Pourquoi une injonction paradoxale peut-elle perturber psychologiquement quelqu’un ?
Les actions contraires sont imposées à l’individu en dehors de toute coloration affective génératrice. Son Conatus, son effort pour persévérer dans son être, n’y trouve aucun intérêt positif ou négatif (ni joie, ni tristesse) ; il ne peut donc pas s’y orienter dans un désir particulier. Première source de trouble.
La deuxième source de trouble est celle mise en évidence au départ par Bateson : le caractère dissociatif de ce type de communication peut engendrer une dissociation, plus ou moins grave, de la personnalité, dans le but de s’y adapter. Plutôt que du terme « dissociation », nous préférerons parler d’ « incohérence logique » dans la communication. Il est assez évident que toute incohérence induit un trouble chez la personne qui la subit.
Une troisième source de trouble provient de la difficulté à se soustraire à l’injonction à cause de l’aliénation de puissance qu’elle présuppose.
En effet, une injonction paradoxale présuppose une relation de dépendance forte entre le commandant et le commandé : parent – enfant ; mari – femme ; enseignant – enseigné ; employeur – employé, …
Le commandé s’y trouve dans l’obligation d’exécuter l’ordre. Ne pouvant le faire, il se trouve enfermé, coupé encore plus de sa puissance.
« Par vertu et puissance, j’entends la même chose, c’est-à-dire que la vertu, en tant qu’elle se rapporte à l’homme, est l’essence même de l’homme, ou sa nature, en tant qu’il a le pouvoir de faire certaines choses qui peuvent être comprises par les seules lois de sa nature » (Eth IV, Définition 8).
Une injonction paradoxale, si le commandé ne peut s’y dérober, détruit sa nature même en l’empêchant de réaliser sa puissance, de produire des choses qui découlent de ses propres lois. Il n’est donc que logique qu’il soit plus ou moins perturbé, son degré de perturbation étant proportionnel à son degré de dépendance, réel ou imaginé, vis-à-vis du commandant.
Comment briser cet enfermement lorsqu’on ne peut pas l’éviter ?
Le plus sûr moyen d’éviter l’enfermement est de ne pas s’y laisser entraîner, de hausser les épaules et de s’en aller (« La vertu de l’homme libre se révèle également grande à éviter les dangers qu’à les surmonter » (Eth IV, 59)), ce que n’autorise souvent pas la relation de dépendance : un enfant ne peut que très rarement s’éloigner de ses parents, un époux éprouvera aussi des difficultés à rompre avec son conjoint, un salarié ne renoncera pas facilement à son emploi.
Et pourtant, il est nécessaire de sortir de sortir de la contradiction :
« Si, dans le même sujet, deux actions contraires sont provoquées, il devra se faire un changement nécessairement, soit dans l’une et l’autre, soit dans une seule, jusqu’à ce qu’elles cessent d’être contraires » (Eth V, Axiome 1).
Pour rendre ce changement possible, il y a une méthode « douce » (elle provoque le changement de l’une et l’autre des actions contraires) et une « agressive » (elle provoque le changement d’une seule des actions contraires).
La méthode douce est celle que préconiserait Spinoza : la compréhension par les causes. En comprenant ainsi, on a des idées adéquates, des idées dont notre esprit est cause adéquate, on est actif, on renoue avec sa puissance. Le troisième trouble est ainsi contré, du moins diminué. Etant plus puissant, on est aussi plus indépendant des causes extérieures et l’on est moins troublé par l’absence de coloration affective et l’incohérence, les deux autres sources de perturbation.
L’émission d’une injonction paradoxale n’est pas anodine, elle a une raison, consciente ou non : la manipulation du commandé. La mise à jour de cette raison dévoilant les intentions, voulues ou non, du commandant lui enlève son caractère apparemment arbitraire pour le commandé et lui permet, par cet acte, d’exercer sa puissance de penser et donc de se libérer immédiatement de l’enfermement. Elle unifie les deux actions contraires sous-jacentes à l’injonction dans la compréhension de la raison de celle-ci.
