Spinoza et la communication non violente (3/3)

Le chapitre 13 envisage le cas où la demande à autrui a été couronnée de succès et insiste sur la nécessité d’en exprimer sa reconnaissance. Ici, Spinoza insisterait sans doute lourdement sur cette nécessité car la reconnaissance a le double avantage de renforcer les liens entre les hommes et d’éviter une dérive haineuse.

En effet, ce que la reconnaissance favorise est l’ « ambition de gloire », ce « désir par lequel tous les sentiments sont favorisés et fortifiés » (Eth III, Définition Générale des Affects, 44, Explications). Cette ambition de gloire est le véritable ciment de la société car l’homme, par nature, a besoin des autres hommes, non pas pour les utiliser, ni pour les aider, mais pour se faire approuver par eux. Ainsi, l’ambition de gloire est l’analogue de la joie au niveau individuel, car c’est elle qui fait le plus tendre vers le véritable objectif de l’imitation, l’accord entre les humains. La reconnaissance favorise donc cet accord.

Si cette reconnaissance n’est pas formée, l’autre va avoir tendance à la réaliser en nous l’imposant (« De là, il suit que chacun, autant qu’il peut, fait effort pour que chacun aime ce qu’il aime lui-même, et haïsse également ce qu’il hait lui-même » (Eth III, 31, corollaire)), transformant ainsi son ambition de gloire en ambition de domination. L’ambition de domination n’a pas pour but l’acquisition directe d’une puissance sur l’autre, elle vient forcer chez l’autre le but initialement poursuivi par l’ambition de gloire, son approbation. Et c’est ainsi qu’apparaissent les situations maître-esclave et que naissent les haines réciproques dénoncées par le scolie d’Eth 31 cité déjà à deux reprises. La reconnaissance immédiate et naturelle empêche la naissance de ce passage de l’ambition de gloire à l’ambition de domination et donc la naissance de la violence et de la haine.

Le second cas nous place dans la situation de réception d’une demande de la part d’autrui et donc d’examen de son cycle génétique des passions.

Rosenberg, dans le chapitre 7, nous enjoint d’écouter l’autre « activement » (« écoute active ») et avec « empathie » (compréhension empreinte de respect). Encore une fois cette activité consiste simplement à creuser chaque étape du cycle génétique des passions, de l’autre cette fois, afin d’être assuré de bien comprendre la demande (D) (son action), l’intention sous-jacent (B) (son désir particulier qui vise la satisfaction), son sentiment exprimé (S) (l’affect de joie ou de tristesse qui a engendré le désir, et plus spécifiquement, l’idée de l’affection (O) qui est filtrée par son ingenium. Comme outil d’investigation, Rosenberg propose de paraphraser les dires de l’autre jusqu’au moment d’un parfait accord entre ceux-ci et notre compréhension.

Le terme d’empathie n’est pas utilisé par Spinoza. Dans les termes de L’Ethique, en se remémorant le scolie d’Eth IV, 50 (« Si un homme n’est jamais conduit, ni par la raison, ni par la pitié, à venir au secours d’autrui, il mérite assurément le nom d’inhumain, puisqu’il ne garde plus avec l’homme aucune ressemblance (par Eth III, 27). »), nous pourrions définir l’empathie comme le désir de venir en aide à autrui, soit par la raison (empathie cognitive), soit par pitié (empathie passionnelle), sachant que Spinoza préconise l’empathie cognitive car la proposition dont dépend le scolie cité affirme justement que « La pitié chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison est par elle-même mauvaise et inutile ». Mais, justement, le désir de compréhension des étapes des cycles génétiques des passions préconisé par la CNV n’est-il pas guidé par la Raison, ce qui ferait de l’empathie qu’elle prône ipso facto une empathie cognitive ?

Cela n’est pas évident car le chapitre 8 se présente comme une véritable apologie de l’empathie dont les pouvoirs sont de « nous permettre de demeurer sincères, vulnérables, de désamorcer les risques de violence, d’entendre un refus sans y voir un rejet, de redonner vie à une conversation, et même d’entendre les sentiments et besoins exprimés par un silence. » (Page 162). L’empathie apparaît donc ici comme une identification à l’autre, plutôt que comme un effort de compréhension qui nécessite encore une certaine mise à distance lucide, même si comprendre véritablement consiste à « prendre avec ». On voit ici, au détour d’un simple manque de rigueur dans une définition, apparaître la faiblesse théorique de livres tels que celui-ci. Malgré l’enthousiasme contagieux des pratiques, ces faiblesses théoriques doivent susciter la méfiance, car le diable est souvent caché dans des détails qui paraissent futiles. Par exemple, cette empathie entendue comme identification à l’autre, ne cache-t-elle pas le danger d’une perte d’identité, d’une dissolution de nos désirs dans ceux de l’autre, d’une fusion de notre essence dans l’essence d’autrui, d’une perte de notre vertu ? :

« La vertu véritable n’est autre chose, en effet, qu’une vie réglée par la Raison ; et par conséquent l’impuissance consiste en ce seul point que l’homme se laisse gouverner par les objets du dehors et déterminer par eux à des actions qui sont en harmonie avec la constitution commune des choses extérieures, mais non avec sa propre nature, considérée en elle-même » (Eth 37, Scolie 1).

