Une lecture spinozienne de la nouvelle Bartleby le Sribe de Herman Melville

Herman Melville (1819 – 1891) est un (immense) écrivain américain, aujourd’hui largement méconnu du grand public, au contraire de son roman Moby Dick, que pourtant peu de gens ont lu, mais dont l’histoire contée, parce qu’elle séduit notre appétit pour l’extraordinaire et le fantastique, a fait l’objet d’adaptations cinématographiques à grands succès. Il est aussi l’auteur d’une courte et très énigmatique nouvelle, Bartleby le scribe : une histoire de Wall Street, adaptée elle aussi au grand écran, à deux reprises au moins, avec un succès à chaque fois très confidentiel. Inutile de préciser que la nouvelle elle-même est pratiquement inconnue du lecteur moyen.

Pourtant, l’énigme de cette histoire a fasciné de nombreux penseurs, et non des moindres, qui en ont chacun proposé une interprétation. En voici une liste, loin d’être exhaustive : Blanchot, Deleuze, Derrida, Badiou, Rancière, Negri, Agamben.

Mais aucun de ces pénétrants lecteurs n’a préalablement – avant d’exposer son interprétation – abordé le problème, pourtant premier et essentiel, de la lecture elle-même. Savons-nous vraiment lire les œuvres de fiction ? Comment les avons-nous lues jusqu’ici ?

Le but de cet article est de répondre à ces questions et de confronter cette réponse à l’énigme posée par la nouvelle de Melville.

Avant cela, nous en résumerons l’histoire et en présenterons les principales interprétations.

L’histoire

Les évènements se sont déroulés dans les années 1840, principalement au sein du bureau d’un notaire qui en est le narrateur anonyme. L’une des tâches de ce bureau était de recopier les documents officiels, en général les actes de transmission de propriétés, activité uniquement manuelle effectuée par des copistes, des scribes, faute de disponibilité, à cette époque, de machines adaptées à ce besoin.  

Des années après ces évènements, le notaire entreprend de les raconter, en insistant dès le départ sur son incompétence à les expliquer (invitant ainsi subtilement le lecteur à prendre son relais). Voici le premier paragraphe du récit :

« Je suis un homme d’un certain âge. La nature de mes occupations au cours des trente dernières années a voulu que je fusse particulièrement en contact avec une catégorie d’hommes intéressants et quelque peu singuliers, semble-t-il, au sujet desquels on n’a encore, à ma connaissance, rien écrit : j’entends les copistes de pièces juridiques ou scribes. J’en ai connu un très grand nombre dans l’exercice de ma profession ou en privé et je pourrais, si je voulais, raconter sur leur compte une foule d’histoires qui feraient sourire les hommes d’un bon naturel ou pleurer les âmes sensibles. Mais je renonce aux biographies de tous les autres scribes pour quelques passages de la vie de Bartleby, scribe lui-même et le plus étrange qu’il m’ait été donné de voir ou dont j’aie jamais ouï parler. Alors que je me fais fort d’écrire la vie entière d’autres copistes, pour Bartleby on ne saurait rien faire de tel. Je crois qu’il n’existe pas de matériaux qui permettraient d’établir une biographie complète et satisfaisante de cet homme. C’est une perte irréparable pour la littérature. Bartleby était de ces individus dont on ne peut rien apprendre de certain sinon en remontant aux sources et, en l’occurrence, celles-ci sont fort réduites. Ce que mes yeux étonnés ont vu de Bartleby et cela seul, voilà ce que je sais de lui — hormis pourtant un vague on-dit, un seul, qui sera rapporté plus loin. »

Confronté à un surcroit de travail, le notaire engage un nouveau scribe, Bartleby, à la « silhouette lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement abandonnée », qui, presque à son entière satisfaction, se met à copier avec acharnement : « Pour commencer, Bartleby abattit une extraordinaire quantité d’écritures. On eût dit d’un homme longtemps affamé de copie et se gorgeant de mes documents. Il ne s’arrêtait pas pour digérer, mais tirait jour et nuit à la ligne, copiant à la lumière du soleil comme à celle des bougies. J’aurais été ravi de son application s’il avait été allègrement industrieux. Mais il écrivait toujours silencieusement, lividement, machinalement. »

Au troisième jour de son engagement, Bartleby se voit demander d’arrêter de copier afin de contrôler l’exactitude de copies. A la stupéfaction du notaire, il répond calmement et laconiquement au moyen d’une formule devenue célèbre et emblématique de son personnage : « Je préférerais ne pas » (I would prefer not to), formule qu’il répètera par après une douzaine de fois en réponse aux diverses demandes qui lui seront adressées par le notaire (Faire une course, appeler un collègue, dire où il est né, être « un peu raisonnable », …), provoquant à chaque fois la stupeur du notaire et le rendant incapable d’une réaction appropriée d’autorité.

C’est ainsi que Bartleby se met à occuper le bureau jour et nuit forçant le notaire à déménager lui-même. Finalement, ce sera le propriétaire des locaux qui, grâce à l’intervention de la maréchaussée, expulsera le scribe et le fera enfermer à la prison des « Tombes » où, « préférant ne pas » manger, celui-ci mourra.

La nouvelle se termine sur une suggestion du narrateur qu’on pourrait introduire comme suit : « Je pense, cher lecteur, que, tout comme moi, vous aurez, du fait d’absence d’informations sur le passé de Bartleby, des difficultés à expliquer son comportement. Mais j’ai ouï une rumeur qui lève peut-être un coin du voile de ce passé et qui pourrait vous mettre sur une piste ». Voici le dernier paragraphe de la nouvelle :

« Il n’y a guère lieu, semble-t-il, de pousser plus loin ce récit. L’imagination suppléera aisément au maigre exposé de l’enterrement du pauvre Bartleby. Mais avant de quitter le lecteur, qu’il me soit permis de lui dire que, si ce petit récit l’a suffisamment intéressé pour éveiller sa curiosité à l’endroit de Bartleby et du genre de vie qu’il avait pu mener avant que le présent narrateur eût fait sa connaissance, tout ce que je puis répondre, c’est que je partage pleinement ladite curiosité, mais que je suis complètement incapable d’y satisfaire. Je ne sais toutefois si je dois divulguer certaine petite rumeur qui vint à mes oreilles quelques mois après le décès du scribe. Sur quel fondement reposait-elle, je n’ai jamais pu le découvrir; aussi suis-je incapable de dire dans quelle mesure elle est véridique. Malgré tout, comme ce vague bruit n’a pas été sans éveiller en moi certain intérêt suggestif, quelque triste qu’il fût, peut-être en sera-t-il de même pour autrui, et je vais le rapporter brièvement. La rumeur, donc, voulait que Bartleby eût exercé une fonction subalterne au service des Lettres au Rebut de Washington, et qu’il en eût été soudainement jeté hors par un changement administratif. Quand je songe à cette rumeur, je puis à peine exprimer l’émotion qui s’empare de moi. Les lettres au rebut! Cela ne rend-il point le son d’hommes au rebut? Imaginez un homme condamné par la nature et l’infortune à une blême désespérance; peut-on concevoir besogne mieux faite pour l’accroître que celle de manier continuellement ces lettres au rebut et de les préparer pour les flammes? Car on les brûle chaque année par charretées. Parfois, des feuillets pliés, le pâle employé tire un anneau : le doigt auquel il fut destiné s’effrite peut-être dans la tombe ; un billet de banque que la charité envoya en toute hâte : celui qu’il eût secouru ne mange plus, ne connaît plus la faim ; un pardon pour des êtres qui moururent bourrelés de remords; un espoir pour des êtres qui moururent désespérés; de bonnes nouvelles pour des êtres qui moururent accablés par le malheur. Messages de vie, ces lettres courent vers la mort.