Un employeur qui intime l’ordre de « produire plus avec moins de moyens » émet une injonction paradoxale, probablement sans en être conscient. On peut sans doute devenir plus productif en consommant moins de ressources, mais à condition d’investir beaucoup de ressources à court terme afin d’étudier les moyens qui nous permettront peut-être de réaliser cet objectif à long terme. L’employeur, soumis à certaines contraintes économiques de diminution de profits, cherche peut-être naïvement comment augmenter ceux-ci et il ne voit que deux aspects qu’il imagine indépendants : accroître la production et diminuer les coûts. C’est ce préjugé d’indépendance qui le conduit à émettre son injonction qui s’apparente alors à un sophisme qu’il s’agit de démonter.
En admettant que le fils de la femme libanaise dans l’exemple de Bateson cité plus haut en soit capable, il comprendrait que le raidissement de sa mère au contact de son baiser dévoile son manque d’amour pour lui et que son ordre de venir l’embrasser n’est destinée qu’à l’humilier ou à respecter des convenances sociales. Il pourrait alors s’affirmer et dévoiler le non-dit en l’embrassant de façon très distante et en lui déclarant l’embrasser comme une tante, ou une amie lointaine.
L’injonction paradoxale peut-être subtile.
En voici un exemple.
Avant un échange d’idée, on émet le message suivant :
« Personne ne détenant LA vérité, il importe que les différences de point de vue s’expriment sans restriction mais dans un cadre qui fait droit à l’opinion d’autrui. Les mots pouvant être des armes blessantes, il conviendra de s’exprimer comme cela doit se faire. »
Ce genre de message repose sur une injonction paradoxale subtile. Ainsi en même temps que l’on prône la liberté de parole, on censure cette dernière immédiatement. Bien entendu, chacun conçoit que la courtoisie soit de mise dans un échange mais dire que les mots sont des armes blessantes revient à admettre qu’il faut débattre à fleuret moucheté. Finalement le débat est admis pourvu que l’on soit tous d’accord ; les désaccords ne pouvant reposer que sur des détails mineurs. Soyez libres mais pas trop. On pourra se demander qui fixe l’étendue des propos acceptables. Il y a forcément quelqu’un, qui maitrisant le débat, est un peu plus égal que les autres.
En même temps que l’on vante la libre parole on vient la circonscrire. Si l’on parle librement on risque donc de dépasser les bornes implicites mais si l’on respecte ces bornes alors on ne respecte plus l’incitation à la libre parole. De même, tandis que l’auteur explique que personne ne détient LA vérité, il admet tout de même la censure en imposant SA ou du moins UNE vérité.
Manipulation consciente ou non ? Sans doute inconsciente, l’auteur n’ayant probablement voulu qu’exprimer la nécessité de rester courtois. Mais cette expression va bien plus loin et il est nécessaire d’en démonter la contradiction sous-jacente.
Le mieux cependant est que cette compréhension se double de sa communication, car, pour Spinoza tout ce que la Raison désire est non seulement de comprendre, mais aussi de faire comprendre.
Considérons par exemple la demande impossible suivante : « J’aimerais que tu m’offres un cadeau, mais j’aimerais que cela vienne de toi, pas parce que je te l’ai demandé» (Si l’autre décide d’offrir un cadeau à cette personne, celle-ci lui dira que ça ne vient pas du cœur et va le lui reprocher. S’il ne lui offre pas de cadeau, il n’aura pas répondu à sa demande et cela lui sera également reproché). La mise en évidence de la contradiction, pourrait être retournée en choix pour la personne qui a émis la demande : « Préfères-tu recevoir un cadeau en sachant que c’est parce que tu l’as demandé, ou attendre que cela vienne par surprise ? ».
La deuxième méthode requiert d’abord une analyse générale logique de l’injonction paradoxale.
