Spinoza et l’art (4/12)

Sensibilité et beauté : l’Esthétique

Une question de goût qui suscite beaucoup de questions.

Quand la beauté cesse d’être pensée comme la manifestation sensible de la perfection, le goût apparaît pour occuper les fonctions d’instance critique laissées vacantes par la raison. Le beau ne se saisit pas par la raison ou l’entendement, il ne se constate pas non plus à proprement parler par la vue ou l’ouïe. Il se perçoit par une sorte de sixième sens qui, à l’instar des cinq autres, ne se prononce qu’en présence de l’objet.

Se posent automatiquement alors une série de questions.

La relativité individuelle du jugement de goût : l’objectivisme détrôné, faut-il faire face à un strict subjectivisme ou la nature humaine peut-elle être considérée comme suffisamment invariable pour que le goût ne sépare pas les hommes  et que les valeurs esthétiques conservent  permanence et  universalité ?

Le beau étant définitivement perçu comme une qualité relationnelle qui naît de la rencontre d’un sujet et d’un objet, deux directions d’investigation se profilent alors : l’une, du côté de l’objet : il s’agit d’enquêter sur ce qui dans l’objet produit, au contact du sujet, le beau ; l’autre, du côté du sujet : quelle est la faculté par laquelle le beau est perçu? De quels jugements est-elle capable ? Quelle valeur leur accorder ? Qu’est-ce qui est au principe du goût ? Le goût s’éduque-t-il ?, etc.

Par ailleurs, quel type de plaisir résulte-t-il de l’exercice du goût ? Ou encore : quels sont les rapports de l’art avec les passions ?

Un certain nombre de penseurs s’attelèrent à ces problèmes (Shaftesbury, Hutcheson, Hume, Du Bos, Burke, …), mais sans leur apporter de solution globale.

Alexander Gottfried Baumgarten est le premier à proposer une approche globale. Il est aussi l’inventeur du terme « Esthétique » qui est le titre de son ouvrage le plus connu. Il porte donc cette discipline sur les fonts baptismaux et la définit ainsi : l’esthétique (théorie des arts libéraux, doctrine de la connaissance inférieure, art de la belle pensée, art de l’analogue de la raison) est la science de la connaissance sensible. Cette connaissance est un type de connaissance en rapport non seulement avec la sensation à partir des cinq sens mais également avec une large gamme de facultés façonnant la sensibilité : l’imagination, la mémoire, la fantaisie, l’affect, tous enracinés dans le sujet. L’art et le beau ne sont pas absents des considérations de l’Esthétique. Baumgarten n’a pas rompu avec la thèse selon laquelle la beauté est la vérité en tant que sensible. Le lien de la beauté et de la vérité est constitué par l’idée de perfection : la beauté est la manifestation sensible de la perfection d’un objet ; elle marque l’adéquation de l’essence et de l’apparence. D’où le privilège accordé par Baumgarten au beau en matière de connaissance. D’où aussi le privilège cognitif de l’art en tant que lieu par excellence de la production du beau et l’affirmation réciproque que la connaissance parfaite est elle-même belle.

Et puis vint Kant et sa troisième Critique, la Critique de la faculté de juger (1790), qui elle aussi, comme son nom ne l’indique pas, est consacrée à l’esthétique. Mais Kant, n’utilise pas ce terme comme substantif et ne désigne pas son ouvrage par ce nom. En revanche, il définit l’adjectif « esthétique » comme « ce qui concerne le rapport de la représentation non point à l’objet mais au sujet ». C’est le cas d’un certain type de jugements. L’adjectif qualifie donc cette sorte de jugement et non un champ d’objets. C’est cette catégorie de jugements qui sera au centre de  son enquête. Grâce à celle-ci il sera en mesure de répondre de façon cohérente aux questions soulevées plus haut.