Ah! Bartleby! Ah! Humanité! »

Pour autant que ce résumé rende bien compte du texte entier (Il faut absolument lire la nouvelle), le comportement de Bartleby est bien inexplicable. Pourquoi ? D’abord parce que le narrateur ne peut pas se raccrocher à un passé du personnage, ou si peu (par la rumeur finale)). Or un homme sans passé n’est pas explicable. Ensuite, parce que Bartleby lui-même dit à plusieurs reprises I am not particular. On peut forcer un peu l’anglais, ainsi que le fait Deleuze, en traduisant « Je ne suis pas particulier ». Mais le Réel, l’ensemble des choses qui viennent à exister, n’est constitué que de « choses particulières », selon Spinoza, « des modes par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés [constitués et produits] d’une manière précise et déterminée »  (Eth I, 25, corollaire). En ce sens, Bartleby ne peut pas exister, ne peut pas être réel et il ne peut pas être explicable en tant que personnage parce qu’il est dénué de détails qui normalement étoffent un personnage pour le rendre crédible dans l’illusion réaliste. On peut aussi rester orthodoxe dans la traduction et traduire l’expression I am not particular par « Je ne suis pas exigeant », ce qui implique que Bartleby n’a que des désirs faibles, que son Désir d’exister, son conatus est faible; il est à peine vivant, presque mort. Comme le dit Philippe Jaworski dans Melville, le désert et l’empire, « Bartleby, c’est le merveilleux mystère d’une parole qui dit presque oui et presque non. Bartleby est presque immobile, presque silencieux, presque inutile, presque mort, presque incompréhensible. Presque est le mot de la limite mouvante, de la trace qui va s’effaçant, du signe qui va pâlissant ». En tout cas rien ne contredit alors son réalisme et il est envisageable de le comprendre, d’interpréter  son comportement. Nous verrons de suite que Blanchot se rapproche assez d’une telle interprétation et nous en avancerons également une autre à la fin de la prochaine section, mais à chaque fois, l’interprète doit « forcer » le texte afin qu’il rentre dans le moule de ses préjugés, ce qui rend caduque toute interprétation. Pour citer encore Jarowski : « On ne peut qu’interroger un livre, mais il ne répond que « par ce qu’on peut y voir par soi-même » ». Ou, d’après Fernando Pessoa dans Poèmes désassemblés : « Etre une chose est n’être pas susceptible d’interprétation » ; or un texte est bel et bien une « chose », donc, si l’on en croit Pessoa, non susceptible d’être interprété. Mais nous reviendrons plus tard sur ce problème de la lecture interprétative.

Quoiqu’il en soit, Melville lance un défi implicite à tout lecteur attentif de sa nouvelle : pouvez-vous expliquer mon Bartleby ? [Mais ne serait-ce pas plutôt : « pouvez-vous me comprendre ? Nous y reviendrons aussi]

Et, ainsi que nous l’avons signalé, nombreux sont les lecteurs qui ont relevé ce défi. Je vais me contenter ci-après de parcourir succinctement quelques interprétations, des plus célèbres aux plus anonymes. Je signale en passant le livre, très pointu, de Gisèle Berckman L’effet Bartleby. Philosophes lecteurs dont le but est de montrer en quoi et pourquoi la nouvelle de Melville à tant préoccupé certains philosophes du XXe siècle.

Quelques interprétations

Pour se diriger dans la jungle des analyses de notre nouvelle, on peut tracer quatre chemins principaux qui peuvent toutefois se croiser :

  • Le long du premier chemin, on rencontre Bartleby en figure allégorique de l’écrivain moderne. Ce chemin comporte deux branches : l’une, celle de l’impuissance, de la  littérature qui tend à réfléchir à sa propre impossibilité, à faire œuvre de son impossibilité (à faire œuvre de son propre « désœuvrement », pour reprendre le terme de Blanchot), jusqu’à assumer voire revendiquer sa propre impossibilité comme étant son essence même ( on y trouve évidemment Maurice Blanchot) ; l’autre, inversement, qui y recherche la puissance de l’écrit, et notamment celle de formulations agissantes (on y rencontre Gilles Deleuze).
  • Le deuxième chemin est celui de Bartleby en figure allégorique du résistant politique, précurseur des luttes anticapitalistes et de la désobéissance civique (Deleuze se trouve aussi sur ce chemin).
  • Les deux chemins précédents évitent le texte lui-même et se concentrent soit sur la figure du personnage, soit sur son emblématique formule. A contrario, la troisième voie est empruntée par ceux et celles qui refusent de s’éloigner du texte, mais qui l’analysent selon leur perspective propre. Les auteurs qui s’y rencontrent sont moins célèbres que les précédents. J’en citerai deux et j’y apporterai ma propre contribution.
  • Les trois approches que nous venons d’envisager ont la particularité commune de se focaliser exclusivement sur la nouvelle elle-même sans égard pour les autres écrits de Melville, ni d’ailleurs de Melville lui-même. Les auteurs de la quatrième voie envisagent plutôt celle-ci au sein de l’œuvre complète de l’écrivain, ce qui impose de considérer aussi la vie et la pensée de l’écrivain dans leurs globalités. Nous citerons également deux exemples peu connus d’une telle approche.

Promenons-nous donc le long de ces chemins …

Le « Bartleby écrivain » de Maurice Blanchot dans L’écriture du désastre

Pour aller (très, très) vite afin de comprendre pourquoi Blanchot s’intéresse à la figure de Bartleby jusqu’à en faire l’emblème de l’écrivain moderne, on peut présenter Blanchot comme un penseur radicalement anti hégélien :   il s’agit pour lui de déjouer la dialectique hégélienne, le travail du négatif, le penchant vers l’unification et la totalisation, indissociable de la tradition philosophique dominante en Occident. Au lieu d’une opposition entre deux concepts, Blanchot préfère leur neutralisation. C’est ainsi qu’il voit dans la formule du copiste (« Je préférerais ne pas ») la formule même de la neutralisation car, ambigüe, elle n’oppose pas un refus, un « non » pur et simple, mais, laissant la possibilité du oui et du non, se révèle comme une forme de neutralisation. Bartleby devient ainsi l’écrivain qui, délaissant l’affirmation et la négation, incarne la figure du neutre. Figure du neutre par excellence, donc aussi, pour Blanchot, figure de l’écrivain par excellence dont « le patient travail de la copie, essence de son activité, le conduit progressivement mais inexorablement à sa désincarnation, à sa sortie en direction du dehors, c’est-à-dire du désastre. » (Gisèle Berckman).

Blanchot aboutit ainsi à établir une interprétation cohérente avec ses convictions : peu importent Melville et le texte qu’il a produit, il se concentre sur Bartleby et le force à endosser les habits de sa propre pensée afin de transformer la nouvelle en une allégorie de celle-ci.

