Spinoza et la théorie de la dissonance cognitive (2)

Commençons par réinterpréter la dissonance cognitive au sein de l’appareil conceptuel de l’Ethique :

« Dissonance cognitive » versus « Flottement de l’âme » 

Léon Festinger définit la dissonance cognitive comme « Un état de tension désagréable dû à la présence simultanée de deux cognitions (idées, opinions, comportements) psychologiquement contradictoires ».

Il ne peut y avoir « tension désagréable » que si les « cognitions » donnent lieu à des états affectifs, c’est-à-dire à des joies et tristesses, car une cognition qui n’augmente, ni ne diminue la puissance d’agir ne peut évidemment pas engendrer une quelconque tension. Par exemple, la simple connaissance d’un procédé technique est affectivement neutre. Ces cognitions sont donc des affects passionnels.

Ces affects sont contradictoires, c’est-à-dire que « bien que du même genre, ils entraînent l’homme en sens opposés, comme la gourmandise et l’avarice, qui sont des espèces de l’amour » (Eth IV, définition 5).

La définition de la dissonance cognitive peut se réécrire ainsi sous la forme «un état de l’esprit qui naît de deux sentiments contradictoires », ce qui est la définition du Flottement de l’âme (Eth III, 17, scolie).

Ces deux sentiments contradictoires sont évidemment l’un de joie, l’autre de tristesse, et vont engendrer des désirs eux aussi contradictoires, simultanément le désir de se rapprocher et de s’éloigner de la chose à la fois aimée et haïe, en vertu du cycle génétique des affects de base :

                                                     ↗ Joie          → Amour   → Désir de se rapprocher de la chose

Conatus + rencontre de la chose

                                                     ↘ Tristesse  → Haine     → Désir de s’éloigner de la chose

Ces désirs étant contradictoires, par définition, ils donnent lieu à un état de tension psychologique qui va se résoudre nécessairement par l’adoption du désir le plus fort (« Un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier » (Eth IV, 7)).

Ainsi, les millénaristes de l’exemple évoqué dans l’article précédent, sont-ils, au moment où ils constatent que la prophétie ne s’est pas réalisée, tiraillés entre le désir de continuer à y croire et celui d’abandonner cette croyance.

La théorie de la dissonance cognitive se contente de constater que « dans le cas de croyances bien ancrées »,  la personne met en place des « processus psychiques inconscients » en vue de les préserver, même si elles sont irrationnelles.

L’Ethique, elle, explique les causes de l’ancrage des croyances, prouve que le désir le plus fort est celui d’y persévérer et montre pourquoi la raison est impuissante à s’opposer à ce désir.

Quelles sont les causes du profond ancrage de certaines croyances ?

Superstition, admiration et pression collective

Au niveau individuel, le processus est identique à celui de la naissance et de la persévérance de la superstition (voir notre article : Dieux anthropomorphes et superstition (2)).

Le mécanisme générateur en est aussi celui formé par le cycle de l’espoir et de la crainte (voir Les cycles génétiques chez Spinoza(3)). Lorsqu’une personne se trouve  dans la deuxième phase du cycle (crainte prédominante et toujours croissante, avec le désespoir comme cas-limite) et dans un état de réceptivité anxieuse, elle perd tout esprit critique et implore de n’importe qui, n’importe quel secours. Ainsi, les futurs membres du groupe millénariste devaient être des individus en plein désarroi dans la société moderne et, probablement empreints d’une éducation religieuse stricte et orthodoxe,  influencés par la doctrine chrétienne de la parousie. Pour ces personnes, le n’importe qui fut Mademoiselle Keech et le n’importe quoi la prophétie des extraterrestres de la planète Clarion. Mademoiselle Keech joua pour eux un rôle analogue à celui des prophètes dans la superstition envers les dieux et les extraterrestres y endossèrent  le rôle de ces dieux.

Il faut souligner ici l’intervention d’une affection particulière de l’esprit que Spinoza ne considère pas comme un sentiment, mais qui, lorsqu’elle entre en jeu, fige l’imagination sur une chose particulière. Il s’agit de l’Admiration, «imagination d’une chose à laquelle l’esprit demeure attaché parce que cette imagination singulière n’a aucune connexion avec les autres » (Eth III, Définitions des sentiments, 4). Dans notre exemple, les membres du groupe admiraient et Mademoiselle Keech, pour ses dons extraordinaires de mise en relation avec les extraterrestres et ces derniers, à l’instar de dieux. En utilisant les termes de notre article Imagination riche et imagination vivace, l’admiration est typiquement une imagination vivace, c’est-à-dire difficile à détruire. Nous y reviendrons plus loin.  Mais en tout cas, « Voilà donc comment ce préjugé s’est tourné en superstition et a jeté dans les âmes de profondes racines ».

