelconque, on n’ira pas chercher les causes et les principes naturels des Etats dans les renseignements généraux de la raison. Mais on les déduira de la condition humaine ordinaire. »
Le paragraphe II, 15 revient sur cette réalité commune à tous les hommes en détaillant les raisons de sa nécessité et se termine par une allusion à Socrate : « Si, du fait que les hommes à l’état de nature ne sauraient guère réaliser leur indépendance, les amateurs de définitions en forme veulent dire que l’homme est un animal social, je n’y vois pour ma part aucun inconvénient. », manière détournée mais élégante de souligner une différence d’approche, Spinoza privilégiant les définitions enfermant la cause aux définitions formelles. Ici, la sociabilité humaine n’est qu’un effet de la nature même de l’homme et définir l’homme, à l’instar d’Aristote, en tant qu’ « animal social », n’est que formel.
La différence entre les deux approches est peut-être plus compréhensible en utilisant les « êtres de raison » que sont les objets mathématiques. Ainsi, la définition formelle de la circonférence comme « l’ensemble des points du plan situés à égale distance d’un point donné » n’en donne pas la construction qui, elle, est renfermée dans la définition génétique la donnant comme « la figure plane obtenue par la rotation d’un segment de droite autour de l’une de ses extrémités ».
Malgré cette tendance à la sociabilité, chaque individu, même au sein d’un groupe, sera toujours dirigé par son propre degré de puissance, son conatus, qui le disposera toujours à étendre cette puissance jusqu’à ses limites. C’est encore une « réalité des plus communes » que Spinoza exprime en des termes juridiques …
3. Le « droit naturel » de chaque individu est conservé dans l’état de société.
Le « droit naturel » de n’importe quelle chose est un autre terme pour désigner son conatus, c’est-à-dire son degré de puissance qui lui est transmis de façon immanente par la puissance absolue de la Nature. Pourquoi cette appellation juridique ? Par la conséquence naturelle du fait que toute puissance tend nécessairement à s’exercer au maximum et que, du fait de cette nécessité, elle en a le « droit », ainsi que l’exprime le TTP en IV, 2 : « chaque individu dispose d’un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance. », ou le TP en II,4, qu’il vaut la peine de citer intégralement : «Ainsi, sous le nom de droit naturel, je désigne les lois ou règles mêmes de la nature, en vertu desquelles tout se déroule dans le monde, c’est-à-dire la puissance de la nature même. Il en résulte que le droit de la nature et, par voie de conséquence, de chaque type de réalité naturelle s’étend toujours jusqu’aux bornes rencontrées par sa puissance. Tout ce qu’un homme quelconque accomplit en vertu des lois de sa nature, il l’accomplit donc d’un plein droit naturel et le droit, dont il jouit activement au sein de la nature, est mesuré par le degré de sa puissance. »
Une (des nombreuses, nous y reviendrons) conséquence de cette conservation du droit naturel de chacun au sein de toutes les sociétés est que le conflit est une composante nécessaire, donc naturelle, de celles-ci :
TP, II, 8 : « […] Il s’ensuit que le droit d’institution naturelle, sous lequel tous les hommes naissent et, le plus souvent, vivent, n’interdit rien, sauf les actions soit non-désirables, soit non-exécutables. Ce droit n’écarte ni les luttes, ni les haines, ni la colère, ni les tromperies, ni rigoureusement quoi que ce soit susceptible d’être suggéré par une convoitise. »
Et,
TP, II, 14 : « Dans la mesure où les hommes sont troublés par la colère, l’envie ou quelque autre sentiment haineux, ils sont entraînés dans des directions différentes et entrent en conflit les uns avec les autres. […] Puisque la plupart des hommes […] sont naturellement en proie à des sentiments de ce genre, il s’ensuit qu’ils sont, du fait de leur nature même, ennemis les uns des autres. »
Cette présence persistante du conflit interhumain au sein de la société nécessite le recours à un imperium, terme latin provenant de l’ancien ordre romain et signifiant « ordre, commandement, pouvoir », étendu à « Etat »…
4. L’imperium est la puissance de la multitude
La référence dans le TP à cette « réalité commune » fait à appel à deux paragraphes du deuxième chapitre :
TP, II, 16 : « Examinons le cas d’hommes vivant sous une législation générale et constituant un corps unifié comme par la conduite d’un seul esprit [ou, autre traduction possible, comme une seule personnalité spirituelle], il est évident […] que chacun jouira d’un droit d’autant moins considérable, que l’ensemble des autres, par rapport à lui incarnera plus de puissance. »
Et,
TP, II, 17 : « Le droit, ainsi défini par la puissance de la multitude, est ordinairement nommé l’autorité politique [ou souveraine, dans une terminologie rousseauiste] »
La suite du paragraphe ci-dessus mentionne la présence d’un « détenteur absolu » désigné pour « assumer la charge de la communauté publique ». En En fait, cette présence est une autre « réalité commune » du domaine de la politique…
5. Nécessité d’une délégation souveraine concrète.
L’imperium est inséparable de l’institution d’un pouvoir souverain confié à un seul (monarchie ou autocratie quelconque), à quelques-uns (aristocratie ou oligarchie quelconque). La démocratie est toujours amenée à incarner ce pouvoir dans quelques-uns, ce qui l’amène toujours (jusqu’à présent) vers une oligarchie de fait (c’est « la loi d’airain de l’oligarchie » mise en évidence au sein de toute assemblée démocratique pour la première fois par le sociologue Robert Michels dans son essai « Les Partis Politiques, Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties »).
En fait, l’imperium définit en II, 17 dans le TP y est inséparablement joint à un « détenteur absolu » (qui peut-être un seul ou plusieurs individus) de la souveraineté, « désigné d’un commun accord général pour assumer la charge de la communauté publique ; c’est-à-dire faire et abroger les lois, fortifier les villes, décréter la guerre ou la paix ». Je n’ai séparé l’imperium de sa délégation souveraine concrète que par souci méthodologique.
Les cinq « réalités communes » que je viens d’extraire du TP sont toutes reliées logiquement à « l’essence actuelle » de toute réalité existante, en particulier à celle de tout humain, son conatus, son effort de persévérer dans son être (Eth III, 7) (point 1.) qui le pousse à s’unir à ses semblables (point 2.), qui, dans cette union conserve toutes ses prérogatives (point 3.), une des conséquences de cette conservation étant la nécessité d’un pouvoir absolu, l’imperium (point 4.), lui-même devant être nécessairement incarné dans un ou plusieurs détenteurs (point 5.).
Remarquons de plus que ces « réalités communes » tiennent bien compte de la nature humaine et de la multitude, puisque l’imperium n’est rien d’autre que la puissance de celle-ci. Par contre, le TP n’envisage pas explicitement l’intervention d’une « leçon de l’histoire ». L’histoire, mise à part la mention d’exemples historiques en guise d’illustration pratique de points théoriques, ne semble pas y jouer un rôle.
En fait, on peut légitimement affirmer que l’histoire apparaît implicitement dans le TP au travers de la prise en compte des affects communs éprouvés par la multitude. Par exemple :
TP IV, 1 : « Les hommes, ainsi que nous l’avons dit, se laissent guider par les affects plutôt que par la raison ; aussi n’est ce point sous l’impulsion de la raison, mais sous l’emprise d’un affect unanime, que la multitude se met naturellement d’accord et réalise son active unité spirituelle […]. Ce sentiment est soit un espoir ou une crainte partagés, soit un désir frustré (desiderium) de venger quelque préjudice subi en commun. »
Mais qu’est-ce que les affects ont à voir avec l’histoire ?
Les individus subissent à peu près tous les mêmes affections, ils entendent les mêmes informations, voient les mêmes évènements, etc., mais n’éprouvent pas les mêmes affects en réaction à ces affections : « La musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l’affligé ; et pour le sourd, ni bonne ni mauvaise. » (Eth IV, Préface). En fait, l’affection passe à travers le filtre des caractéristiques propres de l’individu, que Spinoza nomme ingenium, et que, de façon plus moderne, on pourrait appeler « personnalité ». Celle-ci résulte d’un complexe composé d’une partie innée – du point de vue de l’Etendue, corporelle, le « tempérament », constitué de taux hormonaux et autres, dont le correspondant spirituel est nommé le « caractère », tous deux référables à l’«essence » de l’individu, ce rapport de mouvement et de repos qui en définit le corps et l’idée de ce rapport dans l’esprit – et d’une partie acquise au gré des rencontres, des expériences et des imitations, bref de l’histoire personnelle des passions éprouvées, et qui engendre une disposition hiérarchique de désirs [pour plus de détails voir notre « Théorie générale de la personnalité »]. La connaissance de la personnalité d’un individu est essentielle pour comprendre ses actes : « Mieux on connaît le génie (genium) et la complexion (ingenium) de quelqu’un, plus il est facile d’expliquer ses paroles » (TTP, VII, 5).
6. L’histoire détermine l’ingenium des peuples.
Il en est de même au niveau de la multitude au sein d’une nation : les lois, les mœurs et l’histoire communes à cette multitude développent une caractéristique passionnelle qui oriente les affections éprouvées unanimement vers une passion commune. Cette caractéristique passionnelle commune est appelée par Spinoza l’ingenium du peuple considéré et est utilisée explicitement dans le TTP afin d’analyser la constitution politique du peuple hébreu lors de sa fuite d’Egypte sous le commandement de Moïse. Celui-ci, à partir de la multitude barbare des esclaves hébreux en fuite sous sa conduite, a institué un Etat théocratique, dont la caractéristique passionnelle, c’est-à-dire l’ingenium, était la dévotion. Spinoza cite deux autres exemples : la violence comme ingenium des Romains et le bavardage des sectes en tant qu’ingenium des Grecs.
