Imagination riche et imagination vivace

L’Imagination ou connaissance du premier genre

« Les affections du corps humain, dont les idées nous représentent les corps extérieurs comme nous étant présents, nous les appellerons, pour nous servir des mots d’usage, images des choses, bien que la figure des choses n’y soit pas contenue. Et lorsque l’esprit aperçoit les corps de cette façon, nous dirons qu’il imagine » (Eth II, 17, scolie). Mais les affections corporelles nous sont toujours rendues présentes, soit immédiatement, soit par le travail de la mémoire ou de la projection dans le futur. C’est pourquoi Spinoza identifie affections corporelles et images des choses (ainsi dans Eth V, 1 : « … les affections du corps ou images des choses … »).

Par exemple, en caressant un chat, nous pouvons avoir une affection corporelle immédiate de douceur et, plus tard, nous la rendre présente, nous la re-présenter, grâce à la mémoire.

Imaginer, c’est donc nous représenter une affection corporelle, c’est-à-dire nous la rendre présente.

Le premier genre de connaissance ou Imagination est le corpus des idées qui ont pour cause nos images ou affections corporelles.

Par exemple, en effectuant diverses expériences corporelles, c’est-à-dire en ayant plusieurs affections corporelles, on peut induire certaines lois heuristiques. En chauffant de l’eau, on constate qu’invariablement, après un certain temps et à une certaine température, elle se met à bouillir et à s’évaporer. Cela nous donne une idée, confuse car nous ne connaissons pas les véritables causes du phénomène, du comportement de l’eau soumise à une élévation conséquente de température : « Les idées des affections du corps humain, en tant qu’elles sont uniquement reportées à l’esprit humain, ne sont pas claires et distinctes, mais confuses » (Eth II, 28).

Toutefois :

 L’Imagination est la source incontournable de toute connaissance

En effet, pour Spinoza, il n’y a, pour l’esprit humain, de connaissances que par les idées  des affections de l’unique objet qu’a cette idée qu’est cet esprit : son corps :

« L’esprit humain ne connaît le corps humain lui-même et ne sait qu’il existe que par les idées des affections dont le corps est affecté » (Eth II, 19)

« L’esprit ne se connaît lui-même qu’en tant qu’il perçoit les affections du corps humain » (Eth II, 23)

et

« L’esprit humain ne perçoit de corps extérieur comme existant en acte que par les idées des affections de son propre corps » (Eth II, 26).

Comme, pour Spinoza, l’unique exigence de la Raison pour l’esprit considéré individuellement est de comprendre, on saisit alors que :

Le moyen individuel pour favoriser la compréhension est d’augmenter le plus possible les aptitudes du corps à être affecté et à affecter

« Ce qui dispose le corps humain à pouvoir être affecté de plusieurs façons, ou qui le rend apte à affecter les corps extérieurs de plusieurs façons, est utile à l’homme, et d’autant plus utile que le corps est rendu par-là plus apte à être affecté ou à affecter d’autres corps de plusieurs façons ; au contraire, est nuisible ce qui diminue cette aptitude du corps » (Eth IV, 38).

« Qui a un corps apte au plus grand nombre d’actions, a un esprit dont la plus grande partie est éternelle » (Eth V, 39).

Il nous faut donc, selon l’éthique spinoziste, accumuler le plus grand nombre possible d’affections corporelles, c’est-à-dire de former un grand nombre d’images, ou encore développer la richesse de notre imagination.

En effet, d’après les deux propositions précédentes, la première se situant au niveau de la connaissance du deuxième genre, tandis que la seconde envisage celle du troisième genre, notre aptitude à comprendre est directement proportionnelle à la richesse de notre imagination, c’est-à-dire au pouvoir que nous avons d’imaginer un grand nombre de choses à la fois.

Cependant :

L’Imagination est l’unique source d’erreur

« La connaissance du premier genre est l’unique cause de la fausseté, tandis que celle du second et du troisième genre est nécessairement vraie » (Eth II, 41).

