Les crises périodiques, moments nécessaires de l’accumulation
Si inéluctable soit-il, le processus d’accumulation sans limites du capital n’a rien d’harmonieux. Il est au contraire, de par sa dynamique même, traversé par des crises périodiques qui sont des moments nécessaires de l’accumulation et non le résultat d’une mauvaise gestion de l’économie. Les crises, révèle l’analyse marxiste, sont à la fois inévitables et indispensables. Inévitables, en tant que conséquences de la tendance à la baisse du taux de profit, elle-même découlant des efforts permanents pour augmenter la productivité du travail et la production matérielle de valeurs d’usage, et de la limitation simultanée de la capacité de production de valeurs. Indispensables, en raison de leur rôle d’assainissement, de destruction de valeurs et de rétablissement des conditions nécessaires à la reprise.
Après la profonde crise de 1929 et la longue dépression des années 1930 à laquelle seule la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945) a mis un terme, les économies capitalistes ont voulu suppléer aux limites des mécanismes du marché et à leur inaptitude à assurer une croissance soutenue en recourant à l’intervention de l’État, notamment par le développement des services publics, la redistribution du revenu, le soutien de la demande globale et de l’emploi, le soutien direct de l’entreprise privée, la nationalisation d’entreprises existantes ou la création d’entreprises d’État nouvelles, la réglementation et le contrôle de l’activité économique privée.
Les trente années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale ont été des années de généralisation du recours à ces instruments associés au nom de l’économiste britannique John Maynard Keynes qui en avait été le protagoniste au cœur de la dépression des années 1930. La reconstruction des économies détruites par la guerre et les résultats économiques favorables obtenus jusque vers la fin des années 1960 ont accrédité le bien-fondé de l’intervention économique de l’État et de la dépense publique comme moyen de soutenir la croissance et l’emploi. On en est venu à mettre ces résultats au compte de la politique économique elle-même et à considérer les crises économiques comme un phénomène révolu, ne pouvant persister, dans le pire des cas, que sous la forme atténuée des récessions.
À partir de la fin des années 1960, au terme d’une période d’un peu plus de deux décennies d’une croissance économique régulière, attribuée au succès de la politique économique keynésienne, on vit réapparaître des difficultés que les instruments keynésiens semblaient désormais devenus impuissants à surmonter. L’aggravation de ces difficultés au cours des années 1970, qui ont culminé dans la crise de 1975-1976, a favorisé l’expression d’une critique de plus en plus sévère de la politique keynésienne et ouvert la voie à un retour en force du libéralisme économique. Le virage prit toute son ampleur au début des années 1980 sous la présidence de Ronald Reagan aux États-Unis et le gouvernement de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, pour se généraliser rapidement à l’ensemble des pays capitalistes industrialisés. Privatisation, déréglementation, compressions budgétaires, diminution de la taille du gouvernement, tarification des services publics, rentabilisation, retour au libre jeu des forces du marché, fiscalité favorable à l’investissement privé, tels furent désormais les mots clés au nom desquels fut menée la politique économique.
Pourquoi ce radical changement de cap? Comment expliquer cette déclaration de guerre contre une intervention de l’État dans l’économie qui avait jusqu’alors été jugée salutaire ? Pour l’analyse marxiste, la première question à éclaircir est celle du rôle du secteur public dans une économie dont le fondement demeure l’activité privée rentable. Il s’agit donc d’apprécier correctement la nature des dépenses publiques, non pas d’un point de vue général, mais du point de vue de ce qui guide la prise de décision et le fonctionnement de l’économie tout entière dans la société capitaliste, à savoir le profit.
Le capitalisme financier et le concept marxiste de capital fictif
Une composante majeure, sinon la plus importante, du virage intervenu au début des années 1980 est le passage, à la faveur de la libéralisation et de la déréglementation, d’un régime d’accumulation international dans lequel le cycle du capital se déroulait sur une base nationale, à un régime proprement mondial où des masses de capital volatil détachées de l’investissement dans la production sont désormais libres de se déplacer dans l’espace planétaire strictement en fonction des besoins de leur valorisation. La principale spécificité de cette nouvelle donne est la prédominance de la finance, le développement à grande échelle de cette catégorie de capital que Marx désignait déjà comme le capital fictif il y a 150 ans et dont il a minutieusement analysé la nature dans le Livre III du Capital.
Ce que Marx désigne comme le capital fictif consiste dans les divers titres, tels les actions émises par les entreprises en contrepartie de participations au financement de leur capital réel, et les obligations émises par les entreprises et les organismes publics en contrepartie des prêts qui leur sont consentis. Ces titres circulent comme des marchandises en bonne et due forme sur un marché spécifique, le marché de la finance, distinct du marché où se transigent les marchandises réelles. Leurs prix fluctuent sur ce marché et sont fixés selon des lois qui leur sont propres. Leur mouvement autonome « renforce l’illusion qu’ils constituent un véritable capital à côté du capital qu’ils représentent… ». Les transactions financières, portant sur des titres, finissent par rendre invisible le processus qui est à l’origine des dividendes et des intérêts qui en sont les revenus.
« Ainsi, il ne reste absolument plus trace d’un rapport quelconque avec le procès réel de mise en valeur du capital et l’idée d’un capital considéré comme un automate capable de créer de la valeur par lui-même s’en trouve renforcée ».