L’histoire intervient donc afin de nous permettre de déterminer l’ingenium d’un peuple et en déduire ses comportements. Ainsi, Norbert Elias a-t-il étudié l’histoire longue des Allemands afin d’expliquer leur soutien majoritaire au nazisme grâce à leur ingenium, leur « habitus social » dans sa propre terminologie (voir « Les Allemands » ou « Humana conditio »).
Nous pouvons à présent utiliser les six « réalités les plus communes » de la politique afin d’en déduire des réponses à nos questions.
Déductions
I. La conservation du droit naturel et ses conséquences
De façon générale, il semble que la plupart des problèmes socio-politiques se rattachent, d’une manière ou d’une autre, à la conservation du droit naturel au sein de l’état civil (point 3.), conservation qui est à l’origine de cette « insociable sociabilité » décrite par Kant à la quatrième proposition de son « Idée d’une histoire universelle ».
I-a. La servitude constante d’une grande partie de l’humanité.
Mais alors que Kant n’y voit que l’impulsion positive qui pousse l’individu à se surpasser afin d’être reconnu par ses semblables et ainsi faire progresser la culture, Spinoza insiste plutôt sur le danger du désir de domination qui peut en naître, et qui en naît toujours effectivement, expliquant la constatation de la servitude constante de l’homme, en tous lieux et en tous temps.
Développons :
4. (l’imperium n’est rien d’autre que la puissance de la multitude) se double de 5. (la nécessité de l’instauration d’un pouvoir souverain concret, c’est-à-dire de la captation de la puissance de la multitude par un ou plusieurs individus). Cette instauration se fait bien, au début, par la multitude, mais, sitôt installée, elle n’entretient, de facto, plus de rapport d’égal à égal avec cette multitude. Ayant la Puissance, cette délégation en a aussi le droit car 3. (conservation du droit naturel, c’est-à-dire de la puissance actuelle) et, en conséquence, elle va utiliser cette puissance accrue pour l’augmenter de plus en plus, ce qui correspond à une augmentation de sa domination de la multitude, c’est-à-dire à une exclusion de plus en plus accentuée de toutes les sphères d’élaboration et de décision des lois qui gouvernent l’Etat. Il s’agit encore et toujours du fait que « le droit de la nature et, par voie de conséquence, de chaque type de réalité naturelle s’étend toujours jusqu’aux bornes rencontrées par sa puissance. » (TP, II, 4, déjà cité).
Spinoza indique donc le péché originel qui conduit inexorablement à la domination des multitudes :
TP, I, 6 : « Par conséquent, un Etat qui s’en remettrait à la bonne foi de quelque individu que ce soit et dont les affaires ne pourraient être convenablement gérées, que par des administrateurs de bonne foi, reposerait sur une base bien précaire ! Veut-on qu’il soit stable ? Les rouages publics devront alors être agencés de façon que voici : à supposer indifféremment que les hommes chargés de les faire fonctionner, se laissent guider indifféremment par la raison ou les affects, la tentation de manquer de conscience ou d’agir mal ne doit pas pouvoir s’offrir à eux. Car, pour réaliser la sécurité de l’Etat, le motif dont sont inspirés les administrateurs n’importe pas, pourvu qu’ils administrent bien. Tandis que la liberté ou force intérieure constitue la valeur d’un particulier, un Etat ne connaît d’autre valeur que sa sécurité. »
Et Spinoza de surenchérir en
TP, VI, 3 : « En d’autres termes, il faut que tous, par force ou par nécessité si ce n’est spontanément, soient contraints de vivre selon la discipline de la raison. Pour que soit atteint ce résultat, le fonctionnement de l’Etat sera réglé de telle sorte, qu’aucune affaire important au salut général ne soit jamais confiée à un seul individu, présumé de bonne foi. »
En termes plus modernes, la gestion des affaires publiques doit être la plus transparente possible, tout pouvoir doit être limité par un contre-pouvoir et les mandats publics doivent être limités en cumul et dans le temps. Ces dispositions doivent être inscrite dans la constitution d’un Etat et être fortement protégées de tout changement arbitraire. Bref, il s’agit de réduire à rien tout pouvoir discrétionnaire.
C’est donc faute de telles décisions lors de la constitution des diverses nations que les pouvoirs souverains délégués se sont toujours et partout développés au détriment des peuples et que les hommes se sont retrouvés, à chaque fois, « dans les fers ».
Car, quiconque concentre entre ses seules mains l’exercice de la souveraineté, sans droit de regard et de contrôle de la masse des citoyens par le biais d’institutions solides, désirera toujours persévérer dans son état (cette fois, et non dans son être) de domination et fera l’impossible pour ne pas en être délogé : mainmise sur les ressources financières afin de récompenser ses affidés, infiltration des cours de justice et des médias, répression de toutes les sources de rébellion, élaboration et interprétation des lois en sa faveur et celle de ses partisans. Les pratiques courantes des autocraties fermées bien établies (Russie, Chine Turquie, …), ainsi que celles en voie d’établissement (Hongrie, Pologne, Inde, …) illustrent parfaitement ces pratiques. Aucune démocratie n’est à l’abri d’un tel processus de décomposition institutionnelle. Les Etats-Unis d’Amérique, plus ancienne démocratie mondiale, n’échappent pas à ce danger. Son cas, mis en évidence par l’élection du diabolique M. Trump (diabolique, étymologiquement, signifie « qui sépare ») est très bien documenté dans le livre de Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, « La mort des démocraties ». Il faut à tout prix éviter de laisser entrer le loup dans la bergerie. Déjà, en 1579, l’érudit écossais George Buchanan n’écrivait-il pas que les institutions d’une société libre devaient être conçues pour éloigner ceux qui voudraient gouverner « non pour leur pays mais pour eux-mêmes, qui prennent en compte non l’intérêt public mais leur propre plaisir » ? L’histoire ne nous apprend décidément rien.
Mais comment y réussir lorsque les élections sont libres et honnêtes ? Nous y reviendrons.
I-b. Le rôle des inégalités
On rétorquera que souvent, les plus « forts » s’imposent d’eux-mêmes à la communauté et persévèrent dans cette domination. Mais que signifient ces termes de « plus forts » ? Si l’on admet l’égalité de tous dans les communautés originelles, hypothèse la plus plausible théoriquement et confirmée par les études de terrain des anthropologues dans les sociétés dites « primitives », être « plus forts que » se réfère nécessairement à l’introduction d’inégalités au sein de la communauté.
Spinoza en était particulièrement conscient ; pour lui, l’égalité est la condition nécessaire (mais non suffisante) à l’établissement et la persistance de la liberté commune et individuelle : sans l’égalité qui est « un des premiers besoins de la communauté politique » (TP, VII, 20), « la liberté commune tombe en ruine » (TP, X, 8).
La naissance de l’inégalité annonce la mort des libertés communes et individuelles, car toute inégalité sociale se traduit par un différentiel de puissance sociale, différentiel qui tendra nécessairement vers son accroissement sans limite définie. Ainsi, les inégalités économiques s’accroissent de façon démentielle dans nos démocraties, libérales ou non, car ces sociétés sont également capitalistes et refusent toute limitation étatique à ces inégalités, sous couvert des dogmes néolibéraux qui imposent un « devoir-être en concurrence » intouchable et donc sans limite posée par les Etats. La pauvreté financière d’un nombre croissant de citoyens les rend dépendants de leurs employeurs ou des aides sociales, réduisant leur liberté à un concept bien plus théorique que pratique.
Je ne développerai pas plus d’exemples, ni de connexions entre les inégalités économiques et politiques. Maints excellents ouvrages les exposent et mon but est uniquement d’apporter des réponses claires et concises aux questions socio-politiques en suivant la méthode de déduction spinozienne à partir des « réalités les plus communes » de ce domaine.
I-c. La fragilité des démocraties libérales et le problème du « populisme ».
Les démocraties libérales établies sont extrêmement fragiles. Cette fragilité apparaît bien en pratique dans leur déclin commenté au début de cet article. Elles sont des proies relativement faciles à conquérir pour les prédateurs en quête de pouvoir discrétionnaire. « Facile », car il leur « suffit » de capter une multitude majoritaire pour s’emparer du pouvoir souverain et ensuite de corrompre les institutions de l’intérieur.
Plutôt que de « fragilité », Raymond Aron, à la fin de son cours «Démocratie et totalitarisme » parle d’ « imperfections » :
«Les régimes constitutionnels-pluralistes sont imparfaits, soit par excès d’oligarchie, soit par excès de démagogie, et presque toujours par limitation d’efficacité. Imparfaits par excès d’oligarchie lorsque derrière le jeu des partis se dissimule la toute-puissance d’une minorité ; imparfaits par excès de démagogie lorsque dans la lutte partisane, les groupes oublient les nécessités collectives et le sens du bien commun ; imparfaits par limitation d’efficacité parce que inévitablement un régime où tous les groupes ont le droit de défendre leurs intérêts peut rarement prendre des mesures radicales. »
Malgré ces indéniables imperfections, les régimes démocratiques présentent des avantages par rapport aux régimes autocratiques qui les compensent largement. Des études scientifiques les plus rigoureuses ont mis en évidence les dividendes démocratiques dans de nombreux domaines clés de développement : croissance économique plus élevée et réduction plus importante des inégalités économiques ; accroissement de l’éducation ; paix et sécurité humaine ; développement durable et atténuation du changement climatique ; Santé globale ; égalité entre les sexes et autonomie féminine ; augmentation des biens publics et diminution de la corruption. Pour plus de détails, on consultera le rapport de l’institut V-Dem mentionné précédemment.
