Spinoza, Mahomet, le Coran et l’Islam (6/8)

L’histoire réelle de l’islam

« Nous avons besoin de l’histoire dans son intégralité, non pas pour retomber dedans, mais pour lui échapper. »  

(Ortega y Gasset)

La thèse de Edouard-Marie Gallez est totalement en accord avec les présupposés spinozistes selon lesquels la religion est un fait purement humain et à visée essentiellement politique : l’Islam n’est pas le résultat d’une révélation divine – ou de la prédication de Mahomet – mais celui d’un processus très long et très complexe de réécriture de l’Histoire, s’enracinant dans des croyances juives et chrétiennes dévoyées, et manipulé par les califes pour satisfaire leurs visées de domination politique.

En résumé, comprendre l’apparition de l’islam nécessite de remonter aux espérances juives d’un messie politique. Celles-ci ont été transmises à des Arabes, dont Mahomet, par les judéonazaréens, un groupe d’ex-judéochrétiens (donc hétérodoxe) qui ne reconnaissait Jésus que comme ce messie politique, et qui s’est cru choisi par Dieu pour dominer le monde avec l’appui de ses alliés arabes. Mais ces derniers accaparèrent le pouvoir et se sont débarrassés de leurs inspirateurs. Pour légitimer leur autorité, les califes ont alors constitué une religion nouvelle à partir des vestiges du messianisme initial porté par les judéonazaréens, en s’efforçant d’occulter leur rôle. L’histoire des premiers temps de l’Islam a ainsi été complètement façonnée par les scribes et commentateurs de la cour des califes, à Damas puis à Bagdad. Les textes laissés par les judéonazaréens y ont été réécrits et réinterprétés a posteriori pour fabriquer au fil d’un processus historique de plusieurs siècles un corpus religieux nouveau, un livre saint nouveau supposé livrer une révélation nouvelle, ce qui a donc impliqué l’invention progressive du prophétisme de Mahomet.

La prédication de Jésus, qui s’affirme être le messie attendu par le peuple hébreu, et la destruction du Temple de Jérusalem en 70 remodèlent un peuple hébreu déjà travaillé par des mouvements anciens : pharisiens (futurs Juifs rabbiniques), nationalistes, zélotes, partisans du Temple liés aux Hasmonéens, et d’autres, auxquelles s’ajoutent encore ceux des communautés juives éloignées. Si l’enseignement des disciples des Jésus fédère des Hébreux de toutes tendances (déjà parmi ses douze apôtres eux-mêmes), les dérives et contrefaçons des idées nouvelles qu’ils prêchent contribuent à radicaliser les Juifs non chrétiens. En particulier, autour de la communauté judéochrétienne première de Jérusalem, certains n’ont pas accepté que le messie attendu par le peuple hébreu puisse se faire serviteur et mourir crucifié. Bien que vénérant Jésus, ils ont réinterprété son enseignement et sa promesse de sauver le monde selon leur lecture des prophéties bibliques (Livre d’Isaïe, d’Ezechiel et particulièrement Livre de Daniel) : promesse du rétablissement de la royauté en Israël, de sa suprématie à venir sur les nations, telle que les méchants et les injustes seraient vaincus et que le mal serait banni de la terre. Selon ces messianistes exilés en Syrie, que les historiens ont appelé « judéonazaréens », Jésus aurait dû réaliser ce programme de son vivant mais en avait été empêché par la corruption d’Israël et de ses prêtres, par le dévoiement de la religion et par l’impureté du Temple : Dieu avait alors enlevé Jésus au ciel avant la crucifixion en attendant que des circonstances plus favorables permettent son retour et la réalisation des prophéties.

Depuis leur exil, vécu comme un temps de purification, les judéonazaréens ont précisé leur doctrine au cours des premiers siècles. Pour eux, Jésus devait redescendre sur terre (sur le Mont des Oliviers, à Jérusalem), prendre la tête des armées des « purs » pour libérer Jérusalem, rebâtir le Temple, rétablir le royaume d’Israël et régner sur le monde. Devant l’absence manifeste du retour de Jésus, imputée selon eux à l’impureté spirituelle du peuple hébreu (y compris des judéochrétiens), et à la mainmise romaine puis byzantine sur Jérusalem, ils en sont progressivement venus à se croire les instruments du salut politique du monde en portant eux-mêmes le projet guerrier de conquête d’Israël et de relèvement du Temple. Ils espéraient ainsi provoquer le retour du messie, de sorte qu’il prenne la tête des armées des purs, éradique les injustes et établisse les judéonazaréens comme maîtres d’un monde terrestre délivré du mal, un monde parfait régi par la loi de Dieu.

