La connaissance du troisième genre : quelques exemples (1)

« Je ne sais rien d’autre … Il n’y a pas d’autre philosophie que la philosophie de Spinoza » (Gothold Lessing).

Nous connaissons l’importance de la connaissance pour Spinoza. Voilà ce que nous en écrivions dans un précédent article (L’exemple de la quatrième proportionnelle) où nous développions l’exemple même que Spinoza utilise pour illustrer les trois genres de connaissance, l’Imagination, la Raison et l’Intuition, qu’il définit génétiquement dans le second scolie de Eth II, 40 :

« Le principe fondamental du spinozisme est que Dieu ou la Nature est totalement intelligible, en droit du moins. En conséquence, la Béatitude peut s’obtenir par « l’amour intellectuel de Dieu », c’est-à-dire par l’amour de la connaissance de Dieu. La connaissance est donc au centre de l’Ethique. »

Dans le § 22 du Traité de la Réforme de l’Entendement, Spinoza avoue lui-même ne pas avoir jusqu’ici beaucoup saisi de choses par le troisième genre de connaissance :

« On perçoit une chose par la seule vertu de son essence quand, par cela seul que l’on connaît cette chose, on sait ce que c’est que de connaître quelque chose, ou bien quand, par exemple, de cela seul que l’on connaît l’essence de l’âme, on sait qu’elle est unie au corps. C’est par le même mode de connaissance que nous savons que deux plus trois font cinq, et que, étant données deux lignes parallèles à une troisième, elles sont parallèles entre elles, etc. Toutefois les choses que j’ai pu saisir jusqu’ici par ce mode de connaissance sont en bien petit nombre. »

Le seul exemple qu’il y donne est toujours celui de la quatrième proportionnelle. Spinoza choisit souvent ses exemples parmi les objets mathématiques qui sont, comme le temps par exemple, des « êtres de raison ».

Un « être de raison » est un être qui n’existe que dans la pensée, par opposition à l’être réel qui existe aussi en dehors d’elle. Un être de raison est plus précisément une « façon de penser qui sert à retenir, expliquer et imaginer plus facilement les choses déjà comprises » (Pensées métaphysiques I, 1). Mais un être de raison a toujours une raison d’être, pratique beaucoup plus que théorique : il sert à retenir, expliquer et imaginer plus facilement les choses connues. Ainsi le genre « animal » ou l’espèce « baleine » n’existent pas réellement en dehors de la pensée, ce ne sont que des façons commodes de regrouper différents individus — qui eux existent concrètement — par la considération de leurs caractéristiques communes les plus marquantes, pour en faciliter la mémorisation et la représentation. (Source : Spinozaetnous.org).

Rappelons qu’une idée vise toujours un objet, son « idéat » – qui peut aussi être une idée – et qu’elle affirme l’existence de cet objet, affirmation qui peut être vraie ou fausse. Un être de raison n’a pas d’idéat, n’est donc pas une « idée » et n’affirme aucune existence. Il est dès lors neutre par rapport à la vérité et la fausseté ; il n’est ni vrai, ni faux.

Et c’est sans doute pour cette neutralité que Spinoza y choisit ses exemples. L’exemple de la quatrième proportionnelle lui permet d’illustrer le processus génétique qui est à l’origine de chacun des genres de connaissance sans devoir se préoccuper de la validité du résultat, chacun des genres aboutissant au résultat correct.

Mais ce type d’exemple, par trop théorique, nous laisse sur notre faim. Le but de cet article est d’en donner quelques autres.

Mais avant cela, rappelons

Les trois genres de connaissance (Eth II, 40, Scolie 2)

Chaque genre connaît les choses à partir d’une origine différente et les connaît aussi de façon différente.

L’Imagination a pour origine les images, les affections corporelles par des causes extérieures : l’imagination est l’idée d’une image (voir notre article A propos de Eth II, 17, Scolie et de l’Imagination).

L’imagination est une affirmation de l’existence de l’image et, en ce sens, elle est dans le vrai, mais, comme cette image a deux causes, notre corps et le corps extérieur, elle ne permet de connaître adéquatement ni l’un, ni l’autre, ni l’esprit lui-même :

« Il suit de là que chaque fois que l’esprit humain perçoit les choses selon l’ordre commun de la nature, il n’a de lui-même, ni de son propre corps, ni des corps extérieurs, une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée (Eth II, 28, Corollaire 2).