Le « Bartleby résistant, critique et clinicien » de Gilles Deleuze dans le chapitre de critique et clinique intitulé Bartleby, ou la formule

Critique et clinique est une compilation de divers articles de Deleuze dont le problème commun est celui d’écrire. Deleuze, en spinoziste perspicace et convaincu, y recherche en quoi consiste la puissance de l’écrire. Comme le titre de son ensemble d’articles l’indique, il trouve cette puissance dans la sphère sociale et politique : l’écriture se fait critique de l’idéologie sous-jacente à la conduite de la société et y résiste et cela peut y avoir un effet  thérapeutique, clinique. C’est dans cette veine que Deleuze interprète la nouvelle de Melville interprétation qui se clôt d’ailleurs sur l’affirmation grandiloquente : « Bartleby n’est pas le malade, mais le médecin d’une Amérique malade, le Medicine-man, le nouveau Christ ou notre frère à tous». Il y a ainsi une conviction, un préjugé qui oriente son analyse et qui contredit subtilement son affirmation – spinozienne, nous le verrons – de départ :

« Bartleby n’est pas une métaphore de l’écrivain, ni le symbole de quoi que ce soit. […] Il ne veut dire que ce qu’il dit, littéralement. Et ce qu’il dit et répète, c’est JE PRÉFÉRERAIS NE PAS, I would prefer not to. C’est la formule de sa gloire, et chaque lecteur amoureux la répète à son tour. Un homme maigre et livide a prononcé la formule qui affole tout le monde. Mais en quoi consiste la littéralité de la formule ? »,

ce que Deleuze, beaucoup plus loin dans son analyse, justifie comme suit :

« Pourquoi le romancier se croirait-il obligé d’expliquer le comportement de ses personnages, et de leur donner des raisons, alors que la vie n’explique jamais rien pour son compte et laisse dans ses créatures tant de zones obscures, indiscernables, indéterminées, qui défient tout éclaircissement ? C’est la vie qui justifie, elle n’a pas besoin d’être justifiée. Le roman anglais, et plus encore le roman français, éprouvent le besoin de rationaliser, même si c’est dans les dernières pages, et la psychologie est sans doute la dernière forme du rationalisme : le lecteur occidental attend le mot de la fin.[…]L’acte fondateur du roman américain, le même que celui du roman russe, a été d’emporter le roman loin de la voie des raisons, et de faire naître ces personnages qui se tiennent dans le néant, ne survivent que dans le vide, gardent jusqu’au bout leur mystère et défient logique et psychologie. »

S’en tenir au texte, à sa lettre et rien qu’à sa lettre, donc. Et pourtant, Deleuze l’annonce implicitement, il s’en tiendra, lui, à un tout petit morceau du texte, « la formule ». Pourquoi ?

Parce qu’elle lui permet, à elle seule, d’étayer sa conviction première :

  • Elle témoigne d’une nouvelle logique, une logique « de la préférence négative », qui déstabilise la logique implicite de présomptions et de postulats sous-jacente à l’idéologie bourgeoise de la société américaine, dont le narrateur de la nouvelle en est le représentant emblématique et qui s’exprime en ces termes :

« Comme je marchais pensivement vers mon logis, ma vanité prit le dessus sur ma pitié. Je ne laissai pas de m’enorgueillir hautement de la façon magistrale dont je m’étais débarrassé de Bartleby. Je dis : magistrale, et tout observateur sans parti pris acquiescera. La beauté de ma méthode semblait tenir à sa parfaite douceur. Point de rudesse vulgaire, point de bravades d’aucune sorte, point d’éclats fanfarons, point de grandes enjambées à travers la pièce en sommant véhémentement Bartleby d’empaqueter ses misérables hardes et de décamper avec elles. Rien de ce genre. Loin d’enjoindre bruyamment à Bartleby de s’en aller, comme un génie inférieur l’eût pu faire, j’avais tenu pour acquis qu’il devait partir; édifiant sur ce présupposé tout ce que j’avais à dire. Plus je pensais à ma méthode, plus j’en étais charmé. Néanmoins le lendemain matin, en m’éveillant, j’eus des doutes; il semblait que le sommeil eût dissipé les fumées de la vanité. L’une des heures où l’homme a le plus de sang-froid et de sagesse est celle qui suit immédiatement son réveil du matin. Ma méthode me semblait aussi avisée que jamais… mais en théorie seulement. Comment supporterait-elle l’épreuve de la pratique, voilà où le bât blessait. C’était vraiment une idée magnifique que d’avoir tenu le départ de Bartleby pour acquis; mais, après tout, ce présupposé était seulement mon fait, nullement celui de Bartleby. L’important n’était pas de savoir si j’avais tenu pour acquis qu’il me quitterait, mais s’il préférerait le faire. C’était un homme de préférences plutôt que de présupposés. » (Je souligne)

  • Elle grippe les rouages de la société capitaliste en déstabilisant l’un de ses fondements, la loi sociale, la loi juridique base de tous les contrats économiques, et ses représentants (dont le narrateur est le parangon).
  • Elle mine la raison elle-même, raison qui fonde aussi les comportements sociaux bourgeois :

« Bartleby, ne vous souciez donc plus de me révéler votre histoire; mais laissez-moi vous supplier en ami de vous plier autant que possible aux usages de cette étude. Dites à présent que vous nous aiderez à collationner les pièces demain ou après-demain : en un mot, dites que dans un jour ou deux vous commencerez à être un peu raisonnable ; dites cela, Bartleby.

— Pour l’instant, je préférerais ne pas être un peu raisonnable » fut sa réponse suavement cadavérique »

Deleuze parle de psychose bartlebienne, en ce sens que sa logique de le préférence est inaccessible et résistante à toute tentative de rationalisation quelle que soit celle-ci et ne cherche jamais à s’auto-justifier.

  • Elle ébranle la « figure paternelle » qui justifie la hiérarchisation de la société américaine capitaliste basée sur le salariat et sa soumission à l’autorité du capital, figure également présente dans le comportement du notaire envers ses employés, c’est-à-dire, étymologiquement, ces personnes impliquées dans le projet du détenteur de capital (mises sous pli), dont Bartleby fait partie. Mais celui-ci ne plie pas. Deleuze :

« Et Bartleby, qu’est-ce qu’il demandait, sinon un peu de confiance, à l’avoué qui lui répond par la charité, la philanthropie, tous les masques de la fonction paternelle ? »

Prodigieuse et admirable démonstration du pouvoir de résistance, de critique et de clinique de cette seule et unique formule !

Mais cette approche justifie-t-elle de délaisser presque totalement le reste du texte ? Par exemple, comment peut-on relier la formule à la rumeur qui clôt la nouvelle ? Et, en définitive, cette analyse ne fait-elle pas de Bartleby une métaphore de la résistance sociale passive, contredisant l’affirmation première de l’analyse deleuzienne ? Cette métaphore est d’ailleurs hautement tentante : en 2011, le mouvement Occupy Wall Street se revendiquait de Bartleby comme le premier « occupant » de Wall Street. Enfin, Deleuze ne force-t-il pas aussi le texte de Melville afin de le faire correspondre à son inspiration première ?

Pour ne pas alourdir cet article, je passe les interprétations de Agamben et de Derrida, nettement moins pertinentes et utiles pour notre propos et que l’on pourra retrouver dans le livre de Berckman précédemment mentionné et j’en viens au troisième chemin.

Le « Bartleby homme de papier, homme-livre » de Alexandra Liva dans son mémoire Le Réel dans le texte, lecture et interprétation de la figure de Bartleby le scribe

Ce mémoire est téléchargeable sur internet. Rédigé par une étudiante en littérature, il illustre bien une approche uniquement littérale de la nouvelle de Melville : le réel (de la nouvelle et de Bartleby) est dans le texte même et nulle part ailleurs. Attitude radicale justifiée bien évidemment par la formation spécialisée de l’auteure. Celle-ci relève le défi d’explication lancé par le narrateur à travers le terme anglais  unaccountable (inexplicable, irracontable, inconnaissable, irresponsable, dont on ne sait pas tenir compte, selon diverses traductions françaises que Liva va décortiquer)qu’il utilise pour marquer son incompréhension. Ce mot guide toute la lecture de Liva au travers de sa découpe qui est aussi une découpe du réel en trois univers où évolue la nouvelle : littéraire (account, rendre compte : le narrateur essaye de rendre compte de l’épisode de sa vie durant lequel il a côtoyé le copiste et dont, paradoxalement, il ne peut pas vraiment rendre compte) ; l’univers de la loi, l’univers juridique (count, « chef d’accusation », Bartleby est irresponsable, responsable de rien mais, paradoxalement, il sera jeté en prison et y décédera) ; l’univers économique, celui de Wall Street (account, encore, mais en tant que « lettre de change », où le notaire engage Bartleby pour effectuer un excédent de travail occasionnel, qui doit aussi lui rapporter un supplément de revenu, mais où, paradoxalement, à terme, Bartleby ne va produire aucun travail occasionnant ainsi des pertes pécuniaires pour son employeur).