Cette erreur provient du fait que les idées formées par l’Imagination sont mutilées et confuses, car elles ne comprennent pas la cause des affections corporelles :

«L’idée d’une affection quelconque du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate d’un corps extérieur » (Eth II, 25) et « L’idée d’une affection quelconque du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate du corps humain » (Eth II, 27).

Et aussi du fait que :

« La fausseté consiste en une privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadéquates, autrement dit mutilées et confuses » (Eth II, 35).

Mais alors, on pourrait en inférer que la richesse de notre imagination sera surtout une cause de la richesse de nos erreurs, puisqu’augmenter notre nombre d’affections corporelles devrait aussi augmenter nos sources d’idées inadéquates.

Il n’en est évidemment rien, car :

Ce n’est pas en tant que l’esprit imagine qu’il est dans l’erreur

En effet :

« Et ceci, pour esquisser la théorie de l’erreur, je voudrais que l’on remarque que les imaginations de l’esprit, considérées en soi, ne contiennent pas d’erreur, autrement dit que l’esprit n’est pas dans l’erreur parce qu’il imagine, mais en tant seulement qu’il est considéré comme privé de l’idée qui exclut l’existence des choses qu’il imagine présentes. Car si l’esprit, en imaginant présentes des choses qui n’existent pas, savait en même temps que ces choses n’existent pas réellement, il regarderait cette puissance d’imaginer comme une vertu de sa nature, et non comme un vice » (Eth II, 17, scolie).

Ainsi, par exemple, le superstitieux n’est pas dans l’erreur parce qu’il imagine un Dieu anthropomorphe, mais parce qu’il croit en son existence réelle, dont rien dans son esprit n’en exclut la présence.

Ainsi, notre aptitude à comprendre est inversement proportionnelle à la vivacité de notre imagination,  vivacité étant ici entendue comme difficile à détruire,  c’est-à-dire à notre propension à imaginer comme présente une chose absente : plus notre entendement est développé, plus nous maîtrisons et réfrénons cette propension. Rien d’étonnant à cela, car la vivacité est elle-même inversement proportionnelle à la richesse : si nous imaginons comme présente une chose absente, c’est parce que l’image de cette chose accapare entièrement notre esprit, sans être neutralisée par aucune image contraire ; c’est-dire, précisément, parce que nous n’imaginons pas un grand nombre de choses à la fois. Au contraire de ce qu’on pourrait croire, c’est la richesse de notre imagination qui nous permet d’en chasser la fausseté.

D’où l’on comprend aussi pourquoi toute obsession est nuisible à l’homme. Une obsession est une focalisation sur un nombre très restreint d’images qui nous accapare totalement, c’est une exacerbation de la vivacité de l’imagination. Il s’ensuit que les illuminés de tous poils, en particulier les illuminés religieux, les fanatiques, sont les plus nuisibles au genre humain car, nécessairement, ils veulent restreindre le champ de pensées des hommes à leurs propres préoccupations très limitées.

Jean-Pierre Vandeuren

8 réflexions au sujet de « Imagination riche et imagination vivace »

  1. Ainsi , il semblerait que la vivacité imaginative corresponde en fait à la passivité de l’esprit, n’est-ce pas?

    1. Non, pas du tout. L’esprit , lorsqu’il imagine, n’a que des idées inadéquates (voir Eth II, 35 et 41) et ce indépendamment de la richesse de cette imagination. Cette richesse cependant favorise le fait de comprendre car imaginer un grand nombre de choses permet à l’esprit : 1. de former des notions communes à ces choses et les idées de ces notions sont adéquates, 2. de combattre l’erreur en ayant des idées qui la chassent et, enfin 3. ultimement, que les idées adéquates occupent la plus grande partie de l’esprit et donc accroîssent sa partie éternelle (Eth V, 39).La vivacité de l’imagination, en se focalisant sur une ou quelques images fixées, nous empêchent de réaliser ces trois points.

