Spinoza et la communication non violente (2/3)

Qu’est-ce qui détermine l’ingenium, la personnalité ?

Le Conatus, le Désir d’un individu, son « élan vital », sa « poussée existentielle » est, au départ, sans orientation spécifique ; il n’est actualisé dans aucun désir particulier. C’est son environnement socio-culturel et familial qui va l’orienter, en lui imprimant des joies et des tristesses.

Si l’on remonte les déterminations de l’ingenium, on trouve d’abord, exprimés dans la langue des psychologues, les schémas. De façon générale, un schéma est « un modèle imposé par la réalité ou l’expérience qui permet aux individus d’expliquer les faits, d’en appréhender la perception et de guider leurs réponses (…) Le schéma est un programme cognitif qui intervient comme guide dans l’interprétation de l’information et la résolution de problèmes » (Young).  Toujours selon Young, il s’agit de « tout grand principe organisateur ayant pour but d’expliquer les expériences vécues par un individu ». Au cours du développement de l’individu, les schémas se constituent précocement à partir des expériences vécues et continuent à être alimentés par les événements de la vie. Ils ont une structure cognitive, affective et corporelle : parler des schémas d’une personne équivaut à cerner ses modèles de réactions face à certaines situations et ce dans les différentes modalités, cognitives, affectives et corporelles. Lorsque ces modèles sont activés ou utilisés par la personne, ils provoquent une réponse comportementale : les comportements sont dictés par les schémas, mais ils n’en font pas partie. Ainsi, les schémas expliquent les modèles de réactions internes et externes qui perdurent dans le temps, ce qui en fait les fondements de la personnalité.

Par analogie avec la notion de « vision intellectuelle du monde » proposée par Freud (« Une vision du monde (Weltanschauung) est une construction intellectuelle qui résout de façon homogène tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse qui commande le tout »), nous qualifierions les schémas de « visions passionnelles du monde », passionnelles, car, contrairement aux visions intellectuelles qui sont construites à partir de la Raison, les schémas nous sont imposés par l’extérieur, par nos expériences ; nous les subissons.

Si maintenant nous adoptons le langage des sociologues, ces schémas, ces « visions passionnelles du monde » ne sont rien d’autre que les illusios de Bourdieu (voir nos articles Conatus et habitude chez Spinoza ; habitus et illusio chez Bourdieu, et plus spécifiquement le quatrième de la série).

Comme le note Bourdieu, « l’illusio, c’est le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer». L’illusio dirige le Conatus dans une direction précise, celle où nous croyons que notre utilité propre sera la mieux servie, celle où dès lors il va s’actualiser dans des désirs particuliers.

Maintenant, l’illusio est acquise par socialisation. L’illusio est généré par l’habitus : l’individu croit que tel enjeu social est important, parce qu’il a été socialisé à le croire. L’habitus, c’est-à-dire sommairement, un ensemble de comportements corporels et intellectuels acquis par l’éducation dans la sphère familiale, scolaire et professionnelle que l’individu véhicule inconsciemment et reproduit à son insu dans son activité sociale, est donc le dernier échelon déterminant de l’ingenium et donc structurant du Désir.

Nous aboutissons ainsi au

Cycle génétique complet des passions de base

                                            Chose extérieure

                                                         ↓

Essence (Degré de puissance) → Affection → Affect (joie ou tristesse) → désir → action → …                                                                            ↑

                                                      Ingenium (= manière d’être affecté = personnalité)

                                                                               ↑

                                                      Schémas (= visions passionnelles du monde = schémas =                                                                                 illusios)

                                                                               ↑

                                                                          Habitus

                                                                               ↑

                                              Environnement familial et socio-culturel

 CNV et cycle génétique des passions

Essentiellement, la technique de la CNV consiste à « reconsidérer la façon dont nous nous exprimons et dont nous écoutons l’autre, en fixant notre attention sur quatre éléments : l’observation d’une situation (O), les sentiments qu’éveille cette situation (S), les besoins qui sont liés à ces sentiments (B), et enfin ce que nous pourrions demander concrètement pour satisfaire ces besoins (D). » (page 29).

En terme du cycle génétique des passions, il s’agit de rendre clair, adéquat, ce qui nous a affecté, nos affects, nos désirs et nos actions, spécifiquement, mais pas nécessairement, lorsque cette action consiste en une demande à formuler à un autre, comme, par exemple, la demande d’un parent à un enfant pour qu’il ait plus d’ordre, celle d’une épouse à son conjoint pour qu’il lui parle plus, etc.