Au vu de tels avantages, aucune personne guidée par la raison et vivant au sein d’une démocratie libérale ne désirerait vivre dans un autre régime. Mais personne n’est uniquement guidé par la raison qui est impuissante face aux passions : « Un désir qui naît de la connaissance vraie du bien et du mal peut être détruit ou réprimé par les nombreux autres désirs qui naissent des affects qui nous tourmentent. » (Eth IV, 15)
Et ces affects qui tourmentent les hommes apparaissent lorsque leur situation devient incertaine : « Mais la situation devient-elle difficile ? Tout change : ils ne savent plus à qui s’en remettre, supplient le premier venu de les conseiller, tout prêts à suivre la suggestion la plus déplacée, la plus absurde ou la plus illusoire. » (TTP, Préface).
Depuis quelques années, les « premiers venus » tout prêts, eux, à prodiguer les suggestions déplacées, absurdes ou illusoires, portent le nom plus dénigrant que parlant de « populistes », uniquement parce qu’ils s’adressent au « peuple » ou, plus exactement à « leur peuple », les citoyens déboussolés par la situation difficile dont ils souffrent particulièrement.
Le terme « populisme » fut, aux Etats-Unis, utilisé positivement pour désigner un nouveau parti politique, un troisième parti, à côté du parti Républicain et du parti Démocrate. Fondé en 1891, ce parti s’appelait en fait « People’s Party », « Parti du Peuple », qu’un journaliste, voulant désigner ses membres trouva plus commode, à juste titre, d’utiliser le nom de « populists », « populistes », plutôt que le terme trop long de « membres du Parti du Peuple ». Ces « populistes » œuvraient véritablement dans l’intérêt des classes populaires. Pour de plus amples informations et une considération générale sur les utilisations du terme de « populisme » en lien avec « la peur du peuple » de la part des élites, on pourra lire le livre de Thomas Frank, « Le populisme, voilà l’ennemi ! ».
Au vu de ce rappel historique, la question essentielle, qui revient de beaucoup plus loin dans le temps, est : « Le populisme est-il le bouclier des humbles contre une élite ou le futur glaive des tyrans contre la liberté ? », question que Raphaël Doan pose dans son ouvrage « Quand Rome inventait le populisme » où il montre que cette question qui semble coller à notre siècle était déjà présente dans la Rome antique. Le tribun Clodius, tout comme un Donald Trump, Les Lepen, Mateo Salvini, Viktor Orban et tant d’autres, en appelait au peuple, avait le goût des solutions radicales et recourrait à la figure de l’homme fort, sans proposer de réelle solution politique. Cette attitude semble revenir périodiquement. Pourquoi ?
Cela résulte encore de la conservation du droit naturel dans l’état de société. Car l’excès d’oligarchie souligné par Raymond Aron en provient : tout détenteur d’un fragment de la souveraine puissance fera tout pour augmenter ou, à tout le moins, perpétuer sa position de puissance. En démocratie, au sein des partis et au gré des postes publics obtenus lors des élections, se créent et s’amplifient les droits d’une oligarchie, d’une élite de fait, qui s’éloigne de plus en plus du gros de la communauté. C’est « la révolte des élites et la trahison de la démocratie » (Christopher Lash), au sens où ces élites trahissent le mandat que la multitude leur a confié. Plutôt que de veiller à l’accroissement du bien-être commun, ils se consacrent à l’accroissement ou, au moins, à la préservation de leurs privilèges.
Le populisme du type « futur glaive contre la liberté » prend naissance dans les périodes de difficultés socio-économiques (inflation galopante, chômage en forte hausse, sentiment de perte de position sociale ou de perte de repères moraux, frustrations nationales (insécurités, défaites militaires, …), etc.). Ces difficultés sont souvent éprouvées par la partie inférieure de la classe moyenne et peuvent être facilement imputées aux élites au pouvoir pour cause d’incapacité, d’inutilité et de corruption. Sous couvert d’un populisme de l’autre type, «bouclier des humbles contre une élite », l’excès de démagogie va alors apparaître en proposant d’éjecter les élites (« nettoyer le marigot ») et une solution simple et radicale pour résoudre les difficultés socio-économiques (stopper l’immigration responsable de tous les maux, rendre sa grandeur à la nation (que soit le Reich allemand, l’Amérique, la Turquie, la France, …), etc.) ; enfin, pour mettre en œuvre cette solution, il faut un homme fort, décidé à ne plus s’encombrer des lois qui empêchent la communication directe, la fusion, entre le peuple et son guide (son Führer !) ainsi que des sempiternelles ratiocinations parlementaires qui engendrent trop souvent l’inefficacité. Autrement dit, il faut supprimer toutes ces libertés encombrantes que sont les libertés d’expression, de jugement, de contestation, des minorités. L’autocrate est en marche et il brandit son glaive pour décapiter la démocratie et remettre l’homme « dans les fers ».
Reste un problème : pourquoi et comment les tribuns populistes parviennent-ils à capter la puissance d’une multitude suffisamment importante afin de conquérir le souverain pouvoir, ou, à tout le moins, s’en approcher de plus en plus ?
II. La captation de la puissance de la multitude, une affaire d’ingenium et d’affects
Tout individu humain fait partie d’une société. La société a toujours été là en même temps que l’individu et celui-là est « informé », mis en forme, par celle-là. Les normes sociales, langues, mœurs et lois, structurent les sujets, orientent leur conatus avec un « devoir-être ». Plus ces normes sont stables, moins de dissensions sociales apparaissent. Mais toutes les sociétés évoluent, les connaissances progressent, les mœurs changent, les lois et les institutions s’adaptent, les normes se modifient et, avec elles, les mentalités individuelles se transforment aussi, plus ou moins rapidement. Ces différences de vitesse d’adaptation introduisent des dissensions entre les groupes d’individus, à tel point qu’on ne peut plus parler de « la » multitude, mais « des » multitudes formant la nation. Nos sociétés occidentales, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, ont connu une longue période de sécurité globale, économique et physique, qui, dans les régimes pluralistes, a favorisé des innovations culturelles multiples et très rapides (A ce propos, on peut consulter les travaux de Ronald F. Inglehart, notamment son livre Les transformations culturelles (comment les valeurs des individus bouleversent le monde)).
Revenons un instant, à l’ «être actuel » de l’individu humain, son conatus. Dans l’Ethique, le conatus est défini pour toute chose comme « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être » (Eth III, 6 et 7) (Je souligne). Mais qu’entend Spinoza par « son être ». Il s’agit de la « nature » de la chose, c’est-à-dire de la nature de la catégorie d’étant, de mode, auquel cette chose appartient, une nature de lion, de cheval, ou d’humain. Ainsi pour un homme, son conatus est la puissance avec laquelle, autant qu’il est en lui, il s’efforce, à chaque instant, de développer la nature humaine qui est en lui. Mais le conatus, en tant que poussée existentielle, a aussi besoin d’être orienté et réorienté fréquemment. Cette orientation variable se réalise au gré des expériences sociales vécues et est traduit par le concept d’ingenium individuel qui, cependant, se fonde sur un ingenium « de base », l’ingenium du peuple auquel l’individu appartient. Cet ingenium social est mis en forme par les normes sociales correspondantes. Toute modification de ces normes déstabilise donc profondément les individus dont l’être même est fondé sur les anciennes normes sociales et qui ne parviennent pas à s’adapter aux nouvelles normes. On peut comprendre leur angoisse existentielle et l’âpreté avec laquelle ils s’opposent aux changements normatifs car, pour eux, il s’agit véritablement d’une survie morale, leurs mœurs étant ressentis comme en danger de mort. On pourrait les désigner de conservateurs au sens où ils désirent effectivement conserver certaines normes sociales, mais souvent, ces désirs de conservation se muent, par excès, en réaction, en désir de retour au passé, auquel cas, ils doivent être qualifiés de « réactionnaires ». Les individus ayant une préférence pour le changement sont ordinairement nommés «progressistes ». Actuellement, ces deux positions semblent partager la population en deux parties plus ou moins égales en nombre. Analysant les causes du Brexit, David Goodhart, dans son livre éponyme qualifie cette situation de partage en « deux clans » -son livre porte, dans la traduction française, le titre « Les deux clans »-, nommant les membres de l’un des clans les « de partout », en référence à leur adaptation aisée à la mobilité, physique et intellectuelle, exigée par les canons de l’idéologie néolibérale ambiante, tandis que les membres de l’autre clan sont appelés les « de quelque part », du fait de leurs difficultés ou leur refus de cette mobilité, ainsi que de leur ancrage plus prononcé dans les traditions.
Ces deux clans coexistent dans nombre de pays : aux Etats-Unis où le clan des conservateurs se définissait principalement comme « trumpiste », au Brésil où il se nommait « bolsonariste », en Turquie, en Pologne et en Hongrie où c’est la tradition essentiellement religieuse qui connote le clan conservateur. Dans chacun des cas, la religion et la morale y polluent l’affrontement, menant à un ostracisme de l’autre « clan », qualifié de suppôt du mal, de mauvais et donc d’ennemi, et ainsi à une véritable polarisation de la société. Or toutes les études soulignent que polarisation et autocratisation se renforcent mutuellement. Les citoyens dans un contexte hautement polarisé sont souvent poussés à abandonner les principes démocratiques si cela peut conduire à l’élection de leurs candidats et la prise de décisions qui leur seraient avantageuses (voir le rapport cité de l’institut V-Dem, p.33 et 34). De fait, lorsque la survie, ici morale, est incertaine, la multitude concernée serre les rangs et se replie sur son identité, rejetant d’un même élan le clan ennemi et les étrangers indésirables. Cette réaction, quasi martiale, puisque la relation y devient celle d’ « ami-ennemi », nécessite alors une dérive autoritaire et le recours à un homme fort aux commandes.