L’incompréhension du narrateur provient de sa tendance à toujours chercher « un au-delà du signe, une signification derrière les mots, alors que Bartleby est du côté du déjà-là, du donné, de l’appréhension sans médiation ». Il est extrêmement difficile de résister à cette tendance car « l’économie de paroles de Bartleby permet de supposer beaucoup et s’arrime à une réflexion sur l’interprétation, qui en soi repose sur la supposition ». Il faut donc, pour comprendre, s’en tenir au texte lui-même. Telle est, en substance, la justification, par Liva, de l’abandon de l’interprétation au profit d’une lecture littérale : « Bartleby est allégorique de lui-même », jolie formule qui condamne toutes les autres allégories.

Il n’est pas possible de résumer ce travail de lecture littérale, mais en voici l’aboutissement, en quelques paragraphes sélectionnés qui, en fait, confirment la position de Melville lui-même, exposée dans un compte rendu critique du roman The Red Rover, un récit de pirates de James Fenimore Cooper, qui, en substance, énonce que les livres sont des « hommes en dehors de la société ». Ainsi, Bartleby appartient à un autre univers que celui de nos sociétés, il est un « homme-livre », un « homme de papier ».

« Bartleby, c’est le monde contemplatif de la lecture, qui repose sur le libre arbitre du lecteur, sa volonté de poursuivre la lecture ou non, alors que les autres personnages sont dans l’illusion d’action (dans les suppositions — comme des enfants placent la convention d’un jeu de rôles : « mettons que je suis ceci, admettons que tu es cela »). »

« C’est une coquille vide qui peut donc se faire le miroir et le réceptacle de n’importe quelle supposition un tant soit peu liée à ce qu’il est ou à ce qu’il fait. Bartleby peut préférer toutes sortes de choses, il ne pourra les faire, il est pris dans son « vide », alors « préférer ne pas » est la réponse élégante pour qui ne peut participer à la vie fictive autour de lui, donnant ainsi l’illusion de son libre arbitre. Il est le personnage indépendant de ce qui se passe hors de son monde inventé. Toutefois, Bartleby tranche par rapport aux autres personnages qui, eux, rassemblent toutes les caractérisations auxquelles on peut s’attendre lorsqu’on entame la lecture d’un récit, ils vaquent d’occupation en occupation et parfois sont passés sous silence, sont poliment mis de côté, ce qui ne leur fait pas perdre leur consistance pour autant. Pour ce type de personnage, la fiction est copie de la réalité; pour un personnage comme Bartleby, la fiction est un objet, une matière en soi. Ici, fantaisie comique, un personnage parmi les autres ne répond pas aux mêmes caractéristiques, ne correspond pas au même traitement descriptif — normal, dirait-on, puisque c’est le narrateur qui parle, et il ne peut que rapporter le peu d’information qu’il détient sur son mystérieux scribe. Il ne connaît que des bribes de la vie du scribe, comme on ne connaît que des parties de la vie d’un personnage de fiction (un récit de chaque moment de la vie d’un personnage semble impensable). En fait, pour faire image, c’est comme si un personnage de bande dessinée faisait irruption dans un monde « vrai », tellement le niveau de représentation du personnage de Bartleby détonne par rapport aux autres personnages. Il se présente comme un personnage fictionnel alors que le narrateur a tout pour être un homme ancré dans une réalité qui correspond à celle de sa ville et de son époque, bien qu’il ne soit lui aussi, en définitive, qu’un être d’imagination, un être de papier, comme tout personnage de fiction. Que Bartleby soit copiste concorde aussi avec cette idée qu’un personnage de fiction ne peut que copier la réalité. Seulement, Bartleby serait celui, quand il cesse de copier, qui n’est rien d’autre qu’un personnage de fiction, qui ne remplit aucune autre fonction que de se trouver entre les pages. Il devient une chose, comme l’est un livre, une chose qui se possède: «vous êtes responsable de l’individu que vous y avez laissé». Il est ainsi encore le degré zéro du personnage: comme un personnage de fiction, toujours en cours d’action dans une temporalité qui lui propre et continue, mais dans un temps figé dans le livre, bien qu’actif pour le personnage même. »

Et, encore, en ce qui concerne la « rumeur » qui clôt la nouvelle :

« Les textes littéraires sont comme les lettres du « Bureau des Lettres Mortes »: ils doivent être redirigés par l’action d’humains qui les font circuler, qui entretiennent l’intérêt qu’ils portent. »

Excellente et convaincante approche de la nouvelle, mais (Il y a toujours un « mais ») qui ne tient aucun compte de son auteur lui-même, sa vie, sa vision du monde, ses états d’âme, car après tout, c’est bien lui, animé de de sentiments et d’intentions qui l’a produite (« Pouvez-vous me comprendre ? », disions-nous précédemment). La lecture exclusivement littérale ne serait-elle pas elle-même trop « forcée » ?

Le « Bartleby victime d’un meurtre » de Marie Blaise dans son article Bartleby : « I would prefer not to » ou la disparition des possibles

Marie Blaise est une spécialiste de la littérature du XIXe siècle. L’article que nous citons est disponible sur la Toile et a fait l’objet d’un exposé au « Premier symposium de critique policière », ce qui anticipe sur la qualification de Bartleby comme victime d’un meurtre.

Invoquant les diverses lectures célèbres de Bartleby (Blanchot, Deleuze, etc.), Marie Blaise constate, comme nous, que « quasiment toutes ces lectures évitent le texte pour se focaliser sur la formule ou le personnage qui l’incarne. Tout se passe comme si, postulant le caractère allégorique de la nouvelle, elles demandaient à ce que l’intrigue soit négligée, traitée comme matériel secondaire – le fait littéraire considéré au mieux comme une sorte d’écrin au joyau philosophique. »

Elle poursuit : « Aussi est-il tentant, du point de vue de la littérature, d’inverser les choses et de prendre ces interprétations comme des effets de lecture induits par le texte. »

Relisant de récit du narrateur qui se présente comme une tentative d’explication, elle le voit d’abord « comme une plaidoirie étrange qui cherche à excuser le patron de ne pas avoir renvoyé son employé. »

Par ailleurs, « les lectures concernant le narrateur oscillent entre les deux pôles : il est soit présenté comme un brave homme, pas très malin mais humaniste tout de même, l’américain type en quelque sorte, qui essaie de comprendre ce qui le dépasse (en l’occurrence l’attitude de son scribe et le sens de sa fameuse formule), soit comme un avocaillon, toujours pas très malin, qui essaie de présenter avantageusement son rôle, pas très propre, dans une affaire qui a conduit à la mort de l’un de ses employés. Rarement, pour ainsi dire jamais, cette ambiguïté n’est perçue comme duplicité. Pourtant un homme de loi qui prend la plume pour rendre compte d’une mort étrange, à laquelle il est intimement lié, tout en affirmant son inaptitude à la comprendre et une culpabilité singulière à cette incapacité, cela ne devrait-il pas susciter, au moins, quelque soupçon ? »

Poursuivant un long travail de « détective-psychanalyste », impossible à détailler ici, Marie Blaise en vient à considérer la nouvelle comme « une narration perverse qui montre tout en dissimulant » : « Bartleby aurait été la victime d’un assassinat perpétré par le narrateur » qui, cependant, « n’en révèle pas suffisamment pour qu’on le confonde », « une excellente manière de dissimuler son meurtre, d’en faire en somme, le crime parfait ».

Mais (Toujours ce « mais » !), cette lecture qui revient effectivement au texte, ne recèle-t-elle pas cette tendance à toujours chercher « un au-delà du signe, une signification derrière les mots » que Alexandra Vila détecte dans le comportement du notaire ? C’est-à-dire une tendance naturelle à l’interprétation, à la recherche d’un sens caché (nous y reviendrons). Nous  le croyons. D’ailleurs, pour justifier le mobile du crime, Marie Blaise est contrainte de faire au moins une supposition adossée à la rumeur finale : Le « scribe » avait-il trouvé à Washington, dans une lettre perdue, de quoi faire chanter l’homme de loi et la quatrième clef de l’étude ? La preuve que celui‑ci était son père ?