Il y a trois cas à envisager : notre cycle, lorsque c’est nous qui avons une demande à formuler (c’est le sujet des chapitres 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 13) ; le cycle d’un autre, lorsque c’est ce dernier qui nous adresse une demande (chapitres 7, 8 et 11) ; à nouveau le nôtre, lorsque nous devons faire face à un problème existentiel quelconque, non nécessairement lié à une demande à formuler, comme le montre l’exemple repris en début d’article (chapitres 9, 10 et 12).

En ce qui concerne le premier cas, celui où nous sommes amenés à considérer attentivement les différentes composantes de notre propre cycle génétique des passions quand nous avons à formuler une demande à une autre personne, après avoir indiqué les quatre éléments à y éclaircir (O, S, B et D) (Chapitre 1), Rosenberg exhibe dans le deuxième chapitre les formes de communication qu’il appelle aliénantes et qui engendrent les violences entre individus et les communautés. Elles proviennent évidemment des filtres affectifs que sont nos ingenium, tous différents les uns des autres, et qui fait que chacun de nous interprète différemment une même affection par une cause extérieure :

« Une seule et même chose en effet peut en même temps être bonne ou mauvaise ou même indifférente. La musique, par exemple, est bonne pour un mélancolique qui se lamente sur ses maux ; pour un sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise » (Eth IV, Préface).

Car

« Tout sentiment d’un individu diffère du sentiment d’un autre autant que l’essence de l’un diffère de l’essence de l’autre » (Eth III, 57).

Il n’y rien de négatif en cette situation mais le problème survient lorsque nous voulons imposer nos propres visions passionnelles du monde (nos schémas) aux autres, ce qui arrive pourtant presqu’inéluctablement et qui engendre le conflit et la violence :

« D’où l’on voit que tout homme désire naturellement que les autres vivent à son gré ; et comme tous le désirent également, ils se font également obstacle ; et comme aussi tous veulent être loués ou aimés de tous, ils se prennent mutuellement en haine » (Eth III, 31, Scolie).

Et :

« Celui qui fait effort, uniquement par passion, pour que les autres aiment ce qu’il aime et pour qu’ils vivent à son gré, celui-là, n’agissant de la sorte que sous l’empire d’une aveugle impulsion, devient odieux à tout le monde, surtout à ceux qui ont d’autres goûts que les siens et s’efforcent en conséquence à leur tour de les faire partager aux autres » (Eth IV, 37, Scolie 1).

Evidemment certaines formes de communication verbales vont véhiculer ce désir que les autres vivent à notre gré. Rosenberg, dans les chapitres 2 et 3 les identifie comme : les jugements moralisateurs, les comparaisons, les exigences et les punitions ; étiqueter, catégoriser, exiger et porter des jugements plutôt que prendre conscience de nos joies, tristesses et désirs.

Le chapitre 4 se concentre sur la qualification de nos sentiments, qualification évidemment difficile et pour laquelle il nous semble que la tripartition grâce aux affects de base que sont la joie, la tristesse et le désir, serait de nature à être un bon guide dans cette qualification. Rosenberg propose (pages 66 à 68) une liste d’expression des sentiments qui se révèle être grossièrement subdivisée en deux, les sentiments de joie et ceux de tristesse. Nous disons grossièrement car s’y mêlent aussi des désirs engendrés par ces derniers.

Le chapitre 5 (« Assumer la responsabilité de ses sentiments »), examine en fait la reprise du cycle après une action posée en vue de satisfaire l’un de nos désirs, lorsque cette action a échoué et que le désir se trouve ainsi frustré de sa satisfaction, frustration qui engendre un affect de tristesse (… → désir → action // action qui échoue, désir frustré → tristesse → … ). L’attitude négative adoptée dans ce cas consiste à reporter la responsabilité de cette frustration sur autrui. Rosenberg propose de remplacer cette attitude par une analyse objective des raisons de notre tristesse (qui n’est autre que la frustration de notre désir).

Le chapitre 6 se concentre sur la forme de la demande (D), c’est-à-dire sur l’action dans notre cycle. Rosenberg y propose une formulation en termes d’action positive et concrets, précis.

Jean-Pierre Vandeuren

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