En conséquence, comme «La fausseté consiste en une privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadéquates, c’est-à-dire mutilées et confuses » (Et II, 35), l’Imagination ne connaît que les choses faussement, et c’est même l’unique cause de la fausseté  (Eth II, 41).

Pour rectifier cette fausseté et avoir des idées adéquates, c’est-à-dire fidèles à la nature des choses, la connaissance peut partir des « notions communes » (« Ce qui est commun à toutes choses et se trouve également dans la partie et le tout »), ou des « propriétés communes » au Corps humain et aux corps extérieurs par lesquels il est habituellement affecté (« propriétés se trouvant dans une partie de ces corps aussi bien que dans le tout »), car ces notions et propriétés communes sont perçues adéquatement par l’esprit humain (Eth II, 38 et 39).  Les notions communes sont les lois qui régissent l’univers entier et les propriétés communes les lois qui régissent les touts dont l’individu fait partie. Par exemple, les lois du repos et du mouvement sont des notions communes, la couleur verte de l’herbe et des feuilles des arbres est une propriété commune à ces deux êtres.

La Raison part des notions et propriétés communes et connaît donc adéquatement les choses par le biais de ces lois ; le deuxième genre de connaissance est la science des lois. Mais elle ne connaît aucune chose singulière en elle-même, c’est-à-dire l’essence de cette chose :

« Ce qui est commun à toutes choses et qui se trouve également dans la partie et dans le tout ne constitue l’essence d’aucune chose singulière » (Eth II, 37).

La Raison affirme l’existence des propriétés des choses et des lois qui régissent leurs rapports. En ce sens, elle est dans le vrai. Mais comme elle ne connaît pas les choses singulières elles-mêmes, et que l’activité divine est production de ces choses « Dieu est la cause efficiente de toutes les choses » (Eth I, 16, Corollaire 1)), elle est encore passive car elle ne saisit pas l’activité même de Dieu (ou la Nature).

La philosophie spinoziste recherche le « bien suprême de l’Esprit » qui est « la connaissance de Dieu » (Eth IV, 28) et « ce qui constitue la nature supérieure de l’âme humaine », à savoir «  la connaissance de l’union de l’âme humaine avec la nature tout entière » (TRE, § 13). Et comme « plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu » (Eth V, 24), la Raison ne peut suffire à atteindre cette connaissance. Il y a nécessité d’un troisième genre de connaissance qui saisisse l’essence des choses singulières à partir de la connaissance de l’essence divine. C’est la « Science Intuitive » ou Intuition qui « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses » (Eth II, 40, Scolie 2).

Les notions communes, desquelles la Raison prend son envol, sont la connaissance des propriétés des choses tandis que la connaissance des attributs, de laquelle part l’Intuition, c’est la connaissance de l’essence de la Substance-Dieu car « Par attribut, j’entends ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence » (Eth I, Définition 4). Puisque nous ne concevons pas la Substance directement, mais à travers ses attributs, il est clair que la connaissance des attributs est la plus universelle qui soit, et donc celle qui est requise pour assurer le mieux possible la correspondance entre l’ordre des idées et l’ordre des choses, correspondance garante de l’adéquation des idées à la nature des choses, c’est-à-dire à leur essence.

On remarquera que les attributs, tout comme la Substance, sont des choses incréées et que dès lors, les connaître par leur essence, c’est déterminer en quoi elles consistent, c’est-à-dire en donner une définition. Cette définition est détachée de tout recours à la perception, alors que le point de départ de la Raison reste attaché à cette perception des choses. L’Intuition se débarrasse de toute expérience. Remarquons que c’est pour cela que, parlant de la Raison, Spinoza utilise toujours le verbe « percevoir », tandis qu’il réserve le verbe « concevoir » à l’activité de l’Intuition. Spinoza rejoint ainsi Léonard de Vinci pour lequel « Dans la nature, tout a toujours une raison. Si tu comprends cette raison, tu n’as plus besoin de l’expérience ». Il rencontre aussi l’épistémologie d’Einstein, ainsi que nous le détaillerons plus loin.

Si la Raison désigne la puissance de l’Esprit humain de perception des lois de la Nature, l’Intuition désigne sa puissance de concevoir les choses telles que la Nature les a conçues, au double sens de comprendre et de produire. Le troisième genre de connaissance est la science des essences.

Mais on ressent la nécessité de quelques …

Jean-Pierre Vandeuren

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