A nouveau, cette analyse force le texte à rentrer dans  des convictions préétablies, des préjugés.

On peut toutefois établir une autre interprétation qui respecterait beaucoup plus le texte, mais (on ne s’en libère pas) … qui ne vaut qu’en tant qu’interprétation.

Le « Bartleby malade » de l’auteur du présent article

« Le « sujet » de la maladie mentale n’est pas cette nature authentique et objective, persistant en arrière des interprétations factices qui la dissimulent, mais un être historique ». Cette affirmation de Pierre Macherey n’est qu’un cas particulier de celle de tout être humain : il n’y a pas de « sujet », au sens d’une conscience agissante. Nous sommes tous plus agi qu’agissant et nous sommes l’effet, plutôt que la cause de notre histoire. Dès lors, sans la connaissance, au moins partielle, du parcours historique d’un individu, il est hasardeux de le considérer comme étant malade mentalement, même si son comportement nous semble « bizarre », hors norme. Nous avons vu qu’il en aurait été ainsi de Bartleby, si ce n’est que le narrateur nous a tendu une perche en nous dévoilant in extremis une rumeur d’emploi du scribe au service des Lettres au Rebut de Washington et la suggestion d’un déséquilibre mental consécutif à ce travail, « Imaginez un homme condamné par la nature et l’infortune à une blême désespérance; peut-on concevoir besogne mieux faite pour l’accroître que celle de manier continuellement ces lettres au rebut et de les préparer pour les flammes? »

Si l’on accepte la vérité de cette rumeur, il nous suffit alors d’imaginer une conséquence plausible de cette situation sur la psyché de Bartleby qui ne force pas trop le texte – mais qui reste une supposition.

Imaginons donc cette conséquence sous la forme d’une obsession monomaniaque de perpétuation d’un maximum d’écrits, psychose qui orienterait l’existence et l’intégralité de l’activité de Bartleby, à l’exclusion de toute autre. De là, on peut faire découler tout le comportement du scribe. Dans les grandes lignes :

  • La profession de copiste convient parfaitement à son obsession. Il répond à l’offre du notaire et est engagé. Notons au passage que sa silhouette émaciée et livide correspond aussi bien à l’image que l’on peut se faire d’une personne obsédée par une seule idée,  autre que celle  du bien boire et bien manger, évidemment.
  • « Pour commencer, Bartleby abattit une extraordinaire quantité d’écritures. On eût dit d’un homme longtemps affamé de copie et se gorgeant de mes documents ». L’ouvrage satisfait l’obsession du scribe.
  • Mais la première distraction de cette tâche sacrée survient le troisième jour par la demande importune de vérification des copies. Bartleby ne peut que « préférer ne pas » être détourné de son obsession. Mon interprétation permet de relier la rumeur finale à la formule emblématique du scribe.
  • Bartleby est à ce point obsédé qu’il ne lit jamais, pas même un journal, ne boit pas de bière, ne va jamais déjeuner, ne va jamais nulle part, en fait, ne quitte jamais le bureau. Mais son comportement ne peut qu’inquiéter tout son entourage qui ne fait que le presser à se plier à la logique bourgeoise capitaliste ambiante. Sa préférence à ne pas faire autre chose que copier n’est reconnue par personne. La négation de sa puissance d’exister, de son conatus, déjà réduit à l’unique persévérance des écrits, est constamment et partout niée.  La communication est impossible et Bartleby refuse la charité paternaliste du narrateur car il ne désire qu’un peu de confiance et de reconnaissance. Ainsi, sa puissance de vivre se trouve de plus en plus étouffée et lui-même, qui n’est rien d’autre que cette puissance, sombre de plus en plus dans l’inaction, jusqu’à en mourir.

Mais ( !), évidemment, cette interprétation schématique ne tient compte, pas plus que les autres, de l’auteur de la nouvelle. Elle ne force pas trop le texte à entrer dans une préconception, elle propose un sens qui le rend cohérent, mais elle demeure incomplète, ne nous informant pas sur les raisons de son écriture (Pouvez-vous me comprendre ?).

Cette remarque récurrente nous mène à considérer le quatrième chemin emprunté par certains auteurs. Toutes les interprétations précédentes sont « statiques », au sens où elles se focalisent exclusivement sur la nouvelle et ignorent l’évolution historique, à la fois « matérielle » et spirituelle de Melville ainsi que celle de son œuvre et le rapport entre les deux. Les penseurs de la quatrième voie situent  Bartleby  au sein de cette évolution conjointe. Leur vue est « cinématique », mais (!!), en contrepartie, moins approfondie puisqu’elle se concentre plus sur l’écrivain que sur l’écrit spécifique. En conséquence, nous écrirons ainsi d’abord « « Le Melville … » de … »  suivi du Bartleby produit par ce Melville.

Le « Melville moral subversif » de André Stanguennec dans son article Herman Melville ou l’impossible subversion etson « Bartleby neutre armé »

Il y a un préjugé, énoncé comme « hypothèse interprétative globale de l’œuvre  […] [Une] hypothèse philosophique », à la racine de l’article. Cette hypothèse « est la suivante : « le projet initial de l’écriture melvillienne est foncièrement moral, ambitionnant originairement une subversion de l’éthique américaine dominante, théiste et dualiste, empreinte d’austérité calviniste, en faveur d’une éthique panthéiste et primitiviste, sacralisant l’immanence charnelle du monde». Mais cette subversion fera l’objet chez Melville d’une « prise de conscience progressive de l’impossibilité de la subversion morale et l’attitude de «neutralité armée» que Melville lui substitue, tout en y associant de nouveaux procédés d’écriture ».

La « neutralité armée » est un concept énoncé par Melvin Browen qui s’inscrit en dernier dans une évolution d’attitudes « subversives » melvilliennes, dont la première est la « combativité », présente dans Moby Dick, et la « soumission », personnalisée par le capitaine Vere (dans Billy Bud) qui, reconnaissant en son fort intérieur l’innocence de Billy Bud dans le meurtre de Claggart, le fait pourtant condamner à mort en se soumettant à la lettre de la loi.

Bartleby est la personnification de la « neutralité armée », position finale impuissante de la subversion morale tentée par Melville. « Ni entrée conformiste ni substitution combative qui tendrait à en nier activement la valeur d’utilité, l’attitude de Bartleby est d’affirmer librement (je «préfère») le néant de sa volonté («ne pas le faire»): «…une résistance sans défi et une acceptation sans capitulation, une indifférence qui n’est pas de l’apathie et une affirmation libre de toute illusion ». M. Bowen montre que la «réponse» de Bartleby («I would prefer not to») représente, en tant que «résistance passive», une troisième figure également à l’opposé de la figure de la combativité active et de la soumission passivement conformiste, figure constituant comme la conclusion de la démarche melvillienne vers une sagesse pratique. Bartleby renonce à la subversion puisqu’il ne veut pas nier le système de valeurs existant afin de lui substituer son autre, celui contre lequel le premier s’était édifié. G. Deleuze parle d’un «néant de volonté» substitué à une «volonté de néant» en reprenant une formule de Nietzsche: «l’homme préfère encore vouloir le néant, plutôt que de ne pas vouloir du tout». La formule de la «préférence» nihiliste se retrouve chez Melville: Bartleby «préfère» ne pas vouloir du tout. Il renonce donc à la subversion proprement dite. […] On peut alors se demander si, en dernier ressort, le terme de subversion garde sa pertinence […] ».

Le « Melville moral subversif » a produit un « Bartleby neutre armé ».