Dans l’impossibilité de parvenir par eux-mêmes à réaliser leur entreprise de conquête de Jérusalem, les judéonazaréens exilés en Syrie ont cherché à exploiter le potentiel militaire des tribus arabes, en commençant par leurs voisins arabes chrétiens. Ils les ont embrigadés dans leur projet en formant des prédicateurs de langue arabe pour transmettre la doctrine messianiste. Ils se sont appuyés pour cela sur leur supposée parenté commune par Abraham : selon la Bible, les Juifs en descendaient par Isaac, mais c’est uniquement dans le Livre des Jubilés, un écrit apocryphe typiquement judéonazaréen du début de notre ère, que l’on peut lire que les Arabes descendraient d’Ismaël, l’autre fils d’Abraham.

Parmi ces Arabes de Syrie (on a retrouvé les témoignages de leur présence dans la région de Lattaquié) ont émergé des prédicateurs instruits dans la foi nazaréenne : Waraqa Ibn Nawfal, un « prêtre nazaréen », qui, selon les traditions islamiques elles-mêmes, aurait eu une influence déterminante sur Mahomet, puis ce dernier. Celui-ci exhortait à la reprise de la terre sainte d’Israël et prêchait le retour imminent du « Messie Jésus » auprès des Arabes

Dans l’impossibilité de parvenir par eux-mêmes à réaliser leur entreprise de conquête de Jérusalem, les judéonazaréens exilés en Syrie ont cherché à exploiter le potentiel militaire des tribus arabes, en commençant par leurs voisins arabes chrétiens. Ils les ont embrigadés dans leur projet en formant des prédicateurs de langue arabe pour transmettre la doctrine messianiste. Ils se sont appuyés pour cela sur leur supposée parenté commune par Abraham : selon la Bible, les Juifs en descendaient par Isaac, mais c’est uniquement dans le Livre des Jubilés, un écrit apocryphe typiquement judéonazaréen du début de notre ère, que l’on peut lire que les Arabes descendraient d’Ismaël, l’autre fils d’Abraham.

Parmi ces Arabes de Syrie (on a retrouvé les témoignages de leur présence dans la région de Lattaquié) ont émergé des prédicateurs instruits dans la foi nazaréenne : Waraqa Ibn Nawfal, un « prêtre nazaréen », qui, selon les traditions islamiques ellesmêmes, aurait eu une influence déterminante sur Mahomet, puis ce dernier. Celui-ci exhortait à la reprise de la terre sainte d’Israël et prêchait le retour imminent du « Messie Jésus » auprès des Arabes chrétiens, préalable à la conquête du monde et à l’éradication du mal sur la terre. C’est dans ce sens qu’il fut qualifié de prophète par certains témoins juifs contemporains. Il devint un chef militaire des Arabes ralliés aux judéonazaréens, et un de leurs principaux prédicateurs (selon des témoignages contemporains). Il semble qu’il ait pris part avec d’autres Arabes à l’invasion des Perses de 614 et à leur conquête de Jérusalem, dont les judéonazaréens ne tirèrent aucun bénéfice. Il connut la défaite face aux Byzantins à Muta, en 629 près du Jourdain, dans une tentative de conquête de la terre d’Israël ; il mourut peu après. Arabes et judéonazaréens réussirent à prendre Jérusalem en 638, sous le calife Omar, et à y reconstruire le Temple pour faire revenir le messie. L’alliance judéoarabe ne survivra pas à la déception de cet espoir ; elle n’en fut pas moins l’embryon à partir duquel se développera le futur Islam.

Jérusalem a été prise en 638 par les Arabes conduits par les judéonazaréens. Malgré la reconstruction du Temple, selon les témoignages contemporains (le pèlerin Arculfe, le patriarche Sophrone), et le rétablissement du culte et des sacrifices, le « Messie Jésus » n’est pas revenu. Les Arabes se sont alors retournés contre leurs maîtres en religion, en ont massacré les chefs et banni les autres. La condamnation des judéonazaréens est allée jusqu’à chercher à détruire toute trace de leur influence auprès des Arabes, jusqu’à la destruction de leurs textes religieux (Torah, Evangile, et lectionnaire – ou « coran » en arabe), jusqu’à l’effacement même du nom qu’ils portaient (nasârâ, nazaréens en arabe) qui a été détourné de son sens premier pour désigner d’office les chrétiens.

S’est alors ouverte une terrible période de guerre civile, où les Arabes ont cherché une justification religieuse à leurs prétentions au pouvoir et à leur conviction rémanente d’avoir été choisis par Dieu pour dominer la terre entière. Des oppositions entre factions, du jeu de surenchère auquel elles se sont livrées pour rivaliser de légitimité religieuse, sont nés les premiers concepts de l’islam :

‐ Rôle de lieutenant de Dieu sur terre du calife, reprenant celui qui était escompté de la part du « Messie Jésus » ;

‐ Livre sacré arabe (lectionnaire, c’est-à-dire « coran » en arabe) composé progressivement à partir des textes-brouillons et aide mémoires des prédications judéonazaréennes en langue arabe rassemblés par les premiers califes dans cette optique ;

‐ Création d’un lieu saint entièrement arabe (La Mecque, sous le calife Muawiya) ;

 ‐ Révélation spécifique de Dieu au peuple arabe en langue arabe ;

‐ Exhumation de la figure de Mahomet, entre-temps tombée dans l’oubli car rappelant trop l’époque judéonazaréenne, pour instrumentaliser son image de chef arabe premier, justifier l’autorité des prétendants au pouvoir et expliquer l’origine du livre sacré.