Au niveau interindividuel, il y a une forte pression des groupes sur leurs membres qui empêchent ceux-ci de remettre en question les croyances et imaginaires collectifs. Cela découle de Eth III, 29 : « Nous nous efforcerons de faire tout ce que nous imaginons que les hommes regardent avec joie ; et, au contraire, nous répugnerons à faire ce que nous imaginons que les hommes ont en aversion » et Eth III, 30 : « Si l’on a fait quelque chose qu’on imagine affecter les autres de joie, on sera affecté d’une joie qu’accompagnera l’idée de soi-même comme cause, autrement dit, on se considérera soi-même avec joie. Si, au contraire, on a fait quelque chose qu’on imagine affecter les autres de tristesse, on se considérera soi-même avec tristesse ». Les Galilée et autres Spinoza, en mettant en doute les croyances collectives, se vouent à la marginalisation sociale.

Quel est le désir le plus fort ?

Imaginer « simplement »

Pour Spinoza, tout est nécessaire et, par conséquent, la seule vraie connaissance est la connaissance par les causes. Mais, lorsque nous admirons une chose singulière, nous l’imaginons isolée, donc nécessairement coupée de ses causes. Cette chose nous apparaît alors exister par la seule nécessité de sa nature, elle nous semble donc libre (« Est dite libre la chose qui existe d’après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir » (Eth I, définition 7)). Spinoza dit alors que nous imaginons cette chose « simplement », et il démontre que le sentiment que nous avons envers une chose que nous imaginons ainsi est le plus fort de tous : « Le sentiment envers une chose que nous imaginons simplement, et non comme nécessaire, ni comme possible, ni comme contingente, est, toutes choses égales d’ailleurs, le plus grand de tous » (Eth V, 5).

Nos croyances irrationnelles nous sont induites par des imaginations « simples » : ne correspondant à rien de réel, elles nous apparaissent effectivement sans cause et nous les admirons. Il en est ainsi de toute croyance aux dieux anthropomorphes, comme celles aux extraterrestres de la planète Clarion, qu’on ne connaît que par ouï-dire, par la confiance aveugle que nous accordons à leurs prophètes. Et, par conséquent, les sentiments qui en découlent sont les plus grands. Ainsi, le désir de les préserver sera le plus fort de tous.

Mais pourquoi le Raison ne peut-elle le vaincre ?

Impuissance de la Raison

La première proposition de Eth IV établit sans appel l’impuissance relative de la Raison : « Rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est supprimé par la présence du vrai, en tant que vrai ».

L’irrationalité du comportement qui consiste à vouloir à tout prix préserver une croyance contredite par les faits, comme dans l’exemple des millénaristes, en découle, car « Le désir qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais peut-être éteint ou contrarié par beaucoup d’autres désirs qui naissent des sentiments qui nous dominent » (Eth IV, 16).

Ce qui justifie la reprise par Spinoza du célèbre vers d’Ovide « Je vois le meilleur et je l’approuve, je fais le pire » (Eth IV, 17, scolie), dans le même esprit que celui de L’Ecclésiaste « Qui augmente sa science, augmente sa douleur ».

Jean-Pierre Vandeuren

 

 

3 réflexions au sujet de « Spinoza et la théorie de la dissonance cognitive (2) »

  1. votre article renvoie à la question de la self-deception ou « duperie de soi », davantage étudiée outre-atlantique que sur le vieux continent héritier de Descartes; les implications sont nombreuses et majeurs, par exemple dans le domaine écologique, comment se fait-il que selon le mot de Dupuy « on ne croit pas ce que l’on sait », traduction: on s’illusionne sur la réalité du réchauffement climatique et autres , en dépit du savoir disponible, des études scientifiques attestant que la situation est critique,de sorte à ne pas prendre les mesures qui devraient s’imposer pour contrecarrer les dégats écologiques présents et à venir.

    Par ailleurs, il y aurait également un paralèlle à faire, sur votre exemple, avec ce que l’on appelle les « biais psychologiques » étudiés par Daniel Kahnemann ( il a obtenu un prix Nobel pour ça avec son ami Tversky en 2002), qui influe sur nos décisions en contrariant le modèle cartésien de l’homo oeconomicus d’où dérive tous les modèles de la science économique, on verrait alors que Spinoza, sans prix Nobel, avait déjà abordé tous ces sujets par la seul force de sa raison et aujourd’hui ses découvertes sont confirmées dans ce domaine comme ailleurs en neuroscience.

    Merci pour votre Blog

    1. Merci pour vos commentaires.
      Au départ, je ne comprenais pas le rapport entre la dissonance cognitive et la « duperie de soi ». Je crois avoir compris que vous signifiez par là que la volonté de persévérance, envers et contre tout, dans les anciennes croyances est une sorte de protection de l’estime de soi. Est-ce cela?
      Quant aux travaux de Kahnemann, ils portent surtout sur les biais cognitifs en finance. C’est une façon de faire intervenir les sentiments dans ce domaine, aspects négligé par la théorie classique basée sur le postulat de la complète rationalité des intervenants. On pourrait effectivement introduire l’aspect passionnel par le biais de l’oeuvre spinoziste, ce qui est d’ailleurs très bien fait par Frédéric Lordon et Yves Citton, entre autres, pour l’économie et les sciences sociales en général.
      Cordialement.

  2. La duperie de soi renvoie à ce que les anglo-saxon nomment la « self-deception », ayant trait à tout le domaine visé par l’expression « voyant le meilleur je fais le pire », ou akrasie en termes grecs ou plus exactement aristotélicien.

    Merci

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