Le « Melville écrivain de la dépossession » de Loren Goldner dans son Herman Melville : between Charlemagne and antemosaic cosmic man et son « Bartleby trajectoire ultime de la négation »

L’auteure envisage la bibliographie de l’homme et de l’écrivain Melville comme celle d’une dépossession progressive, dépossession à la fois matérielle, sociale, artistique. La dépossession matérielle commence dès la fin de l’enfance, à 13 ans à la suite de la faillite et de la mort de son père qui provoque la ruine financière de la famille auparavant aisée, obligeant le jeune Herman à abandonner toute étude et à travailler. La chute sociale en est évidemment un corollaire. Les deux premiers livres de Melville, publiés à partir de 1847 (Melville n’a que 25 ans) connaissent immédiatement un beau succès populaire qui ne se renouvellera jamais par la suite. La chute matérielle et sociale se réitère, doublée d’une chute artistique. Le roman que l’on reconnaîtra bien après sa mort comme son chef d’œuvre, Moby Dick, est son sixième roman et, à l’époque de sa parution, ne connaîtra qu’un succès très mitigé. Le suivant, Pierre et les Ambiguïtés, subira un échec commercial total et Melville ne sera plus accepté par aucun éditeur. Il ne lui restera plus que la possibilité de collaborer à des journaux en y publiant périodiquement des extraits de nouvelles. La première d’entre elles fut Bartleby, le scribe. Une histoire de Wall Street.

Cette trajectoire de dépossession est transposée dans la littérature : de la puissance de néantisation exprimée dans le capitaine Achab de Moby Dick, on passe à l’impuissance du doute exprimée dans Pierre de Pierre ou les ambiguïtés, et enfin à la néantisation de puissance exprimée dans Bartleby.

Je n’ai présenté ici qu’un nombre très restreint des interprétations proposées de la nouvelle de Melville, mais déjà, pour paraphraser Victor Hugo parlant de Paris dans Les Misérables : Bartleby est un maelstrom où tout se perd, et tout disparaît dans ce nombril du monde littéraire comme dans le nombril de la mer […].Les lecteurs de toute espèce le savent. Ils vont à Bartleby comme à un engloutissement.

C’est que chacun y va de son opinion personnelle, subjective – pour autant qu’il ne balaye pas le texte d’un revers de la main, arguant n’y trouver « aucune histoire », c’est-à-dire pour autant qu’il soit un lecteur respectueux et attentif.

Or, durant des siècles, dans le monde judéo-chrétien (et puis dans le monde musulman), la lecture des textes sacrés était la principale lecture prise (très, très) au sérieux et l’on y constate le même tourbillon des interprétations.

Spinoza s’est sérieusement penché sur la lecture de la Bible dans son Traité Théologico-Politique (TTP) et le chapitre VII, intitulé De l’interprétation de l’Ecriture, part de ce tourbillon : « Tout le monde dit bien que l’Ecriture sainte est la parole de Dieu […] et nous voyons que presque tous substituent à la parole de Dieu leurs propres inventions […] ».

Cette constatation posée, Spinoza veut s’en protéger en proposant une « vraie » méthode de lecture de la Bible : « Pour […] ne pas nous attacher imprudemment à des inventions humaines prises pour des enseignements divins, il nous faut traiter de la vraie méthode à suivre dans l’interprétation de l’Ecriture […] ». S’ensuit un rapide aperçu de ce que serait cette méthode : « Pour faire court je résumerai cette méthode en disant qu’elle ne diffère en rien de celle que l’on suit dans l’interprétation de la Nature mais s’accorde en tout avec elle […] ».

En termes plus modernes : il faut, pour lire les Ecritures saintes, production en fait humaine, utiliser une méthode scientifique, la même que les sciences courantes utilisent pour connaître la nature.

Voyons en trois exemples élémentaires comment procède la science pour nous faire passer de notre monde originairement imaginaire au monde Réel.

Terre plate, Terre immobile et géocentrisme, trois mondes imaginaires

Rappelons la proposition 19 de Eth II : « L’esprit humain ne perçoit aucun corps extérieur comme existant en acte, si ce n’est par les idées des affections de son propre corps [par le corps extérieur considéré] ».

L’idée d’une affection du corps humain par un corps extérieur est appelée une « image » de ce corps extérieur, elle représente celui-ci dans notre esprit. Imaginer consiste à considérer les corps extérieurs sous l’angle de cette perception première, c’est-à-dire originaire. L’imagination est dès lors le monde originaire de tout être humain et il vivra toujours dans ce monde. Comme les images « révèlent davantage la constitution de notre corps que celles des corps extérieurs perçus » (Eth 16, corollaire 2), elles ne nous offrent pas une idée exacte des objets extérieurs. Le monde « naturel » de tout humain est son monde imaginaire.

Lorsque l’humain vient au monde, il perçoit la Terre comme plate par ses perceptions naturelles (vision, station debout), immobile, car il ne perçoit pas son mouvement et enfin comme centre du monde, car il voit tout ce qui peuple le ciel comme l’entourant, notamment le soleil qui semble se lever à l’Est et se coucher à l’Ouest et donc tourner autour d’elle. La Terre imaginaire est plate, immobile et le centre de l’univers. Et nous ne sortirons pas de cette Terre-là, nous vivrons toujours dans ces perceptions, toujours dans ce monde double du monde Réel, de l’ensemble des choses particulières, expressions précises et déterminées de la puissance de la Nature (Eth I, 25, scolie), et de leurs relations.

Evidemment, nous modernes, ne croyons plus en la réalité de cette Terre imaginaire – Enfin la majorité d’entre nous, car il reste des millions d’irréductibles. Nous ne sommes pas sortis de notre Terre imaginaire, c’est impossible, mais la science nous a convaincu de la sphéricité et de la rotation de la Terre sur elle-même et autour du soleil. Elle nous a même permis de nous élever dans les cieux et de réellement voir la rotondité terrestre.  Elle nous a aussi montré que nos sens ne nous trompent pas, ils sont seulement adaptés au monde qui nous entoure.

Comment procède la science ?

Remarquons d’abord que la science part du monde perçu. La terre nous semble plate et la science se sert de nos sens pour nous montrer qu’elle est en fait sphérique.

Ensuite, elle procède par causalité. Elle considère les phénomènes comme des effets et en recherche les causes en dehors du monde imaginaire. Par exemple, on observe que les navires disparaissent lentement derrière la ligne d’horizon de la mer (à environ 5 km du rivage). Comment expliquer ce phénomène, perception indéniable de notre vue ? Le scientifique honnête, dont les sens l’ont d’abord convaincu de la platitude de la Terre, doit admettre, après un certain temps, que la géométrie du plan euclidien, ne lui permet pas d’expliquer ce phénomène comme effet déductible d’une cause. Il n’aura alors d’autre choix que de produire une nouvelle théorie géométrique, celle de la sphère euclidienne. Le phénomène y deviendra un effet déductible d’une cause. La méthode scientifique se déplace par rapport aux données sensibles (planaires) pour se situer dans un autre espace géométrique.

Bien sûr, cet exemple est « élémentaire »,  quoique, semble-t-il, encore trop abstrus pour les « platistes » contemporains. Je suis incapable d’imaginer quels arguments ceux-ci pourraient faire valoir afin de rendre compte du phénomène mentionné en demeurant dans leur vision d’une Terre plate. Quoiqu’il en soit, nos sens ne nous trompent pas, le monde imaginaire immédiat n’est pas erroné, il est juste un ensemble d’effets démunis de la connaissance de leur cause, ou, comme le dit Spinoza en parlant des images, « des conséquences sans prémisses » (Eth II, 28, démonstration). L’erreur provient de notre tendance à partir de ces conséquences comme si elles étaient des prémisses, c’est-à-dire de renverser l’ordre de la Nature, et d’y appliquer des raisonnements ou, en d’autres termes, de tourner en rond dans la prison de notre monde imaginaire.