II-a. Les meneurs
La moitié du chemin vers la rencontre est accomplie, la demande est présente : une multitude, portée par un sentiment commun – mais subjectif et diffus – de crainte, de colère et de ressentiment est en attente d’une liaison, d’un meneur liant ces affects et incarnant ce lien, pour la conduire comme « par un seul esprit ».
Dans le deuxième chapitre de son ouvrage – Le nom du maître -, chapitre intitulé La configuration sociale du désir, Christian Geffray explicite parfaitement la formation des groupes sociaux aptes à agir sous la conduite d’un meneur. Les concepts qu’il y utilise sont d’inspiration freudienne et lacanienne mais peuvent très bien être reconstruits à partir des « réalités communes »spinoziennes que nous avons mises en évidence. Le principal d’entre eux, et il suffira à nos besoins, est celui d’ « idéal du moi », étendu à celui d’ « idéal du nous ». En termes simples, détachés de l’appareil conceptuel freudien lié à la petite enfance, l’idéal du moi constitue un modèle auquel le sujet cherche à se conformer, c’est-à-dire, en termes d’affects, un désir dominant – mais variable dans le temps – que l’individu cherche à satisfaire. Par exemple, le paragraphe précédent, écrit par Geffray, se lirait : un groupement de sujets guidés chacun par des « idéaux du moi » communs mais non-liés (« un désir-social-non-lié : les personnes qui l’éprouvent sont incapables de le satisfaire par leur action individuelle […] ; les groupes constitués existants ne reconnaissent pas son existence ou bien, ce qui revient au même, les personnes qui éprouvent ce désir ne reconnaissent pas aux masses existantes la capacité de l’exprimer et de le conduire à la satisfaction : il est non-lié. »).
Quelles conditions doit satisfaire un individu afin de capter la puissance d’une multitude?
« […] le meneur n’est tel que dans la mesure où il se soumet aussi par ailleurs, à une exigence particulière : il doit parvenir à offrir sa voix et à élaborer son discours, de telle sorte que les membres de la population à laquelle il s’adresse y reconnaissent, d’une façon ou d’une autre, l’expression d’un sentiment qu’ils ont en partage. »
En d’autres termes, le candidat meneur doit partager l’ingenium du groupe concerné et en élaborer une représentation discursive dans laquelle cet ingenium se reconnaitra. Un tel discours, nécessairement « démagogique » – en son sens étymologique d’ « art de conduire le peuple en le flattant pour avoir ses faveurs » – doit, tout aussi nécessairement – car l’Imagination est le genre de connaissance partagé par tous – , prendre la forme de « mythes » ou d’ « idéologies » – qui ne sont que des mythes, énoncés de façon plus démonstratives, mais basés sur des prémisses abstraites et non corroborées par des faits réels et vérifiables. [Rappelons notre définition générale de la notion de « mythe » : Le mythe est un discours qui met en scène un absolu en en métamorphosant le sens premier afin de notifier et d’imposer une intention à propos de cet absolu à une communauté afin que celle-ci y adhère de façon irrationnelle. (Voir nos articles « Il faut sauver le mot Mythe » ou notre ouvrage « Mythes, contes et religions »)]. Notons que « imposition d’un absolu » peut se dire aussi bien comme « imposition d’un « devoir-être » ». Les mythes sont ainsi des outils aux mains des autocrates afin de soumettre les multitudes. Remarquons aussi que c’est de façon justifiée que c’est par le biais des mythes que certains auteurs expliquent comment le régime nazi a pu conquérir l’adhésion d’une majorité d’Allemands. Citons, entre autres, Ernest Cassirer avec « Le mythe de l’Etat »ainsi que Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy avec « Le mythe nazi ». Signalons aussi l’excellent « Mythes et mythologies politiques »de Raoul Girardet qui y relève l’utilisation récurrente de quatre mythes en politique, que l’on peut d’ailleurs mettre en évidence dans tous les discours des « populistes » : les mythes de l’unité, du sauveur, de l’âge d’or et du complot (ou de la conspiration).
Dans une masse, le meneur, grâce à son discours mythique ou idéologique, va se faire le représentant d’un désir commun qui lie les désirs individuels non-liés des individus de cette masse, ce qui va permettre la reconnaissance de ces désirs, à la fois par ces individus eux-mêmes et les autres groupes constituants déjà la société globale, et donner au nouveau groupe la capacité d’agir au sein de la société afin de satisfaire le désir commun liant. On assiste ainsi à la création d’une nouvelle instance subjective : le Nous, instance imaginaire qui permet la différentiation des Je grâce à la locution « En tant que tel Nous, je … » (« En tant qu’intellectuel, ouvrier, partisan de Trump, etc., je … »).
Cette genèse des Nous permet de comprendre le « culte des chefs ». Le meneur ayant permis la reconnaissance et l’action pour la satisfaction de chacun des désirs agglomérés dans le désir commun du groupe, est une source d’augmentation de puissance de chaque Je du Nous, son idée est donc source de joie pour chacun de ces Je, c’est-à-dire que le meneur devient un objet d’amour, l’amour d’une chose étant la joie accompagnée de l’idée de cette chose (Eth III, Définitions des affects, 6).
Mais les Nous peuvent aussi être des générateurs de dislocation du social. Car chaque existence d’un Nous implique nécessairement celle d’un Eux, et, pour peu que la genèse du Nous comporte l’exclusion d’autres en tant que « mauvais » (les Juifs, les Arabes, les étrangers, les athées, les homosexuels, etc.), la tristesse, sous toutes ses formes de « passions mauvaises » (peurs, haines, colères, ressentiments, vengeances, …) devient le facteur de cohésion de ce Nous. Et si ce Nous réussit à s’emparer de la souveraineté, il s’efforcera de changer les normes sociales qui, à leur tour, produiront des individus haineux et destructeurs. L’expérience nazie en fournit l’exemple le plus extrême que Harold Welzer analyse dans « Les Exécuteurs ». En guise d’illustration, exposons schématiquement ces analyses : il n’est pas d’existence humaine sans liens sociaux ; ces liens se concrétisent sous forme de normes sociales ; ces normes produisent l’ingenium des sujets ; soumis à ces normes, elles-mêmes production des mythes de la supériorité de la race « aryenne » et de sa toute-puissance, nombre d’Allemands se considéraient comme supérieurs, par rapport notamment aux Juifs, race nettement inférieure et, de surcroît imaginée nuisible au peuple allemand ; éliminer ces êtres nuisibles, ces « cafards », relevaient dès lors de la « moralité » ambiante, des « mœurs » ambiants, et la participation active à ce projet commun de génocide fournissait aux Allemands un sentiment légitime (conforme aux lois en vigueur) de fierté, la fierté découlant de l’«humanité » spinozienne, cet «effort pour accomplir des actions, et nous en abstenir afin seulement de plaire » (Eth III, 29, Scolie). Ainsi, lorsqu’un Nous (les Allemands du troisième Reich)est construit sur des « valeurs » d’exclusion de certains Eux (Les Juifs, les Gitans, les handicapés, …), dès lors que ce Nous, comme tous les Nous, gratifie nécessairement ceux qui respectent ses valeurs, ceux qui participent aux actions communes (l’extermination des Eux), même les plus humbles, les plus dominés, les plus opprimés, s’en trouvent élevés. Ainsi, par les actes posés pour nuire à ces Eux, grâce à la gratification sociale apportée, ces opprimés éprouvent un dédommagement à leurs oppressions et s’identifient ainsi à ceux qui les dominent et les exploitent.
Welzer explique donc la soumission d’une majorité d’Allemands aux ordres les plus atroces du pouvoir nazi par le changement de normes que ce pouvoir est parvenu à instituer en quelques mois : « un processus social dans lequel l’exclusion sociale d’autres hommes est de plus en plus jugée positive et qui finit par transformer l’interdiction de tuer en obligation de tuer. » Les autocraties les plus assurées sont celles qui parviennent à instaurer des normes qui, en louant le rejet de certains Eux, intérieurs ou extérieurs, produisent des sujets culturellement enclins à ce rejet. Ainsi, le pouvoir poutinien en Russie « zombifie » ses sujets en les orientant vers un rejet de l’Occident grâce à la construction de mythologies plus extravagantes et réactionnaires les unes que les autres (voir Iegor Gran, Z comme Zombie).
Les paragraphes 10 et 11 du chapitre II du TP peuvent être considérés comme un abrégé à l’intention des autocrates débutants sur les cinq manières différentes à utiliser pour maintenir les sujets sous leur dépendance. Lorsque l’on utilise les deux premières manières (l’emprisonnement et le désarmement total), « on domine le corps seulement et non l’esprit de l’individu soumis ». « Mais quand on pratique la troisième ou quatrième manière » (la crainte ou l’attachement par des bienfaits), « on tient sous sa dépendance l’esprit aussi bien que le corps de celui-ci ».la cinquième manière, à savoir la duperie de l’esprit qui entraîne la dépendance de la « faculté de juger » n’est rien d’autre que les zombifications consécutives aux propagandes mystificatrices des régimes autocratiques ou pré-autocratiques de quelque nature qu’ils soient : nazi, du parti communiste soviétique, du parti communiste chinois, les théocraties, le trumpisme, le bolsonarisme, le poutinisme, etc. Cette duperie des esprits ne peut être contrée que si ceux-ci sont capables « de raisonnement correct ». En d’autres termes, Spinoza « déclare l’homme d’autant plus en possession d’une pleine liberté, qu’il se laisse guider par la raison ». C’est donc bien la raison que, même sans en être vraiment conscients, les autocrates s’efforcent d’anéantir dans l’esprit de leurs peuples. C’est aussi la raison que les démocraties doivent encourager par l’éducation.