Cette surenchère a exigé un travail d’annihilation des témoignages discordants, des opposants politiques et religieux et des textes non conformes : la quasi-totalité des textes arabes de cette époque a ainsi disparu, et les versions successives des corans ont été systématiquement brûlées. Parallèlement, un travail de réécriture et de réinterprétation des témoignages restants (et en particulier du texte coranique au fur et à mesure de son édification) a été mené dans le sens voulu par les nouveaux maîtres arabes. Un travail qui s’est poursuivi encore longtemps après, jusqu’aux 10e-11e siècles environ.

Ballotté par les tourments de la guerre civile, le primo-islam des premiers califes n’était pas encore structuré comme religion nouvelle, mais présentait déjà quelques uns de ses traits fondamentaux : la conviction messianiste d’avoir été choisi par Dieu pour dominer la terre et y établir Sa loi (moteur des conquêtes), la dynamique de reconstruction a posteriori de son histoire, de son discours et de sa légitimité, et l’état permanent de guerre civile entre factions musulmanes.

Le calife Abd al-Malik a mis fin à la guerre civile par sa force militaire, et imposé aux Arabes son propre corpus religieux en s’appropriant les inventions du primo-islam. Il s’est posé en chef absolu des Arabes, lieutenant de Dieu sur terre, et maître des autres croyants en affirmant la suprématie de l’Islam sur les autres religions.

C’était le sens de la construction du Dôme du Rocher (vers 692) et de ses inscriptions affirmant le prophétisme de Mahomet. Les califes successeurs ont alors fait composer et structurer la théologie islamique, le récit légendaire de l’apparition de l’Islam et de la figure prophétique de Mahomet. C’est ainsi qu’ils ont justifié leur domination politique totale, jusqu’à la reprise du nom d’Islam (« soumission », terme apparaissant au 8e siècle) pour qualifier le mouvement politico-religieux messianiste nouveau des Arabes, qui s’ouvre alors à l’universel avec le transfert du pouvoir de Damas à Bagdad. L’histoire réelle, l’alliance avec les judéonazaréens, les origines géographiques syriennes, les racines juives et syriaques du texte coranique ont été presque totalement occultées par leur réinterprétation dans ce nouveau milieu persan, au service de la structuration de l’empire musulman et du pouvoir califal.

Le Coran, constitué à partir des écrits de prédication des judéonazaréens à destination des Arabes, a été peaufiné par les scribes sous l’autorité des califes : il a été adapté à partir du malléable squelette consonantique (sans diacritisme, c’est-à-dire sans les accents permettant de distinguer les consonnes entre elles), légué par les premières « collectes du Coran », à mesure que se formait le discours canonique des origines obligeant précisément à l’interpréter. Dans une logique de cercle vicieux, le texte coranique a été lu et manipulé en fonction de ce qu’exigeaient les traditions fabriquées qui, elles-mêmes, voulaient s’appuyer sur le Coran. C’est ainsi qu’ont été établies les traditions musulmanes : la première biographie normalisée du « Prophète », la Sîra, composée au 9e siècle, soit 200 ans après les faits supposés (tous les écrits antérieurs ayant été détruits), les recueils de hadiths (ou dires de Mahomet complétant la révélation coranique), l’histoire sainte des premiers califes validant la conservation inaltérée du Coran, et d’autres écrits exaltant les conquêtes, rédigés sous l’autorité absolue des califes de Bagdad, qui y trouvaient la justification de leur pouvoir et de leur conduite, calquée sur celle prêtée à Mahomet.

Cette période de l’établissement de l’Islam a marqué l’histoire par la constante opposition de factions autour de la formation d’une religion qui constituait la clé de l’exercice du pouvoir : oppositions sunnites et chiites, partisans et opposants des nouveautés introduites par les califes, partisans d’un « Coran créé » et d’un « Coran incréé », écoles juridiques issues des diverses interprétations du texte normatif du Coran et des jurisprudences qui en ont découlé … Devant les dangers pour la cohésion de l’empire, le pouvoir califal a décidé l’arrêt de l’effort d’interprétation de la religion à la fin du 10e siècle, ce qui en a figé les contours dans les modalités que nous voyons toujours aujourd’hui. Depuis, l’opposition entre musulmans s’est perpétuellement poursuivie, mais une certaine unité s’est toujours formée lorsque le projet messianiste était en jeu, que ce soit pour aller envahir des territoires nouveaux, défendre l’intégrité de l’Islam, ou pour mater les révoltes des esclaves et des populations non-musulmanes « soumises ».

On le voit, cette réécriture de l’histoire des origines de l’islam basée sur les recherches scientifiques sérieuses  les plus récentes et étayées des preuves les plus solides est très cohérente et permet de répondre à toutes les questions posées dans l’introduction. Elle nous permet également de considérer …

Jean-Pierre

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