Le chapitre 11 envisage, face aux désirs et aux actions des autres, un éventuel recours à la force pour infléchir celles-ci et ceux-là dans une autre direction, en préconisant alors l’utilisation d’une force « protectrice » plutôt que celle d’une force « répressive », arguant que la première repose sur l’inconscience des individus dont il faut les sauvegarder et la seconde sur leur caractère intrinsèquement mauvais dont il faut forcer le repentir. Encore une fois, une telle dichotomie évite le recours à des réflexions nécessaires et complexes (toutes abordées dans L’Ethique) : qu’est-ce que le « bien », le « mal », qu’est-ce que la justice qui peut recourir à la force, etc., etc. ? Il est impossible ici d’aborder tous ces points. Ce qui apparaît cependant en filigrane dans ce chapitre serait plutôt l’idée, face à un désir motivé par une tristesse, de le transformer  en un désir motivé par une joie, car « Le désir qui naît de la joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs, que le désir qui naît de la tristesse » (Eth IV, 18).

En effet, le recours à la force est souvent motivé pour des raisons de sécurité. Tel automobiliste, humilié par une attitude policière vexatoire, peut se laisser emporter par sa colère et vouloir en découdre manu militari avec ledit policier. S’il passe à l’acte, le recours à la force devient inévitable. Le désir de cet individu est engendré par sa tristesse due à la vexation et sa haine consécutive du policier (« la haine est la tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure »). Cette haine appelle la colère (« le désir qui nous pousse à faire, par haine, du mal à celui que nous haïssons ») et ainsi la vengeance (« le désir qui nous pousse, par une haine réciproque, à faire du mal à celui qui, par un même sentiment, nous a fait du mal »). (Voyez comme l’utilisation du cycle génétique des passions nous fait pratiquer les principes de la CNV sans même nous en rendre compte !). Mais, en réalité, ce que dissimule ce désir est la tristesse qui provient de la frustration de l’ambition de gloire, du désir de reconnaissance de l’automobiliste. L’attitude vexatoire du policier est une expression de son ambition de domination qui, lui, dissimule sans doute aussi une frustration quelque part de son désir de reconnaissance qu’il tend à compenser face au premier bouc émissaire qui lui tombe sous le nez. Faire entendre la  reconnaissance de sa dignité est alors un désir engendré par une joie et qui peut obtenir satisfaction par un engagement de dialogue ferme et courtois.

Enfin, le dernier cas de pratique de la CNV trouve son principe dans la considération de notre propre cycle génétique des passions, sans considération nécessairement à un rapport à autrui. Il se rencontre lorsque nous nous auto-appliquons les formes aliénantes de communication que nous sommes tentés de pratiquer avec les autres : jugements moralisateurs, comparaisons, étiquetages, évaluations, exigences, punitions, etc. Ces attitudes débouchent sur des sentiments de honte, de culpabilité, de colère réprimée, de dépression, qui toutes consistent en des diminutions de notre puissance d’être et d’agir et nous sont donc néfastes. On l’a vu, le remède préconisé par la CNV est d’en examiner les causes à l’aide d’une analyse basée sur notre cycle génétique des passions, ou en termes spinozistes de rechercher les idées adéquates des idées confuses que sont nos passions. Les chapitres 9 et 10 du livre de Rosenberg exposent des techniques qui vont dans ce sens.

Le chapitre 10 (« Se libérer et accompagner les autres ») commence par effleurer la problématique difficile des conditionnements familiaux et sociaux, dont il faut prendre conscience afin de s’en libérer (« S’affranchir des anciens conditionnements » (page 213)), c’est-à-dire des déterminants de notre ingenium, déterminants que nous avons inclus dans le cycle génétique des passions sous la forme des flèches ascensionnelles, mais, étrangement, Rosenberg abandonne de suite cette piste pour revenir à la considération des flèches horizontales du cycle pour répéter plus ou moins les techniques abordées précédemment.

Conclusion

Les techniques de CNV exposées par Rosenberg dans son livre constituent un apport pratique indéniable pour contourner et remédier à la violence inhérente naturellement à tous les rapports humains. Ces rapports sont soumis aux expansions des Conatus qui, guidés par les passions, ne peuvent, en général,  que s’affronter et se nuire : « Et tant que les hommes sont dominés par des affects qui sont des passions, ils peuvent s’opposer les uns aux autres » (Eth IV, 34). C’est pourquoi Spinoza prône le recours à la Raison : « Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature » (Eth IV, 35). Et l’action de la Raison est de comprendre : « Tout ce à quoi nous nous efforçons selon la Raison n’est rien d’autre que comprendre ; et l’esprit, en tant qu’il se sert de la Raison, ne juge pas d’autre chose qui lui soit utile, sinon ce qui le conduit à comprendre » (Eth IV, 26).

Si les techniques de la CNV permettent d’aboutir à l’abolition de la violence entre les individus et à la concorde entre eux, c’est que, in fine, elles s’appuient sur la Raison en essayant de comprendre les différentes étapes des cycles génétiques passionnels. Cet aspect théorique est totalement absent de l’exposé de Rosenberg et en fait, selon nous, sa faiblesse, faiblesse que nous avons tenté de combler, du moins en partie, dans cet article.

Jean-Pierre Vandeuren

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