On a vu qu’une condition imposée à la conduite d’un groupe social est l’élaboration d’un discours mythique ou idéologique adapté à l’ingenium de ce groupe et destiné à introduire un « devoir-être » ou un « devoir-agir comme ceci ». En général, le meneur se fait lui-même mené, dans cette élaboration, par d’autres personnes (souvent, par la reprise d’une élaboration antérieure)…
II-b. Prophètes, clercs et « spin doctors »
L’exemple type et le plus ancien d’une telle élaboration est fourni par les discours religieux œuvres des prophètes. Moïse, Jésus et Mahomet en sont les plus célèbres représentants et, incontestablement, les plus efficaces. Leurs enseignements, en tout cas pour les deux derniers, reprennent sans cesse du service auprès des autocrates. Le lien entre les prophètes et les despotes est très élégamment souligné par l’anthropologue Pierre Clastres à la fin de son livre « La société contre l’Etat » : « Dans le discours des prophètes gît peut-être en germe le discours du pouvoir, et sous les traits exaltés du meneur d’hommes qui dit le désir des hommes, se dissimule peut-être la figure silencieuse du despote. » La Voix de l’Incontestable est la voie la plus efficace, le meilleur vecteur pour commander le « devoir-être ».
Avec l’évolution des connaissances et de l’éducation, les prophètes ont été petit-à-petit supplantés par les « clercs », au sens de « lettrés, savants ». Censés enseigner les valeurs universelles, statiques et rationnelles du beau, du juste et du vrai (les valeurs cléricales), ils se sont souvent retrouvés à discourir au profit des intérêts particuliers, ou plus exactement partisans, des puissants. C’est ce que dénonce « La Trahison des clercs » de Julien Benda. Cet ouvrage vise plus particulièrement les intellectuels qui prônent l’ordre, un État fort, en particulier les intellectuels fascistes ou nationalistes des années 1930, mais aussi les communistes. Il reproche particulièrement aux écrivains « engagés » de prétendre servir ces valeurs (le vrai, le juste) alors qu’ils servent une idéologie. C’est en cela que consiste leur « trahison » : ils tiennent un discours qui se veut désintéressé et rationnel, alors que celui-ci est fondé sur des émotions idéologiques et non sur la raison.
A l’heure actuelle, l’ « expert » a remplacé le « clerc », mais un expert dans un domaine particulier, celui de la communication, le spin doctor, terme anglais difficile à traduire, mais « En s’attachant aux qualificatifs qui sont le plus souvent associés à l’évocation des spin doctors, il est possible d’en retenir quelques-uns qui paraissent dessiner assez précisément les contours du phénomène. Il est question tout à la fois d’« expert en retournement d’opinion », de « fabricants » de consensus ou de « façonneurs » d’opinion, de « manipulateurs » d’événements ou de médias, de « conseillers » personnels, d’« éminences grises » et d’excès de pouvoir. » (Jean-Marie Charon « Les spin doctors au centre du pouvoir », sur internet : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2004-4-page-99.htm).
Sur ce sujet, on peut consulter le livre très instructif de Giuliano da Empoli Les ingénieurs du chaos, ainsi que son roman Le mage du Kremlin.
A la lecture des théories souvent abracadabrantes (cet adjectif, outre qu’il en signale l’aspect souvent délirant, me semble bien correspondre à l’intention de modélisation des opinions qu’ambitionnent ces théories, puisque le mot « abracadabra » provient de l’Hébreu Ha brakha dabra qui signifiait « que cela soit comme cela a été dit ») de certains « clercs » ou autres spin doctors, une question se pose immédiatement à la raison : pourquoi des personnes vivant dans un milieu relativement évolué intellectuellement et scientifiquement adhèrent-elles si facilement à de telles balivernes ? C’est en fait une sous-question d’un problème beaucoup général, à laquelle la théorie spinozienne de la nature humaine peut apporter une réponse …
II-c. Pourquoi croit-on ?
Le phénomène de la « croyance », ou de la « pensée magique », principalement sous la forme des religions, tout comme celui de la servitude socio-politique, est universel. De tout temps, l’humanité s’est adonnée aux superstitions les plus diverses. Ce phénomène doit donc découler aussi de la nature humaine et se prêter à la méthode spinozienne que nous avons détaillée. En fait, Spinoza était bien conscient de son importance, à la fois comme blocage spirituel dans la compréhension « de la nature de Dieu et de ses propriétés » (Eth I, Appendice) et comme instrument de réduction à l’esclavage politique (Spinoza approuve et cite Quinte-Curce : « La superstition est le plus sûr moyen auquel on puisse avoir recours pour gouverner la masse » (TTP, préface)). Cette utilisation politique de la superstition est d’ailleurs une conséquence du blocage intellectuel : «La foi ne consiste plus qu’en crédulité, en préjugés ; et quels préjugés, vraiment ! De ceux qui réduisent les hommes raisonnables à l’état des bêtes, puisqu’ils empêchent, avec l’exercice libre du jugement, la distinction du vrai et du faux, puisqu’ils semblent inventés tout exprès afin d’éteindre la lumière de l’intelligence».
Dans l’appendice de la première partie de l’Ethique, que l’on peut considérer comme un long scolie, Spinoza se propose de signaler que tous les préjugés qu’il y considère découlent du « seul fait que les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin ». Comme cet appendice est, à l’instar des scolies, un texte destiné à commenter, à discuter et, souvent à polémiquer autour d’un point nodal, mais non à le prouver rigoureusement à partir des « réalités les plus communes » : « Mais ce n’est pas le lieu de déduire cela de la nature de l’esprit humain ». Cependant, l’esprit de la méthode spinozienne demeure présent : « Il suffira que je pose comme fondement, ce qui doit être reconnu par tous : tous les hommes naissent ignorants des causes des choses et tous ont le désir de rechercher ce qui leur est utile et ils en sont conscients » (Je souligne). Prodigieux raccourci pédagogique ! : pour assoir ce fondement, la suite de l’Ethique devra développer la théorie de l’esprit humain et de la connaissance (deuxième partie), ensuite celle de sa puissance actuelle (le conatus et les affects, troisième partie), enfin celle de son impuissance actuelle, sa servitude vis-à-vis des passions (quatrième partie), qui conduit … aux préjugés et à la superstition.
Ainsi, pour Spinoza, le « finalisme » est à la source des superstitions. Mais, on peut élargir ce finalisme à un mécanisme plus général. Rappelons que « Dieu est une substance constituée par une infinité d’attributs, chacun d’eux exprimant une essence éternelle et infinie. » (Eth I, Définition VI). Par ailleurs, « Chacun des attributs d’une substance doit être conçu par soi. » (Eth I, 10). Si nous ne considérons que les deux seuls attributs que l’esprit humain peut connaître, sont l’Etendue et la Pensée, on en déduit que les idées, modes de la Pensée, et les corps, modes de l’Etendue, ne peuvent avoir aucun lien causal entre eux. C’est le contenu de Eth, III, 2 (« Ni le Corps ne peut déterminer l’Esprit à penser, ni l’Esprit ne peut déterminer le Corps au mouvement […] »). Quelle erreur l’esprit humain commet-il en attribuant une intention à un corps existant (c’est le « finalisme ») ? L’intention étant une idée, un mode de la Pensée, et le corps étant un mode de l’Etendue, il suppose qu’un mouvement du corps peut être causé par une idée, ce qui est interdit par la proposition précédente : il y a confusion entre ce qui est conçu dans la Pensée et ce qui l’est dans l’Etendue.
En généralisant, nous proposons la définition suivante :
Une « croyance » ou « pensée magique » ou « superstition » est l’idée d’une confusion entre une chose conçue dans la Pensée et une chose conçue dans l’Etendue.
Typiquement, cette confusion amène à attribuer aux pensées des propriétés physiques, poussant à croire qu’elles peuvent toucher d’autres objets (psychokinèse) ou se déplacer (télépathie) ou que des événements et entités physiques ne sont plus inanimés, et jouissent alors d’une volonté propre, ont des intentions (l’animisme et le développement de Spinoza dans l’appendice de la première partie de l’Ethique).
Notons l’analogie entre notre définition et celle de Marjaana Lindeman et Kia Aarnio (« The Origin of Superstition, Magical Thinking & Paranormal Beliefs. An Integrative Model », dans la revue Skeptic (2007),13). Ces auteurs y définissent la « croyance » comme une confusion de catégories dans les « croyances fondamentales » que sont la physique, la psychologie et la biologie. Je renvoie à leur article pour plus de détails.
Dans Eth I, Appendice, Spinoza veux montrer, mais sans partir de la nature humaine qu’il n’a pas encore développée, que les préjugés qu’il considère découlent tous du « finalisme ». Pour appliquer malgré tout sa méthode déductive, il part alors d’une « réalité commune » d’expérience universelle et incontestable, à savoir que « tous les hommes naissent ignorants des causes des choses et ont tous le désir de rechercher ce qui leur est utile et ils en sont conscients ». Nous devons, nous, montrer une proposition plus générale, à savoir que toutes les « croyances » sont engendrées par une confusion entre l’attribut Pensée et l’attribut Etendue, ce qui justifiera l’adoption de la définition énoncée. Nous traiterons ce problème sous l’angle de la connaissance et non celui de l’utilité et nous partirons de deux propriétés de la nature humaine établies dans la deuxième partie de l’Ethique :
Eth I, 16 : « L’idée de chaque modalité selon laquelle le corps humain est affecté par les corps extérieurs doit envelopper simultanément la nature du corps humain et la nature du corps extérieur. »
Nous retiendrons aussi le deuxième corollaire de cette proposition :
« Il suit de là, deuxièmement, que les idées que nous avons des corps extérieurs révèlent davantage la constitution de notre corps que la nature des corps extérieurs. »
C’est cette propriété qui justifie que « les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin». Aristote, homme des plus intelligents, considéraient d’ailleurs la cause finale comme la cause la plus importante des quatre causes que sa théorie de la causalité envisageait.