Suivons-le avec les explications de madame Talon-Hugon …

Faire l’expérience de la beauté (qu’il s’agisse de la beauté de la nature ou de celle d’un produit de l’art des hommes), c’est prendre plaisir à l’organisation des qualités sensibles de la chose. La beauté n’est pas une propriété des objets, mais un qualificatif accordé aux objets qui procurent un plaisir spécifique ; elle ne renvoie donc qu’à la relation du sujet et de l’objet. Le jugement de goût est bien, néanmoins, un jugement (il dit quelque chose à propos de quelque chose), mais ce n’est pas un jugement « déterminant » ou « logique » qui, lui, suppose la possession d’un concept auquel on rapporte un objet singulier (en possession du concept de triangle, je peux dire si cette figure particulière que je vois est ou non un triangle). Le jugement de goût n’est donc pas un jugement de connaissance. Dans la connaissance, en effet, l’entendement légifère par ses concepts, et l’imagination schématise, c’est-à-dire procure à un concept son image sensible (le schème est un élément intermédiaire, homogène à la fois à l’élément intellectuel [concept] et à l’élément sensible [l’intuition]. Mais, dans l’expérience esthétique de la beauté, seul le particulier est donné ; la faculté de juger est alors dite « réfléchissante », c’est-à-dire qu’elle rapporte la représentation au sujet et à son sentiment. On sent l’état dans lequel l’esprit est mis – en l’occurrence, on sent le jeu rendu libre des facultés : l’entendement ne légifère pas par concept, l’imagination n’a plus à schématiser. Leur exercice est différent de l’ordinaire, et il en résulte un plaisir. Le jugement de goût repose donc sur un sentiment de plaisir ou de déplaisir, et il est, en ce sens, subjectif. De tels jugements ne peuvent être vrais ou faux. Contrairement à ce qu’affirmait Baumgarten, ils ne procurent aucun savoir de l’objet. Mais de quelle sorte de plaisir s’agit-il ? Kant refuse l’empirisme humien qui définissait le beau par l’agréable, comme il refuse l’intellectualisme de Baumgarten qui le définissait par la perfection. Qu’est-ce donc que ce plaisir qui ne doit pas être confondu avec un simple agrément sensuel ? La question est décisive : comprendre la nature du plaisir esthétique, c’est comprendre la beauté. Kant établit d’abord ce qu’il n’est pas : il n’est ni le plaisir de l’agréable ni le plaisir pris au bien. À la différence de ceux-ci, le plaisir esthétique n’est pas lié à la satisfaction d’un intérêt personnel, intellectuel ou moral. Il est désintéressé. Établir l’existence d’un plaisir désintéressé, c’est aussi établir l’autonomie de la valeur esthétique.

Le désintéressement permet de comprendre l’étrange prétention à l’universalité du jugement de goût, prétention qui le distingue des jugements portant sur l’agréable (si j’admets qu’on puisse préférer les fraises aux cerises, je ne peux m’empêcher de penser que les autres doivent trouver beau ce que je trouve beau). Dire qu’une chose est belle, c’est supposer que les autres la trouvent telle, c’est croire qu’elle occasionne à autrui le même plaisir qu’à moi. Le désintéressement permet de comprendre cette prétention toujours renaissante bien que souvent démentie par les faits. Certes les jugements de goût ne sont pas, de fait, universels, mais nous ne pouvons pas ne pas croire qu’ils peuvent l’être. Ils ne prédisent pas une réaction similaire à la nôtre, mais prétendent que la réaction des autres devrait être semblable à la nôtre. Ce « devoir » est toutefois très différent du devoir du jugement pratique qui, lui, repose sur le concept d’une fin (ainsi, dans le domaine de la morale, c’est parce qu’il faut considérer autrui comme une fin et jamais comme un moyen que je ne dois pas mentir). Le beau, lui, est à part de tout concept : juger le beau, ce n’est pas établir la proximité par rapport à ce que la chose doit être (ceci vaut pour les beautés que Kant dit « adhérentes », c’est-à-dire relatives à une conception préalable de ce que l’objet doit être, et non pour les beautés dites « libres » qui font l’objet de l’analyse kantienne). On sent que l’objet est tel qu’il doit être, mais on ne sait pas comment il doit être ; telle est cette finalité sans fin qui constitue une des caractéristiques du jugement de goût.

Ces développements montrent bien que tout le raisonnement kantien s’effectue dans la sphère d’une philosophie du sujet libre (au sens de doué d’un « libre arbitre ») (voir notre article La modernité, un projet perverti. L’erreur de Descartes et la vérité de Spinoza. (6/9)). Après Kant, la philosophie va se mettre en quête de la fondation du sujet lui-même. Dans le domaine artistique, la sensibilité et le jugement de goût, trop centrés sur ce sujet ne conviennent dès lors plus et le terme d’esthétique, que ce soit au sens de « science du sentir » (Baumgarten) ou celui de « rapport de la représentation au sujet » (Kant), est évincé au profit de celui de « Philosophie de l’art » qui, d’autre part, ne s’intéressera plus à la réception des œuvres, à l’expérience, au plaisir ou au jugement esthétiques, mais aux significations et aux contenus des œuvres.

Jean-Pierre Vandeuren

Publicité

Une réflexion au sujet de « Spinoza et l’art (4/12) »

  1. Le libre arbitre c’est justement de definir « sa » beauté suivant ses propres ressentis sans tenir compte des règles établies au risque de surprendre voire de choquer.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s