Le seul fait qu’un bout de papier permette à son détenteur de percevoir un montant déterminé à date fixe fait apparaître ce bout de papier comme un capital et le montant d’argent auquel il donne droit comme l’intérêt que rapporte ce capital. À la limite, la séparation entre le capital réel et le capital fictif censé le représenter, mais devenu autonome face à lui, peut être telle que l’apparence des choses, traduite dans les données du capital financier, soit en contradiction totale avec la réalité. « Même une accumulation de dettes, écrit Marx, arrive à passer pour accumulation de capital ». Mieux encore, les titres d’une dette publique contractée pour faire l’acquisition de biens détruits par la guerre par exemple continuent à circuler alors que ces biens n’existent plus, de sorte que la ruine prend la forme de l’enrichissement; le capital fictif s’enfle dans la mesure même où le capital productif est détruit.
Dans la sphère financière, l’argent semble faire de l’argent sans rapport avec le processus réel de production des valeurs. Des transactions boursières portant sur les actions d’une entreprise peuvent produire un rendement financier supérieur à celui que cette même entreprise obtient dans la sphère réelle par la fabrication et la vente de marchandises. Une envolée des cours boursiers peut très bien se produire à un moment où l’économie est stagnante. Comme fruit des politiques néo-libérales, dans un monde où les marchés financiers dominent l’économie de part en part, la spéculation tend à devenir le mode de fonctionnement normal de la sphère financière.
De par sa nature, la sphère financière est par ailleurs le lieu propice de la manipulation et de la fraude, le lieu où les « initiés » influencent les fluctuations des valeurs des titres pour en tirer un profit par la magie de la « comptabilité créative », par le rachat de leurs propres titres par les entreprises, grâce à l’endettement. L’éclatement de la bulle financière du début des années 2000 en a fourni un exemple frappant avec les retentissants scandales d’Enron, World Com, Tyco, etc. qui ont révélé une fraude érigée en système.
La croissance boursière des années 1995 à 2000, sans rapport avec la croissance réelle beaucoup plus faible de l’économie, avait encore une fois nourri les illusions quant à un pouvoir magique des marchés financiers de créer par eux-mêmes de la richesse. Ces illusions ont été une fois de plus brutalement contredites lorsque ce qui n’était qu’une « bulle financière » a finalement éclaté en mars 2000 amorçant une chute soutenue des cours boursiers qui allait anéantir en deux ans des milliers de milliards de dollars d’actifs financiers, priver de leur emploi des dizaines de milliers de salariés, ruiner des millions de petits investisseurs et mettre en péril les retraites reposant sur des placements qui se sont volatilisés. Après avoir culminé à 11 700 points en janvier 2000, l’indice Dow Jones chutait à 7 800 en juillet 2002, perdant 33% de sa valeur. Au cours de la même période, l’indice Standard and Poor’s 500 perdait 45 % de sa valeur et l’indice NASDAQ des valeurs technologiques, 75% de sa valeur.
À l’aune de la déréglementation, on a vu déferler au cours de cette période, dans l’ensemble des secteurs mais particulièrement dans celui des technologies de l’information et des communications, une vague de création de mégaconglomérats résultant de fusions-absorptions et d’acquisitions, souvent à des prix nettement supérieurs à la valeur des actifs acquis et en contrepartie d’un endettement massif.
Pour toutes les débâcles qui en ont résulté, les mêmes causes : des acquisitions tous azimuts aux fins de l’élimination de la concurrence, réalisées à des prix dépassant la valeur réelle des actifs acquis et source d’un endettement prohibitif, dans l’expectative optimiste de bénéfices qui n’ont pas été au rendez-vous. Les conséquences : la faillite pure et simple de l’entreprise, son démantèlement ou son sauvetage in extremis par la vente d’actifs et des mesures dites de rationalisation, telles des licenciements massifs; dans tous les cas, des radiations d’actifs (de montants équivalant à la différence entre la valeur très élevée des acquisitions et la valeur du marché au moment de la radiation), la volatilisation de milliards de dollars qui révèlent brutalement leur caractère de capital purement fictif dont la valeur élevée n’était qu’artificielle, poussée à ces sommets par la spéculation et les pratiques frauduleuses.
Entre le sommet des marchés boursiers atteint en 2000 et la fin de 2002, la capitalisation boursière mondiale a chuté de 13 350 milliards de dollars (dont la moitié aux États-Unis), soit 1,3 fois le PIB des États-Unis. Cela illustre le fait que, livré à lui-même, le capitalisme est en proie à de profondes difficultés et qu’il est constamment à la recherche de moyens artificiels pour tenter de les surmonter, comme la création de masses de capital fictif, qui s’écroulent par la suite comme des châteaux de cartes.
L’importance de la crise des valeurs technologiques en 2000-2002 ne doit pas faire oublier que la totalité de la période de la mondialisation du capital de placement à l’aune de la libéralisation et de la déréglementation a été parsemée de crises financières : crise mexicaine de 1982, suivie de la crise de la dette des pays sous-développés, provoquées par la hausse du dollar et des taux d’intérêt aux États-Unis, crise boursière de 1987 aux États-Unis suivie en 1989 par la faillite et le sauvetage des Caisses d’épargne et de crédit, crise de la bourse de Tokyo et crise immobilière japonaise en 1990, nouvelle crise de la dette au Mexique en 1995, crise des pays « émergents » d’Asie en 1997 et contrecoup de cette crise au Brésil, en Argentine et en Russie.
A suivre …
Jean-Pierre Vandeuren