La deuxième proposition que nous utiliserons est celle qui introduit l’imagination.
Eth II, 17 : « Si le corps humain est affecté selon une modalité qui enveloppe la nature d’un corps extérieur, l’esprit humain considérera ce corps extérieur comme existant en acte, ou comme lui étant présent, jusqu’à ce que le corps humain soit affecté d’une affection qui exclut l’existence ou la présence de ce corps. »
C’est le scolie de cette proposition qui mentionne le concept d’image : « Pour conserver les termes habituels, nous appellerons désormais images des choses les affections du corps humain dont les idées nous représentent les choses extérieures comme présentes, bien qu’elles ne restituent pas les figures des choses. Et nous dirons que l’esprit imagine, lorsqu’il considère les corps de cette façon.»
Une imagination est donc une idée d’une image, c’est-à-dire d’une affection du corps humain par un corps extérieur. Une imagination nous représente donc un corps extérieur comme présent à notre esprit, même si ce corps n’existe pas. Spinoza, dans ce même scolie nous dit bien que « les imaginations, considérées en elles-mêmes, ne contiennent rien d’erroné ». Imaginer que la Terre est plate, c’est se représenter la Terre comme plate. En elle-même, cette imagination n’est nullement une erreur. C’est la façon dont nos sens limités nous la font connaître. C’est une connaissance topologique partielle de l’objet qu’est la Terre, connaissance d’ailleurs très utile puisqu’elle est à l’origine de la géométrie euclidienne plane. L’imagination est la connaissance d’un effet de nos sens. Elle ne devient une erreur qu’« en tant seulement qu’il [l’esprit humain] est privé de l’idée qui exclurait l’existence de ces choses qu’il imagine comme lui étant présentes ». Ainsi, la Terre plate est une chose qui est exclue de notre esprit car nous avons appris qu’en réalité la Terre est, plus ou moins, sphérique.
Nous sommes tous nécessairement soumis à nos imaginations par ce que nous ressentons, ce qu’on nous raconte, ce que nous lisons,… L’imagination c’est l’esprit humain en tant qu’il a une perception partielle de la nature. Et c’est pourquoi «tous les hommes naissent ignorants des causes des choses ». Mais c’est seulement lorsque nous prenons nos imaginations pour la nature même des corps extérieurs, c’est-à-dire une idée, qui appartient à l’attribut Pensée, pour un corps qui, lui, appartient à l’attribut Etendue, que nous sommes sujets à une erreur et cette erreur porte le nom de « croyance ». Voilà pourquoi nous croyons.
Maintenant, que nous croyions ce que nos sens nous racontent du monde extérieur nous semble naturel, mais pourquoi croit-on ce que d’autres nous racontent ?
Les autres, ce sont en général nos « semblables ». Par ce terme, Spinoza désigne les êtres humains avec lesquels nous partageons des expériences historiques et donc des affects similaires ou, en d’autres mots, qui ont un même ingenium de base.
Avec une telle hypothèse de similitude, les propositions 16 et 17 de Eth II nous permettent de démontrer la célèbre « imitation affective » :
Eth III, 27 : Du fait que nous imaginons qu’un objet semblable à nous et pour lequel nous n’éprouvons aucun affect, est quant à lui affecté d’un certain affect, nous sommes par là-même affectés d’un affect semblable.
Démontrons cette proposition :
Lorsque nous imaginons un corps extérieur affecté d’un certain affect, cela signifie que nous avons une image de cette chose, c’est-à-dire une affection de notre corps dont l’idée nous représente cette chose comme nous étant présente (par le scolie de Eth II, 17), et, dès lors (par Eth II, 16), cette idée enveloppera simultanément la nature de notre corps et la nature présente du corps extérieur, qui, présentement, est affecté d’un certain affect. Notre imagination exprimera alors une affection de notre corps semblable à celle du corps extérieur et nous éprouverons un affect semblable à celui qui affecte le corps extérieur.
Considérons à présent la situation d’une personne, en général un « meneur », qui discourt avec véhémence et démagogie en utilisant des croyances émises par un quelconque prophète, clerc, ou « spin doctor ». Comme nous l’avons vu, une condition nécessaire imposée à un meneur afin de capter la puissance d’une multitude est de refléter les désirs non liés de celle-ci, d’être en phase avec son ingenium, bref d’être « semblable » à ses membres, d’être « comme eux » (c’est en général l’expression qu’utilisent les partisans d’un meneur pour justifier leur engouement). L’imitation affective fait alors son œuvre et les membres en question éprouveront ipso facto le désir de croire aussi les affirmations proclamées, quel que soit le degré de rationalité de celles-ci.
Nous nommerons « imitation cognitive » cette conséquence de l’imitation affective qui nous fait facilement adopter les croyances de nos « semblables ». Remarquons que le charisme d’un meneur peut être défini par le mélange de similitude avec une bonne dose de démagogie oratoire. Le succès d’un Hitler s’explique en partie par le charisme envisagé selon cette définition.
L’histoire a retenu les noms de nombre de ces charismatiques meneurs qui ont réussi à capter la puissance de leur peuple à leur unique profit sous les termes de tyrans, despotes ou dictateurs. Se pose alors une question qui a préoccupé certains auteurs : peut-on caractériser l’ingenium (le caractère, la personnalité) de ces autocrates et celui de ces peuples qui se sont laissés guider par eux ?
II-d. A propos de la personnalité des autocrates
Je suis porté à considérer cette question comme secondaire du point de vue socio-politique car le processus qui mène à l’autocratie, processus que nous avons mis en évidence, ne fait nulle part intervenir la personnalité de celui qui est porté au pouvoir par la multitude et qui, naturellement, va être tenté de le conserver et de le consolider. C’est une conséquence directe de la conservation, dans l’état civil, du droit naturel de chacun.
Cependant, il est d’expérience commune que les autocrates ou candidats autocrates présentent des caractéristiques communes. Il suffit d’examiner leur physionomie : visages fermés, sourires et rires sans chaleur, rigidité des postures, impression de froideur et de distance sont des caractères physiques communs à tous : Hitler, Staline, Pinochet et autres Poutine, Xi Jinping, Erdogan, Orban, pour n’en citer qu’un faible échantillon. Il est alors tentant de leur supposer aussi une communauté de personnalité et de vouloir la décrire.
Le plus grand précurseur de l’étude psycho-sociologique des tyrans fut sans nul doute Shakespeare. Il revient à Stephen Greenblatt et à son livre « Tyrans », sous-titré « Shakespeare raconte le XXIe siècle », d’avoir remis au goût du jour cet aspect de l’œuvre de Shakespeare. Il y rappelle que, tout au long de sa carrière, cet immense dramaturge fut tourmenté par les questions que nous traitons : « Comment un pays tout entier peut-il tomber entre les mains d’un tyran ? Dans quelles circonstances des institutions, apparemment imprenables, aux fondations solides, peuvent-elles s’avérer soudain fragiles ? Pourquoi tant de gens acceptent-ils sciemment qu’on leur mente ? Pourquoi est-on attiré par un dirigeant manifestement incapable de gouverner, par un être dangereusement impulsif, rusé ou indifférent ? Dans quelles circonstances le mensonge, la grossièreté et la cruauté cessent-ils d’être des désavantages pour exercer une fascination et susciter l’adhésion ? Pourquoi des individus dotés d’amour-propre se soumettent-ils à la pure effronterie d’un tyran, à sa certitude de pouvoir dire et faire impunément tout ce qui lui plaît, à sa spectaculaire indécence ? ».