  2. Mais nous sommes apparemment d’accord puisque si comme vous l’énoncer  » La vivacité de l’imagination, en se focalisant sur une ou quelques images fixées, nous empêchent de réaliser ces trois points », cela signifie , me semble t-il, que dans ces conditions, l’esprit considéré dans son ensemble est donc plus passif, même si – nous sommes d’accord-, il ne saurait être réduit totalement à la passivité , il s’agit là d’un rapport entre idées inadéquates et adéquates.

    1. Je comprends ce que vous voulez dire. Spinoza ne parle que de passivité et d’activité. Vous voulez raffiner la catégorie passivité : totalement passif si ses connaissances se limitent à une imagination vivace, il le devient de moins en moins lorsque cette imagination s’enrichit. Effectivement, on peut dire cela, comme on pourrait aussi raffiner la catégorie activité : l’esprit est actif déjà lorsqu’il connaît par la Raison et le devient de plus en plus au fur et à mesure que sa connaissance passe progressivement du second au troisième genre, pour tendre vers une action « parfaite ».

  3. Je relis encore votre texte, car j’ai été interpellé hier par un article de Pierre Guenancia publié dans un ouvrage collectif aux PUF « imagination, imaginal, imaginaire », qui classe Spinoza dans le camp des philosophes invalidant l’imagination comme moyen positif d’accès à la connaissance, il rangeait notre philosophe avec Malbranche et Pascal « l’imagination, maitresse d’erreur et de fausseté », à l’encontre de Descartes qui aurait mieux vu le rôle positif de l’imagination dans ses règles pour une direction de l’esprit.Je me demande pourquoi tant de mauvaise foi chez la part de professeurs de philosophie patentés, pourquoi tant de haine et de faux procès à l’égard de Baruch Spinoza?
    Votre article démontre avec limpidité qu’au contraire, Spinoza met justement l’imagination à sa juste place et l’inscris dans une théorie beaucouip plus vaste et subtil de la connaissance.

    1. Merci pour votre commentaire. Je n’ai pas lu l’article que vous citez, pas plus que je ne connais Pierre Guenancia. Je ne peux donc que me prononcer à propos de l’attitude de rejet que beaucoup adoptent vis-à-vis du spinozisme. A mon avis, cette attitude a deux origines : il n’est déjà pas aisé d’adopter un mode de penser moniste, unitaire et non téléologique, car naturellement, nous avons tendance à raisonner de façon cartésienne dualiste, de séparer les choses et de les voir dans une optique finaliste, d’où une difficulté pour entrer dans l’Ethique, par exemple, sans a priori de rejet; ensuite, il faut avouer que Spinoza lui-même, par l’aridité de sa prose, par la densité de ses textes, où chacun des mots y est minutieusement soupesé et par la présentation « more geometrico » de l’Ethique ne nous facilite pas la tâche. Dès lors, lorsqu’on ne consacre pas le temps et l’énergie nécessaires pour approfondir l’oeuvre spinoziste, on risque d’y apporter nos propres interprétations et s’éloigner par conséquent de plus en plus de ce que Spinoza a réellement voulu dire.Ainsi, l’esprit est facilement accroché par l’énoncé de la proposition 41 de Eth II qui affirme que l’imagination est la seule source d’erreur et, si l’on se tient à cet énoncé, on clamera haut et fort que, pour Spinoza, « l’imagination est maîtresse d’erreur et de fausseté », mais on aura oublié le scolie de Eth II, 17 qui énonce, à la fin, que « les imaginations de l’esprit, considérées en soi, ne contiennent pas d’erreur, autrement dit que l’esprit n’est pas dans l’erreur parce qu’il imagine (…) il regarderait cette puissance d’imaginer comme une vertu de sa nature, et non comme un vice … ».
      Il est donc très facile de n’avoir qu’une connaissance « confuse et mutilée » de l’oeuvre de Spinoza, c’est-à-dire d’être dans l’erreur quand on en parle (voir Eth II, 35).

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