Face à toute injonction, il y a théoriquement deux possibilités, obéir ou désobéir. Lorsque l’injonction est « normale », lui obéir aboutit à la satisfaction du désir exprimé par le commandant et lui désobéir à sa non satisfaction, quel que soit le but réel poursuivi par ce commandant. Il y a cohérence entre l’action d’obéir ou de désobéir et le résultat attendu par celui qui ordonne. Lorsque le sergent intime l’ordre de ramper, le fait d’y obéir satisfait son attente.
Ce n’est pas le cas pour une injonction paradoxale : qu’on lui obéisse ou non, elle sera toujours insatisfaite. « Sois spontané », « sois viril », « produis plus avec moins de moyen », que l’on obéisse ou désobéisse, le résultat sera toujours contraire à l’attente de l’ordre : on ne sera pas spontané, pas viril, on produira soit plus avec plus de moyens, soit moins avec moins de moyens. Il ne peut donc y avoir de cohérence entre l’action effectuée, obéir ou désobéir, et son résultat, satisfaire ou non l’attente du donneur d’ordre, que dans le cas de la désobéissance.
Une façon de forcer la cohérence est alors de décider, face à une injonction paradoxale, de toujours désobéir. C’est la méthode que nous avons appelée « agressive ». Elle supprime de facto l’un des deux ordres et donc la contradiction. Son avantage n’est pas seulement de contrer la deuxième source de trouble, car, résultant d’une analyse rationnelle de la situation, elle permet aussi à l’esprit de renouer avec sa puissance d’être et d’agir. Mais, agressive et radicale, elle expose l’individu aux rétorsions de l’autorité dominante, parents, enseignants, employeurs, etc.
Pour pallier cet inconvénient, elle devrait adopter des voies indirectes, comme celle de l’humour.
Un énoncé paradoxal peut être la pire ou la meilleure des choses : il est la pire des choses lorsqu’il a pour effet de « tourner en bourrique », de bloquer la capacité d’agir de celui à qui il est adressé; il est la meilleure des choses lorsque, en quelque sorte, la victime du paradoxe, c’est l’énoncé lui-même et la position, relativisée, ironisée, humorisée, de celui qui énonce le paradoxe. Dans un énoncé paradoxal, celui qui énonce la règle implique dans la règle quelque chose qui rend impossible de la prendre purement et simplement au sérieux.
Ainsi, une injonction paradoxale peut se résoudre dans un éclat de rire libérateur de l’intelligence (de l’intelligence qui comprend, pas celle qui se mesure). Au moment de comprendre, l’acte d’intelligence a force d’entraînement, parce que cet acte d’intelligence libère immédiatement le Conatus de l’emprise de l’énoncé et de l’énonciateur.
L’injonction paradoxale « Arrêtez d’essayer de me comprendre ! » lancée par le psychanalyste Jacques Lacan en réponse à l’un de ses auditeurs trop soucieux de vouloir saisir le sens de chacun de ses propos, aurait pu recevoir comme retour : «Non, je vais continuer, même si c’est une perte de temps ! ». Cette répartie, choisissant la désobéissance, aurait permis de briser l’enfermement de la double contrainte, en soulignant agressivement l’obscurité des exposés de Lacan et en justifiant la continuité de la présence de l’auditeur dans l’amphithéâtre.
Jean-Pierre Vandeuren
Bonsoir Monsieur Vandeuren,
Le défit était de taille et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire vous l’avez relevé avec brio. Je ne vous ferais pas de remarque particulière, car je n’aurais qu’à souligner la pertinence de vos réflexions avec la théorie de la perversion narcissique et du système de communication paradoxale (désigné sous le néologisme de « paradoxalité » par P.-C. RACAMIER) que les pervers narcissiques mettent en place avec leur entourage. Je n’ai donc qu’un seul mot à dire : BRAVO !
Cordialement,
Merci
Cher Monsieur Vandeuren,
je me permets de vous signaler une faute, deuxième paragraphe, deuxième ligne : « plus ou moins ».
Au plaisir.
Merci. Je corrige.