Afin de rester dans la ligne de la caractérisation psychologique de cette section, je me contenterai de citer quelques extraits relevant de cet aspect. « Le Richard III de Shakespeare développe brillamment les traits de personnalités de l’aspirant tyran déjà esquissés dans la trilogie d’Henry VI : estime de soi illimitée, irrespect des lois, plaisir d’infliger la souffrance, désir compulsif de dominer. […] narcissisme pathologique et extrême arrogance […] »(p. 61 et 62) ; « Moi qui ne connaît ni la pitié, ni l’amour, ni la crainte »; « L’un des talents stupéfiants de Richard – l’une des qualités les plus caractéristiques du tyran, selon Shakespeare – est sa capacité de s’insinuer dans l’esprit de ceux qui l’entourent, qu’ils le veuillent ou non. C’est comme si, pour compenser la souffrance vécue, il avait trouvé le moyen d’être présent partout et en chacun, par la force ou par la ruse, par la violence ou par l’insinuation. Personne ne peut l’éviter. »
Pour continuer dans cette veine de pensée psychologique, signalons l’ouvrage déjà cité de Brian Hayden « Naissance de l’inégalité », sous-titré « L’invention de la hiérarchie », dans lequel il attribue cette naissance de l’inégalité à ceux qu’il nomme en Anglais des aggrandizers, terme qui désigne spécifiquement les individus ambitieux au point d’exploiter ou de nuire aux autres ou à l’environnement afin d’assouvir leurs propres intérêts. D’un point de vue psychologique, Hayden les caractérise comme personnalité de type « triple A » : avides, agressifs et accumulateurs, caractéristiques que nous pouvons appliquer intégralement à la plupart des dictateurs, sinon à tous. Il n’est que de regarder Poutine, par exemple. D’ailleurs, le texte qui suit cette caractérisation s’applique aussi parfaitement à tous les despotes : « Si on laisse libre cours à ces types de personnalité, ils ruinent généralement la vie des autres, érodent les institutions sociales et culturelles et dégradent leur environnement. Ils ont toujours été une force avec laquelle il a fallu traiter […], et ils le sont encore aujourd’hui. Ainsi, il se pourrait bien que 90% des problèmes de notre monde soient causés par 10% de la population. »
Toutefois, l’intérêt du livre de Hayden se trouve plutôt dans la mise en évidence, par le biais de preuves archéologiques, de l’origine et du processus qui a mené à la domination économico-socio-politique. Un extrait suffira à le montrer : « […] le facteur clé, à l’origine de l’accélération exponentielle du développement et du changement au cours des trente derniers millénaires fut la capacité de produire, stocker et transformer des surplus de nourriture et l’introduction concomitante d’une compétition basée sur l’économie. Le résultat fut l’aptitude de certains individus à exercer sur les autres membres de leur communauté un pouvoir politique et économique constant ayant un effet circulaire : la production de surplus alimentaires servait à établir un pouvoir socio-politique, et le pouvoir socio-politique servait à son tour à son tour à accroître la production de nourriture et ainsi de suite, au moins jusqu’à ce que d’autres facteurs perturbent ce cycle. Mais le pouvoir politique présentait l’avantage de garantir des moyens de triompher des obstacles à la survie, la reproduction et la domination. »
Encore d’un point de vue socio-politique, comme il n’est de pouvoir que provenant de la multitude, il me semble plus intéressant d’étudier le ou les types de personnalité qui, dans une société démocratique, pourraient être attirées par des idées anti-démocratiques. C’est évidemment une piste qui a été suivie peu après la seconde guerre mondiale pour expliquer l’adhésion de nombreuses personnes à l’idéologie fasciste. Les deux principaux représentants de cette recherche sont Erich Fromm et Theodor Adorno, le premier, dans « La peur de la liberté », selon une méthodologie psychanalytique, le second, dans « Études sur la personnalité autoritaire », par une approche plus sociologique.
Erich Fromm décrit ainsi le « caractère autoritaire » : « Le trait le plus important à mentionner est son attitude envers le pouvoir. Il existe d’une certaine façon deux sexes pour le caractère autoritaire : les puissants et les impuissants. Son amour, son admiration et son empressement à se soumettre sont automatiquement réveillés par le pouvoir d’une personne ou d’une institution. Le pouvoir le fascine non pas du fait des valeurs qu’un pouvoir spécifique peut afficher, mais juste parce qu’il est le pouvoir. De la même manière que le pouvoir attise son « amour », les personnes ou les institutions impuissantes font automatiquement naître son mépris. La vue même d’une personne impuissante lui donne envie de l’attaquer, de la dominer, de l’humilier. Alors qu’un type de caractère différent est consterné par l’idée d’attaquer l’impuissant, le caractère autoritaire se sent plus stimulé au fur et à mesure que l’impuissance de son objet augmente.»
Theodor Adorno, se basant sur l’étude de Erich Fromm, donne les traits principaux d’une « personnalité autoritaire » que nous pouvons, un peu rapidement, énumérer comme suit : conventionnalisme (adhésion aux valeurs conventionnelles) ; déférence (envers les figures d’autorité du groupe) ; agression autoritaire (contre les personnes plus faibles ou qui violent les valeurs conventionnelles) ; « anti-intraception » (opposition à la subjectivité et à l’imagination) ; superstition et stéréotype (croyance en la destinée individuelle, pensée en catégories rigides) ; pouvoir et dureté (préoccupation ou soumission et domination, affirmation de la force) ; destructivité et cynisme (hostilité contre la nature humaine) ; capacité de projection (perception du monde comme dangereux, tendance à projeter des impulsions inconscientes) et, enfin, sexe (préoccupation excessive pour les pratiques sexuelles modernes) [J’ai emprunté cette classification au site Nos Pensées].
Il est évidemment permis de critiquer certaines conclusions des deux développements précédents concernant les traits de caractère (ou de personnalité) de nombre d’individus qui constituent le peuple d’une nation. Par exemple, la méthode d’Adorno est critiquable par son faible échantillonnage et par d’autres aspects que nous n’examinerons pas. Mais l’idée de ces recherches correspond à la nécessité de connaître l’ingenium d’un peuple qui lui-même nous permet d’en deviner les réactions passionnelles à des évènements. Cette anticipation peut être exploitée par les dirigeants afin de répondre aux attentes de leur peuple. Ainsi, par exemple, à la fin du dernier siècle, à la crainte des attentats attribués – faussement – aux séparatistes tchétchènes, Poutine a répondu à la fois, par un déferlement de violence en Tchétchénie, et un renforcement sécuritaire intérieur qui lui a permis d’accroître son pouvoir discrétionnaire sur le peuple russe.
Si l’on considère l’histoire en tant que processus d’évolution socio-politique, on constate que ces évolutions se produisent souvent au gré des secousses passionnelles qui ébranlent les multitudes et les gouvernements. D’aucuns avancent alors que certaines passions constitueraient ainsi une sorte de « moteur » de l’histoire. Qu’en penser ?
II-e. Y-a-t’ il un « moteur » de l’histoire ?
Dans le TP, Spinoza envisage la genèse passionnelle de la société politique en VI, 1 et sa dissolution passionnelle en III, 9.
TP, VI, 1 : « Puisque les hommes sont conduits par la passion plus que par la raison, il s’ensuit que, si la multitude s’accorde naturellement et accepte d’être conduite comme par un seul esprit, ce n’est pas sous la conduite de la raison, mais sous l’influence de quelque passion commune : à savoir (comme nous l’avons montré à l’article 9 du chapitre III) un espoir commun, une crainte commune, ou le désir (desiderium) de tirer vengeance d’un dommage subi en commun […] ».
TP, III, 9 : « On doit remarquer […] que des décrets capables de jeter l’indignation dans le cœur du plus grand nombre des citoyens ne sont plus dès lors dans le droit de l’État. Car il est certain que les hommes tendent naturellement à s’associer, dès qu’ils ont une crainte commune ou le désir (desiderium) de venger un dommage commun ; or le droit de l’État ayant pour définition et pour mesure la puissance commune de la multitude, il s’ensuit que la puissance et le droit de l’État diminuent d’autant plus que l’État lui-même fournit à un plus grand nombre de citoyens des raisons de s’associer dans un grief commun. Aussi bien il en est de l’État comme des individus : il a, lui aussi, ses sujets de crainte, et plus ses craintes augmentent, moins il est son maître. »
Ainsi, pour Spinoza, les passions qui font ou défont les sociétés socio-politiques sont un espoir commun, une crainte commune ou un « désir (desiderium) de venger un dommage subi en commun ». L’espoir et la crainte sont engendrés par l’idée d’une chose, future ou passée, dont l’issue est incertaine. Le troisième affect mérite que l’on s’y attarde plus longuement car le mot « désir » traduit ici le mot latin desiderium.
Dans la langue des marins et des augures, l’absence des astres signifiait déception, regret. De sidus (astre), on trouve, par négation, desidere dont l’étymologie indique que désirer, c’est cesser de contempler l’astre, se détourner de lui, l’oublier, interrompre la fascination qu’il exerçait sur nous. De sidéris (également astre), on trouve, à nouveau par négation, desiderium qui signifie à la fois « regret » et « désir », impliquant que l’on désire ce qui est perdu, manquant. L’étymologie traduit alors desideratio, desiderium ou desiterata comme la nostalgie d’une étoile, le regret d’un astre perdu, le manque douloureux d’un objet céleste ayant disparu.
Desiderium est donc le désir comme manque, le désir frustré, un « appétit de posséder un objet, appétit simultanément favorisé par le souvenir de cet objet [l’étoile qui était présente], et réprimé par le souvenir d’autres objets qui excluent l’existence de l’objet à poursuivre [des nuages, par exemple]. » (Eth III, Définitions des affects, 32).
Le désir (desiderium) de vengeance est donc le désir frustré de se venger ou, en d’autres termes, le ressentiment.
Parmi les auteurs contemporains, deux passions sont avancées : la colère et le ressentiment. En ce qui concerne la colère, elle est avancée comme étant la passion génératrice des évènements du XXe siècle, d’un côté, par le journaliste Pankaj Mishra dans « L’âge de la colère », sous-titré « Une histoire du présent », et, de l’autre côté, par le philosophe Peter Sloterdijk dans « Colère et Temps ». Toutefois, dans le cours de l’exposé, la colère est mélangée avec d’autres passions telles que la jalousie, l’envie, le ressentiment et d’autres encore, sans lien mentionné avec la colère. De fait, la colère, étant un désir suscité par la haine, à faire subir un mal à celui que nous haïssons (Eth III, Définitions des affects, 36), il faut identifier la cause de la haine, qui peut être effectivement l’envie, la jalousie, l’humiliation, etc. Le « moteur » colère doit être mis en mouvement par d’autres « moteurs ».
En ce qui concerne le ressentiment, Marc Ferro dans « Le ressentiment dans l’histoire », explicite les ressentiments à la base de différents évènements historiques.