Evoquons, pour en terminer avec ce détour, la preuve que la Terre n’est pas stationnaire mais en rotation sur elle-même, préliminaire nécessaire à l’acceptation que le soleil ne tourne pas autour d’elle.

La rotation de la Terre sur elle-même était déjà formulée en Grèce au Ve siècle avant JC, sans preuve évidemment. La première preuve indirecte a été produite théoriquement par Newton en 1687 grâce à sa démonstration de l’aplatissement nécessaire de la sphère terrestre aux pôles si la Terre tournait effectivement sur elle-même [voir https://planet-terre.ens-lyon.fr/ressource/Terre-aplatie-Newton.xml ]. Cet aplatissement fut calculé entre 1735 et 1745 lors d’expéditions scientifiques françaises [voir https://planet-terre.ens-lyon.fr/ressource/aplatissement-terre.xml].

La première preuve directe fut donnée en 1803 par Laplace et Gauss [ voir l’article La preuve de la rotation de la Terre par la mesure de la déviation d’objets tombant dans un puits de mine. Une compétition mathématique franco-allemande entre Pierre-Simon de Laplace et Friedrich Gauß (1803), à trouver ici : https://journals.openedition.org/bibnum/716 ].

La preuve la plus connue et sans doute la plus facilement compréhensible reste celle donnée par le pendule de Léon Foucault en 1753 [ voir https://couleur-science.eu/?d=029f13–comment-prouver-que-la-terre-tourne ].

Pour notre objectif, il n’est pas nécessaire de comprendre les détails des calculs de Newton ou Laplace. Il faut uniquement en retenir le fait déjà mentionné qu’il n’est d’explication scientifique des phénomènes naturels qu’à la condition préalable de l’élaboration d’un modèle, c’est-à-dire d’une théorie, d’une conceptualisation du procès de production de ces phénomènes en tant qu’effets.

Pour expliquer les Ecritures saintes, c’est exactement cette méthode que Spinoza se propose d’utiliser en abandonnant celle reposant sur l’interprétation, la recherche de sens. C’est aussi cette approche que nous proposons d’adopter dans l’explication des (autres) œuvres imaginaires, dont les romans et nouvelles, et l’appliquer au Bartleby de Melville.   

Revenons d’abord à la lecture biblique.

La lecture des Ecritures saintes

Jean-Pierre Osier a réalisé une traduction française de l’essai L’essence du christianisme de Ludwig Feuerbach, qu’il se charge aussi de présenter. La première partie de cette présentation, Ou Spinoza ou Feuerbach, est lumineuse pour notre propos. Nous nous en sommes déjà fortement inspiré et cette section en est un compte-rendu revisité.

Le problème fondamental est celui de la connaissance elle-même : qu’est-ce que la connaissance ? Comment peut-on connaître le Réel, c’est-à-dire, répétons-le, l’ensemble des choses qui viennent à exister, constitué des « choses particulières » qui, selon Spinoza, sont « les modes par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés [constitués et produits] d’une manière précise et déterminée »  (Eth I, 25, corollaire) ?

Or, de prime abord, le Réel est opaque pour l’homme car le processus de production des choses particulières lui est inconnu. Naturellement, « pour lever ce voile d’opacité », l’homme recherche le « sens », le « pour quoi », la finalité de chaque chose et non son « comment », son processus de production, la cause de cet effet qu’est cette chose. Ce faisant, il crée un double imaginaire du Réel. Tels les systèmes métaphysiques dont les religions sont le cas particulier le plus ancien. Le Réel est alors « expliqué » par ce double qui est considéré comme plus réel que le Réel lui-même puisqu’il est pensé comme sa cause. Il s’agit ici de l’inversion de l’effet et de la cause caractéristique du dévoiement du monde immédiat de l’imagination par des raisonnements utilisant les effets et non les causes comme prémisses. Je souligne incidemment mon emprunt au vocabulaire du livre de Clément Rosset, Le Réel et son double, dont je pense avoir ici fourni la racine de son fondement qui est la tendance humaine à « ignorer l’immédiat ».  

On peut maintenant définir le type de connaissance, vue en tant que lecture du « grand livre de la nature ou de l’histoire » (Jean-Pierre Osier)  qu’est l’interprétation. « Inter-préter », c’est littéralement inter-poser une entité entre le Réel et l’esprit humain, créer un double du Réel qui est censé y re-connaître le sens. L’interprétation trouve sa racine dans le premier genre de connaissance, l’imagination, ce qui en fait un instrument inadéquat de connaissance, c’est « une idéologie de la connaissance qui transforme la connaissance en simple compréhension d’un texte qu’habite le sens » (Osier).

C’est ici qu’on rencontre l’intérêt de revenir aux Ecritures saintes. Dans les termes de Jean-Pierre Osier : « si connaître c’est lire le grand livre de la nature ou de l’histoire, cette lecture a pour propédeutique et pour abécédaire le décryptement, l’interprétation du premier livre de la connaissance : le Livre par excellence, la Bible ». Et L’essence du christianisme en est une lecture interprétative au sens de la définition précédente.

A cette lecture s’oppose celle de Spinoza dans le TTP, d’où le titre de la première section de la présentation d’Osier.

La lecture spinozienne de la Bible se veut explicative au sens de la raison, de la science : la Bible est l’effet d’une cause qui ne s’y trouve pas et qu’il faudra donc aller chercher « ailleurs », en dehors du texte. Louis Althusser, qui s’inspire de cette lecture afin de lire Le Capital de Karl Marx, l’appelle « lecture symptômale » car elle recherche le « symptôme », le discours latent, refoulé derrière ce qui est dit, la cause véritable, le sens vrai, de ce qui est dit.

« Cet ailleurs, introuvable au niveau du texte religieux, littéral ou symbolique, c’est la connaissance du deuxième genre, qui, more geometrico, procède déductivement par définitions, c’est-à-dire par l’explication causale, puisque définir et dérouler la cause nécessaire sont une seule et même chose, du moins au niveau de la science. Le produit de ce déplacement est la considération de la religion ou de sa manifestation dans un texte comme constituant un effet » (Osier).

Et, plus loin : « […] il faut donc, et c’est la cause de la religion, un discours impératif alliant châtiment et récompense, qui s’adresse à l’imagination des hommes, de manière à ce qu’ils vivent malgré eux dans cet « ersatz » de rationalité qu’est la religion, gardienne de la sécurité politique ».

La connaissance selon Spinoza est une production, non une simple compréhension. Cette définition est en accord avec toute sa philosophie qui est « une philosophie des forces productives et des rapports dans lesquels elles produisent et se produisent » (Pierre Macherey).

Pour finir cette section et introduire la suivante, citons encore Osier : «  Spinoza a une descendance dans la mesure où il a inauguré une théorie de la lecture comme condition de possibilité de toute lecture. Avec lui le texte devient effet, et aussi le sens du texte. Connaître ce qu’on lit c’est donc produire le concept théorique des mécanismes qui donnent tel ou tel texte, tel ou tel sens, contre-sens, non-sens. Autrement dit Spinoza a subordonné toute « compréhension » ou récollection du sens à une théorie préalable de la connaissance des « effets-compréhension » ou « récollection », ou si l’on préfère, Spinoza réduit l’herméneutique au rang d’«effet herméneutique », ce qui ôte à cette dernière tout privilège de connaissance. Dans l’immédiat n’est pas caché, tel le fameux noyau rationnel dans son voile mystique, le médiat. L’immédiat (conclusion) doit être produit comme effet de prémisses qui appartiennent à un domaine tout différent : celui de la théorie » (Je souligne en gras).

Le projet du présent article est de prendre cet extrait au mot et de produire une théorie spinozienne de la lecture de tout texte imaginaire, non plus seulement religieux.

