Nietzsche : une lecture « ontologique » (1/10)

« Les livres de Nietzsche sont plus faciles à lire, mais plus difficiles à comprendre que ceux de presque tout autre penseur, pour cette raison paradoxale que chaque phrase considérée en elle-même apparaît relativement claire, tandis que la signification du tout demeure énigmatique, abandonnant ainsi le lecteur à un apparent chaos de sentences ou de formules isolées. » (Walter Kaufmann)

« Depuis qu’une foule de « partisans » ont succédé au nombre restreint de lecteurs fidèles qui savaient le lire comme il convient, depuis que de vastes cercles se sont emparés de son œuvre, il a connu le sort qui menace tous les aphoristes : certaines de ses idées, isolées de leur contexte, et livrées aux interprétations les plus diverses, ont été transformées en formules commodes, et ont servi de mot d’ordre à des courants entiers ; on les entend reprendre dans des affrontements d’opinions,  dans des querelles de partis, des disputes auxquelles lui-même était totalement étranger. » (Lou Andrea Salomé)

« Celui qui prend Nietzsche au « sens propre », à la lettre, qui le croit, est perdu. » (Thomas Mann)

Motivations

Le présent travail est né d’une fascination, d’une difficulté et d’une interrogation.

La fascination par la beauté et la clarté des écrits de Nietzsche.

La difficulté d’une compréhension globale de sa pensée malgré la lecture de nombre de ses multiples commentateurs.

L’interrogation : comment relier cette pensée à celle de Spinoza ?

Résumé

Comment comprendre, connaître la pensée de Nietzsche ? Il faut se souvenir que la pensée de Nietzsche est une chose singulière et que, pour Spinoza, la véritable connaissance d’une telle chose est celle du troisième genre, l’Intuition, la connaissance de l’essence de cette chose, que nous avons dès lors rebaptisée  « connaissance ontologique ». Nous avons donc choisi de tenter de lire Nietzsche de cette façon. C’est pourquoi, après avoir rappelé en quoi consiste cette connaissance et d’en avoir redonné des illustrations commentées, la tâche la plus difficile fut de définir l’essence d’une pensée ou d’une philosophie. Une fois cela accompli, cette définition fut appliquée à celle de Nietzsche et à celle de Spinoza, ce qui nous permit d’obtenir la compréhension ontologique et la liaison recherchées.

Plan

Une blague juive profondément superficielle (et un antidote contre l’antisémitisme)

La théorie de la connaissance dans l’Ethique

Qu’est-ce qu’un penseur ?

Les types de vérité

Le sentiment tragique de la vie

Une typologie (grossière) des différentes orientations philosophiques

Méthode et fondement

L’essence d’une philosophie

L’arborescence de la pensée nietzschéenne

Spinoza et Nietzsche : accords et désaccords

Un cadre commun aux deux pensées : une ontologie relationnelle

L’erreur de Nietzsche ; Spinoza avait raison

Conclusion

 

Une blague juive profondément superficielle (et un antidote contre l’antisémitisme)

« Les Grecs étaient superficiels … par profondeur » (Nietzsche,  Le Gai Savoir IV, Préface)

Question : « Quels sont les cinq Juifs qui ont façonné l’Occident ? »

Réponse : « Moïse : tout est loi ; Jésus : tout est amour ; Marx : tout est argent ; Freud : tout est sexe ; Einstein : tout est relatif »

C’est une blague, une boutade, un clin d’œil, donc c’est léger, superficiel. Mais tellement profond, surtout le dernier trait, car il n’a rien à voir avec les autres ; la théorie de la relativité ne concerne en rien la vie humaine en ces rapports interindividuels, au contraire des quatre traits précédents. Et pourtant, il pointe vers le relativisme moderne envers les autres valeurs citées.

Spinoza aussi était Juif. Il aussi a fortement influencé la civilisation occidentale. Selon Jonathan Israël (!!), il serait même à l’origine des Lumières « radicales » (voir son ouvrage Les Lumières radicales, La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650 – 1750)).