De façon plus restrictive, Philippe Burrin, dans « Ressentiment et apocalypse », explique la persécution des Juifs en Allemagne à partir de 1933, jusqu’à leur extermination dès 1941, par l’affect de haine à leur égard. Le peuple allemand avait subi un énorme dommage commun, la perte de sa grandeur passée désormais meurtrie, humiliée, méprisée et ce dommage était accompagné de l’idée d’un responsable, le peuple juif, qui riait de cette impuissance. D’où la tristesse du dommage subi fut accompagnée, dans l’esprit des Allemands, de l’idée des Juifs comme responsables, c’est la définition de la haine (de ces Juifs).Cette haine collective les persécutions. Cependant, ce désir de vengeance demeura en partie inassouvi, frustré, donc toujours ressenti, à cause de la puissance imaginée de la « juiverie » mondiale et il devait perdurer jusqu’à l’extermination totale de la race juive honnie. Signalons l’excellent article « L’affect et le prophète, confrontation de la philosophie spinoziste avec l’analyse par Philippe Burrin de l’antisémitisme nazi », dans lequel Pascal Séverac met en perspective la figure spinozienne du ressentiment avec celle de Philippe Burrin.
La colère et le ressentiment sont des affects puissants qui peuvent émouvoir les foules, être un « moteur » de leurs mouvements. Mais ils ne sont pas les seuls. Spinoza épingle aussi la crainte et l’espoir, deux passions qui prennent en compte l’incertitude du futur. Cependant, toutes les passions communes ont des causes socio-politiques. Il me semble que ce sont ces causes qui, alliées à l’ingenium du peuple considéré et l’habilité des meneurs à utiliser ces deux ingrédients en instillant crainte, espoir et ressentiment dans les esprits, sont les véritables moteurs des mouvements des multitudes.
Ainsi, il est possible que l’une des causes du ressentiment, ce désir frustré de vengeance, soit un désir nié par d’autres et appelant de ce fait une vengeance. Je pense à ce « désir par lequel tous les affects sont favorisés et fortifiés » (Eth III, Définitions des affects, 44, Explication), que Spinoza nomme « Ambition de gloire » et que nous pourrions appeler « désir de reconnaissance ». On peut même avancer que crainte et espoir sont aussi souvent liés à un désir de reconnaissance qui, de ce fait, en fait le candidat « affect moteur » le plus universel des mouvements socio-politiques.
Détaillons.
La gloire est « une joie qu’accompagne l’idée d’une de nos actions louée par les autres » (Eth III, Définitions des affects, 30). Les autres aiment donc cette action et nous apprécient comme son auteur, ils nous reconnaissent. Par imitation affective (Eth III, 27), nous aimerons aussi notre propre action et du fait que les autres l’aiment aussi, notre amour en sera renforcé (Eth, III, 31 : « Si nous imaginons qu’un autre aime […] ce que nous-mêmes aimons […], par-là même nous aimerons […] la chose avec plus de constance.[…] ». Le désir de cette gloire, l’ambition de gloire, le désir de notre reconnaissance par les autres, est donc bien « un désir par lequel tous les affects sont favorisés et fortifiés » (on peut sans difficulté étendre notre raisonnement à toutes les joies, tristesses ou désirs, donc à tous les affects). Dès que nous éprouvons une joie ou une tristesse accompagnée d’un objet, donc un amour ou une haine pour cet objet, cet affect est suivi du désir de se rapprocher ou de s’éloigner dudit objet. Afin de renforcer ce désir, nous chercherons à ce que les autres le reconnaissent aussi comme le leur. C’est pourquoi « chacun s’efforce, autant qu’il le peut, d’obtenir que les autres aiment ce qu’il aime et haïssent ce qu’il hait » (Eth III, 31, corollaire) et que « cet affect [l’ambition de gloire, le désir de reconnaissance], peut difficilement être vaincu. Car aussi longtemps qu’un homme est lié par un désir, il est simultanément et nécessairement lié par cet affect ». (Eth III, Définitions des affects, 34, Explication).
Ainsi, le désir de reconnaissance peut être considéré comme le conatus social, il est l’affect qui renforce les liens interhumains, l’affect de la sociabilité humaine, mais aussi … de son insociable sociabilité car « Nous voyons donc que chacun, par nature, désire que les autres vivent selon sa propre constitution, mais comme tous désirent la même chose, tous se font également obstacle, et parce que tous veulent être loués ou aimés par tous, ils se tiennent tous réciproquement en haine.» (Eth III, 31, Scolie).
Le désir de reconnaissance semble donc un bon candidat pour être l’ « affect moteur ». D’ailleurs, en général, une crainte n’est-elle pas une crainte de ne plus être reconnu dans un certain domaine (crainte de perte de revenu, de statut social ; crainte d’une menace physique, donc de non-reconnaissance de notre intégrité physique, etc.) ; un espoir, celui d’une reconnaissance future ? Un ressentiment n’est-il pas provoqué par la négation de notre désir d’être reconnu (en tant que personne physique, morale, religieuse, etc.), cette négation étant le dommage subi que nous sommes frustrés de ne pas pouvoir venger immédiatement, que nous sommes « impatients » de venger (« impatience » est une traduction élégante du latin desiderium) ?
Axel Honneth est l’auteur contemporain qui a développé cette idée de la reconnaissance comme affect moteur des mouvements sociaux. Ses recherches se situent dans le prolongement de celles initiées, mais non approfondies, par Hegel (voir La Reconnaissance et La société du mépris comme principaux livres de Honneth). Il ne cite jamais Spinoza.
Remarquons enfin que le désir de reconnaissance peut prendre trois modalités différentes qui correspondent à trois manières différentes d’être reconnu par les autres. On peut, premièrement, adopter les amours, haines et désirs de la majorité, c’est-à-dire désirer être conformes à ce que cette majorité approuve. C’est le « désir de conformisme », que Spinoza nomme « humanité » ou « modestie » qui « est un désir de faire ce qui plaît à l’opinion et d’éviter ce qui lui déplaît » (Eth III, Définitions des affects, 33). Deuxièmement, on peut désirer se faire reconnaître par les autres en brillant dans un ou plusieurs domaines. C’est que font les savants, les artistes, les hommes d’affaire, etc. C’est l’aspect positif que voyait Kant dans l’insociable sociabilité des hommes. Nous pouvons le nommer « désir de distinction ». Troisièmement, on peut imposer nos désirs aux autres. C’est le « désir de domination » qui anime tous les « caractères autoritaires », des parents dominants aux autocrates de tous bords, en passant par les initiateurs de religions (Luther, Calvin, …), qui tous veulent imposer un « devoir-être » à leurs enfants, à leurs sujets, à leurs fidèles.
Cette tripartition du désir de reconnaissance permet de résoudre facilement un paradoxe auquel Florent Guénard a consacré son ouvrage « La passion de l’égalité ». En voici l’énoncé : « Nos sociétés modernes considèrent l’égalité comme une valeur centrale. La lutte contre les discriminations, il faut s’en féliciter, gagne tous les jours du terrain. Et pourtant les inégalités dans la répartition des richesses ne cessent de se creuser. Comment expliquer ce paradoxe ? ».
Nos sociétés sont effectivement égalitaires par principe et les citoyens sont fermement attachés à ce droit constitutionnel, mais elles ont aussi érigé à la fois l’individualisme exacerbé et le désir de richesse en normes sociales et la majorité s’y conforme (désir de conformisme). Ceux qui parviennent à s’y distinguer (désir de distinction), c’est-à-dire à devenir riche individuellement – le mythe des « grandes réussites en partant de rien » (Bill Gates, Elon Musk, Jeff Bezos, pour ne citer que les plus célèbres actuellement) – sont alors adulés, écoutés, imités, bref reconnus (désir de reconnaissance), ce qui est la raison de la tolérance pour les inégalités de richesses, pourtant phénoménales, dont les conséquences négatives sont bien soulignées dans le livre de Florent Guénard.
Conclusion
« Chacun, par les lois de sa nature, poursuit ou repousse nécessairement ce qu’il juge être un bien ou un mal » (Eth IV, 19). « Être » pour un humain, ce n’est « que » cela : avoir le pouvoir de rechercher son utile propre au sein de la société dans laquelle il vit. Or, l’histoire nous apprend que, toujours et partout, les sociétés ont imposé un « devoir-être » particulier aux individus, les ont enfermés dans une prison de comportements obligatoires, de devoir être soumis à des privilégiés qui les dominent (partout, l’homme est « dans les fers »). Comment expliquer cette servitude universelle et ses dérives toujours abominables, guerres civiles et entre Etats, génocides, etc. ?
C’est en fait la préoccupation principale du Traité Politique de Spinoza où celui-ci explique sa méthode dans un paragraphe succinct et qu’il vaut la peine de citer en entier :
« Lors donc que j’ai résolu d’appliquer mon esprit à la politique, mon dessein n’a pas été de rien découvrir de nouveau ni d’extraordinaire, mais seulement de démontrer par des raisons certaines et indubitables ou, en d’autres termes, de déduire de la condition même du genre humain un certain nombre de principes parfaitement d’accord avec l’expérience ; et pour porter dans cet ordre de recherches la même liberté d’esprit dont on use en mathématiques, je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre. En face des passions, telles que l’amour, la haine, la colère, l’envie, la vanité, la miséricorde, et autres mouvements de l’âme, j’y ai vu non des vices, mais des propriétés, qui dépendent de la nature humaine, comme dépendent de la nature de l’air le chaud, le froid, les tempêtes, le tonnerre, et autres phénomènes de cette espèce, lesquels sont nécessaires, quoique incommodes, et se produisent en vertu de causes déterminées par lesquelles nous nous efforçons de les comprendre. Et notre âme, en contemplant ces mouvements intérieurs, éprouve autant de joie qu’au spectacle des phénomènes qui charment les sens. » (TP, II, 4).
Dans cet article, je n’ai fait que détailler cette méthode et l’appliquer pour résoudre les divers problèmes socio-politiques fondamentaux que posent l’histoire humaine, notamment celle de la servitude universelle que nous venons de mentionner.
Jean-Pierre Vandeuren