Une théorie spinozienne de la lecture des œuvres littéraires

Il nous faut d’abord une théorie de l’œuvre littéraire, de son origine, de ses fins et  de son processus de  production.

La littérature peut être figurée par un triangle dont les sommets sont respectivement A, l’auteur, T, le texte et L, le lecteur et dont les côtés symbolisent le lien entre les sommets. La connaissance complète des caractéristiques de chaque sommet est complexe. Ainsi A doit être connu par son histoire personnelle intime et publique, par ses idées philosophiques et politiques, sa vision du monde et sa position sociale, ainsi que par son environnement culturel. Vient ensuite le côté AT qui doit renseigner sur la façon dont l’œuvre est construite, sur son esthétique, mais surtout sur ce que communique l’auteur à ses personnages et aux situations qu’ils vivent. Enfin, les côtés AL et TL doivent renseigner sur l’effet que l’auteur veut produire sur son lecteur et sur le message qu’il désire lui transmettre et le côté AT sur la façon de les lui transmettre. Le côté AT paraît assez fantomatique, puisque le contact avec le lecteur ne se fait qu’à travers la lecture du texte.

Ce triangle et son interprétation rassemblent plusieurs points de vue techniques de divers auteurs :

  • Baruch Spinoza, dans le Traité Théologico-Politique, dont nous avons suffisamment souligné l’influence puisqu’elle guide toute notre démarche. Le chapitre VII du TTP développe sa méthode de lecture scientifique. Elle est plus ou moins résumée dans une phrase qui se dégage du chapitre XV : « Il est vrai sans doute qu’on doit expliquer l’Ecriture par l’Ecriture aussi longtemps qu’on peine à découvrir le sens des textes et la pensée des Prophètes, mais une fois que nous pensons avoir enfin trouvé le vrai sens [l’obéissance, qui n’est pas le sens vrai, que les interprétations diverses recherchent sous le texte, dans un double imaginaire de celui-ci], il faut user nécessairement de jugement et de Raison pour donner à cette pensée notre assentiment » (J’ai ajouté la note entre crochets). Importance donc de T (s’en tenir au texte), de A (l(es)auteur(s), ici les Prophètes) et de TL (l’effet, ici l’obéissance).
  • Jean-Paul Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ? : l’importance primordiale de AL (importance théorique), de L et de LT (importance pratique). Le livre n’existe pas sans l’acte de lecture, il est le résultat d’une décision de l’auteur de communiquer quelque chose à quelqu’un (« L’écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité. »). La littérature est « engagée ». Si le but que vise l’écrivain est de délivrer un message à un destinataire, il faut donc considérer que le lecteur participe à la création de l’œuvre. L’œuvre littéraire peut ainsi se définir comme un « appel » fait au lecteur, à ce qu’il collabore à la création de l’ouvrage, à ce qu’il s’engage librement dans l’œuvre.

Si seul le message transmis compte et donc si « la prose est utilitaire par essence », alors la question de la beauté, notamment celle du style, est secondaire : les artifices rhétoriques concourent à la persuasion du lecteur. La beauté du texte succède à l’idée, à l’intention qui préside à l’acte d’écrire. Le langage est donc considéré comme un moyen et non comme une fin.

Sartre pense que la littérature n’est pas atemporelle, mais s’ancre bien dans l’époque où elle nait : l’auteur s’adresse à des individus « historiquement situés », caractérisés par un ensemble de déterminations historiques, sociales, géographiques, etc. Dès lors, si l’œuvre n’existe que dans et par la collaboration du lecteur et de l’auteur, elle se caractérise d’abord et surtout par son lecteur : « Chaque livre propose une libération concrète à partir d’une aliénation particulière ». Aliénation qui apparait sous diverses formes selon l’époque dans laquelle on se trouve. L’écrivain a donc un rôle politique : il dévoile la société, il place son public devant un choix, celui d’assumer la société telle qu’elle est ou tenter de la changer. On retrouve ici la critique et la clinique de Deleuze.

Paul Ricoeur dans son Conflit des interprétations : importance primordiale de AT, de A, mais donc aussi indirectement de TL. Les œuvres de la culture littéraire sont toujours bi-déterminées, relevant, d’un côté, d’une «archéologie du sujet», dans une perspective tout autant psychanalytique qu’idéologique, et d’un autre côté, d’une «téléologie de l’esprit»: la même œuvre est aussi orientée intentionnellement vers l’interprétation ontologique ou morale de l’être-au-monde de son auteur. On retrouve ici aussi la critique et la clinique de Deleuze.

  • Marthe Robert, dans sa préface au livre Les Démons (Les Possédés) de Dostoïevski : importance primordiale de A et de AT, et donc indirectement de TL. « Toute activité romanesque […] suppose une disposition exceptionnelle à rêver, donc à mettre en scène des situations imaginaires dans lesquelles les idées se changent en choses vues, et les choses désirées en personnages intensément vivants. Le romancier travaille ainsi en se projetant lui-même dans une ou plusieurs créatures qui semblent nées, soit de l’observation directe, soit du libre jeu de la fantaisie, mais qui, en réalité, sortent du tréfonds de sa propre vie pour dire à la fois ses sentiments inconscients et ses idées, les désirs qu’il connaît et ceux qu’il doit ignorer à l’état de veille parce qu’ils sont dangereux et inavouables à quelque degré ».

Une fois rassemblés les divers renseignements sur les sommets et les côtés, l’effet de l’œuvre sur le lecteur doit apparaître (TL) et la cause de cet effet devrait pouvoir être trouvée dans les données sur A.

Appliquons à présent ce processus à la nouvelle de Melville.

Application à la lecture de Bartleby, le scribe

Quel est l’effet du texte sur le lecteur (TL) ? Une pesante impression de néant : un néant de véritable histoire, un néant de volonté (le puissant effet de « la formule »), une douce mais inexorable glissade vers le néant de la mort, celle de Bartleby lui-même, celle des textes (Le Bureau des Lettres Mortes, le refus de copier), celle de la communication directe et sincère entre les humains, non médiatisée par la profession, le commerce et la charité, et, plus diffuse (beaucoup plus présente dans Moby Dick et Pierre ou les ambiguïtés), celle d’un monde proche de la nature au profit de l’artificialité moderne.

Quelles sont les causes de cet effet ? On les trouve essentiellement dans l’histoire personnelle de Melville. Nous avons vu qu’elle peut être envisagée sous l’aspect d’une lente dépossession : sociale, dès ses 13 ans au moment de de la faillite et du décès de son père ; professionnelle et financière, puisqu’après un succès rapide de vente de ses deux premiers livres, celle des œuvres plus personnelles, Mardi, Moby Dick, Pierre furent des échecs partiels ou complets ; psychologique, par la perte progressive de tout lectorat, et donc la perte de toute reconnaissance sociale, professionnelle et financière (On sait l’importance affective extrême de la reconnaissance, que Spinoza nomme « ambition de gloire » et qui « est un désir par lequel tous les affects sont favorisés et fortifiés […]. Les meilleurs, dit Cicéron, sont les plus sensibles à la gloire […] » (Eth III, Définition générale des affects, 44, Explications). Et Melville se savait un des meilleurs écrivains) ; enfin, ontique même, car Melville s’identifiait à sa vocation d’écrivain. Bref, Melville devait se sentir lentement glisser vers le néant social, professionnel, financier, communicationnel, existentiel. C’est cette lente glissade que transmet Melville dans l’histoire de son scribe. N’est-ce pas patent dans la formulation suivante extraite du dernier paragraphe de la nouvelle, «Les lettres au rebut! Cela ne rend-il point le son d’hommes au rebut? Imaginez un homme condamné par la nature et l’infortune à une blême désespérance; peut-on concevoir besogne mieux faite pour l’accroître que celle de manier continuellement ces lettres au rebut et de les préparer pour les flammes? ».  C’est cela qui explique « l’effet Bartleby ».    

Jean-Pierre Vandeuren

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