Si nous  pouvions le ressusciter et lui raconter cette blague, probablement sourirait-il et nous affirmerait-il elliptiquement que ces influences ne sont que des orientations spécifiques du « conatus », ce « quanta de puissance » par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Eth III, 6) et qui « n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose » (Eth III, 7).

Cette réponse rappellerait furieusement un aphorisme de Nietzsche : « Le sentiment de puissance s’est développé de façon si raffinée qu’à cet égard l’homme peut désormais rivaliser avec le plus sensible des trébuchets. Il est devenu le plus fort des penchants humains ; les moyens découverts pour y parvenir constituent presque l’histoire de la culture. » (Aurore, § 23).

Le « sentiment de puissance » deviendra plus tard, dans l’œuvre de Nietzsche, la « volonté de puissance » et y occupera le rôle de principe explicatif ultime de la réalité, tout comme le conatus dans l’œuvre de Spinoza, du moins si l’on fait abstraction de son fondement ontologique (le conatus est la puissance divine interne à chaque chose particulière qui peut dès lors être considérée comme un « degré de puissance » (Deleuze), ou un « quanta de puissance »). Cette dernière expression, « quanta de puissance »,  qui s’adapte très bien au concept de conatus, est d’ailleurs reprise d’un texte de Nietzsche lui-même, texte datant du printemps 1888 (Fragments Posthumes), où elle désigne un « vécu immanent de la volonté de puissance ».

La volonté de puissance est « la loi de la vie, la loi du nécessaire “dépassement de soi” inhérent à l’essence de la vie » (Généalogie de la Morale III, § 27). Elle s’apparente, sinon semble s’identifier au conatus spinoziste, ce malgré les dénégations de Nietzsche lui-même qui, défaut manifeste de lecture attentive, n’y voit que la persévérance de la chose dans son état (et non dans son être), soit une simple conservation et non une expansion de soi : « La proposition de Spinoza sur la conservation de soi devrait, à vrai dire, mettre un terme au changement : mais cette proposition est fausse, c’est le contraire qui est vrai. Précisément, tout vivant montre le plus clairement qu’il fait tout non pas pour se conserver, mais pour devenir davantage» (Fragments Posthumes, printemps 1888). Ce défaut de lecture est d’autant plus étonnant que, dans la proposition III, 11, qui suit l’introduction du conatus et quelques explicitations, l’Ethique expose la thématique de l’accroissement et de la réduction de la puissance d’agir qu’est le conatus, qui introduit les définitions de la joie et de la tristesse (Eth III, 11, Scolie).

Pour Nietzsche, la véritable connaissance consiste dès lors à dévoiler, révéler, le vécu, en tant que volonté de puissance, qui a engendré ce que le « texte » de la réalité nous donne à lire : quel est le vécu qui se cache sous les idées, les situations, etc. ? Cette démarche, que Nietzsche désigne sous le vocable de « généalogie » est inductive, elle remonte des faits vers leur cause originaire, la volonté de puissance exprimée d’une certaine façon dans le fait.

Mais, malgré la différence de démarche, si l’on accepte d’identifier (momentanément) conatus spinoziste et volonté de puissance (des choses vivantes), cette connaissance s’apparente fortement à celle du troisième genre de Spinoza, la « Science intuitive », qui, elle, « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses » (Eth II, 40, Scolie 2). La Science intuitive est une démarche déductive qui vise l’essence des choses, c’est-à-dire leur conatus, soit, en vertu de notre identification momentanée, leur volonté de puissance, du moins si nous nous limitons aux choses vivantes.

Ce ne sera donc pas faire violence à Nietzsche si nous tentons de  comprendre  sa philosophie, chose singulière vivante en chacun de ses lecteurs, par la Science intuitive spinoziste, c’est-à-dire de connaître (con – naître, « naître avec elle » ; com – prendre, « prendre avec nous ») son essence et par-là aussi être capable d’en déduire toutes ses propriétés, ses caractéristiques, ce qui permettrait d’en donner une vue synthétique, cohérente, et ainsi résoudre le problème de compréhension cité en exergue.

Commençons alors par rappeler l’épistémologie spinoziste.

Jean-Pierre Vandeuren

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